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Marie-Rose au couvent

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III
JOUR DE RENTRÉE

Anne de Thézy boutonne le tablier d’escot tout neuf ; puis elle le tire par le bas, y donne quelques tapes pour lui faire perdre un peu d’apprêt et dit :

— La ceinture, maintenant.

Marie-Rose, très fière, mais d’une fierté un peu recueillie, tend une longue tresse de laine vert foncé terminée par deux glands.

— Faites bien attention, ma petite fille…; là, sur l’épaule gauche…, non pas remontée dans le cou…, ni glissant sur le bras, ce qui est tout aussi laid, mais bien d’aplomb…, le sautoir ni trop tendu ni trop lâche…, un tour de taille et le nœud à double rosette avec les deux pans sur le côté droit. Vous avez compris ?

— Oui, Anne.

— A la façon dont elle porte sa ceinture, on juge tout de suite une pensionnaire. Vous voilà donc consacrée Verte… Je suis sûre que vous allez me faire honneur.

— Oui, Anne.

— Embrassez-moi ; vous êtes une bonne fille quand vous le voulez… Qu’allez-vous faire, maintenant ? votre classe doit être fermée, les petites « Croix de par Dieu » ne rentrent que demain matin.

— J’ai vu Stéphanie Boucheron.

— Mais Stéphanie doit être chez les Bleues avec sa sœur. On ne peut pas immobiliser une maîtresse exprès pour vous deux. Voulez-vous venir avec moi ? Vous m’aiderez à ranger mon pupitre.

— Oh ! je veux bien, Anne.


Anne introduit sa fille dans la classe violette.

— Je vous présente une nouvelle pensionnaire, dit-elle.

Après une minute d’examen, cette exclamation part de tous les coins :

— Marie-Rose !… non, ce n’est pas possible !…

On a si bien pris l’habitude de la considérer comme un bébé qu’on a du mal à se la représenter dans sa nouvelle incarnation.

— C’est maintenant une grande personne, explique Anne, elle aura bientôt cinq ans.

— Et elle a l’air joliment sage.

Le fait est que le tablier qui l’engonce un peu, la ceinture qui lui serre l’épaule, ce titre officiel de Verte qui lui appartient désormais : tout cela donne à Marie-Rose un petit air réfléchi qui la change entièrement.


On est très en l’air dans toutes les classes.

Après les congratulations mutuelles, les poignées de main et les embrassades ; après le récit schématique des vacances, il faut songer aux affaires sérieuses, c’est-à-dire à l’installation et au rangement du matériel.

C’est une allée et venue continuelle des études à l’« armoire », de l’« armoire » aux études. Les nouvelles de chaque division reviennent avec des paquets de livres neufs ; les anciennes se contentent de provisions de papeterie ; mais tout le monde est pressé, tout le monde veut être servi en même temps, et il en résulte quelque désarroi.

Les religieuses n’en paraissent point très mécontentes. Pour un jour de rentrée, elles préfèrent un peu d’animation, voire même de bousculade, à une trop grande sagesse. La transition est ainsi moins pénible entre la liberté dont on vient de jouir et la discipline qu’il va falloir reprendre.

Le tohu-bohu a gagné jusqu’à la classe violette. On s’y agite beaucoup, on y parle très fort et la petite sœur Moutier, qui « garde » pendant que les maîtresses sont au parloir appelées par les parents de leurs élèves respectives, est un peu débordée.

— Bon ! fait Anne de Thézy, j’ai deux « Pères de l’Église » et pas de grammaire générale. Marie-Rose, allez donc à l’« armoire » prier mère Saint-Boniface de me faire l’échange. Saurez-vous vous expliquer ?

Marie-Rose a beaucoup de mémoire ; elle parle très bien et s’exprime clairement. A l’admiration de toutes, elle répète, sans embarras, la difficile commission de sa petite mère.

— Attendez, Verte, ajoute Madeleine Charost, vous profiterez de l’occasion pour rendre ce « Pautex ». Un livre de Jaunes, je vous demande un peu, pourquoi pas un syllabaire ?

Au bout d’un instant, Marie-Rose revient avec une grammaire générale ; elle reçoit des remerciements et des éloges qui la rendent toute fière, et attend avec une impatience respectueuse que l’on réclame de nouveau ses bons offices.

— Heureusement que j’ai demandé avec insistance des « becs d’oiseau », prononce une voix fâchée. On m’a donné des « lances » que je ne peux pas souffrir, parce qu’elles sont trop dures. Petite Gourregeolles, faites-moi changer ces « lances » en « becs d’oiseau », à la rigueur en « têtes de mort ». Vous me connaissez bien… Geneviève Mourley.

La jeune pensionnaire commence tout de même à s’effarer sous le flot de connaissances nouvelles qu’on lui impose. Des lances ! des becs d’oiseau ! des têtes de mort ! tout cela dans le pupitre d’une Violette… Elle est bien étonnée quand on lui remet une simple boîte de plumes.


En descendant le grand escalier, hier encore silencieux et désert, aujourd’hui plein de mouvement et de tapage, Marie-Rose rencontre Berthe Aubugeau, une Bleue très délurée, qui l’examine avec une curiosité indiscrète.

— Mais c’est Marie-Rose que voilà en uniforme !… Ah bien ! c’est un événement, cela !… Venez donc que je vous « montre ».

La porte des Bleues est en face de l’escalier ; il n’y a qu’un pas à faire pour la présentation.

— Devinez qui c’est, la Verte toute neuve que je vous amène ?… Gourregeolles…

— Faites voir ? crie-t-on à l’envi.

Marie-Rose se trouve un peu humiliée d’être accueillie en phénomène. Mais la situation se dénoue rapidement. La maîtresse intervient avec vivacité.

— Reconduisez cette enfant où vous l’avez prise. On est assez dissipé comme cela.

Cette fois, Marie-Rose se fâche tout rouge. Après l’avoir considérée en bête curieuse, voici qu’on la traite en colis encombrant.

D’une voix perçante qui domine la rumeur, elle prononce avec un dédaigneux orgueil :

— Je suis chez les Violettes, je fais leurs commissions.

Non, mais ces Bleues qui se croient quelque chose d’important.


Les pensionnaires sont maintenant dans la cour aux Terrasses, réunies en groupe serré autour de la mère Préfète qui passe en revue son jeune bataillon.

— Qui est-ce qui manque encore ?… chez les Blanches ?…

— Frédérique Berthaud.

— Chez les Rouges ?…

— Germaine Aubry et Marguerite Toutain.

— Le monde de la culture à ce que je vois.

— Tant qu’il restera un gâteau en ville…

— Comment Gilberte, voilà que vous manquez de charité pour le premier jour… Allons, qu’on me raconte ce que l’on a fait pendant les vacances… Antoinette…

— De l’équitation, ma mère, tous les jours et par tous les temps.

— C’est très bien, cela… Anne aussi, je suppose ?…

— Oui, mère Assomption, et très souvent avec Antoinette, dont le frère est à Saumur.

Mère Saint-Boniface, présente au rapport, lève les yeux au ciel avec indignation.

— Et Geneviève ?

— Je suis allée dans le Berry chez ma nourrice et j’ai gardé les moutons avec ma sœur de lait.

— Bon ! voilà encore des vacances bien employées.

Les comptes rendus se poursuivent sans que la mère Préfète soit obligée d’interroger. Il arrive même que l’on parle plusieurs à la fois.

L’une a passé six semaines à Brighton, chez Lizzie Acford, une ancienne compagne du couvent. L’autre a accompagné sa mère à La Bourboule. Une troisième a fait les vendanges en Bourgogne. Les petites Champbourg ont canoté avec leurs frères et leurs cousins.

La mère Saint-Boniface, que deux heures d’« armoire » ne poussent pas à la tolérance, prend sa mine la plus revêche, la plus exaspérée. Passe encore pour la vendange et les moutons,… mais l’équitation !… le canotage !… les cousins !… Oh ! les cousins ! si l’on pouvait les exterminer jusqu’au dernier…

La mère Préfète, qui devine ces pensées, dit, en manière de réfutation préventive :

— Mais voyez donc les bonnes mines qu’elles nous rapportent… Et vous, Isabelle, qui n’avez rien dit ?…

— J’ai aidé ma cousine Trêves à broder une nappe d’autel.

— C’est pour cela que vous rentrez avec une figure de papier mâché. Et, dans quelque temps, ma cousine Trêves nous encombrera de médicaments variés pour « cette pauvre Isabelle bien pâle, bien délicate… » Si vous couriez au grand air, vous n’auriez pas besoin de pilules… Je suis sûre qu’il y a encore dans votre poche quelque dentelle en chantier…

Docilement, Isabelle exhibe un tout petit paquet blanc dont la vue cause une hilarité générale.

— C’est de la frivolité, explique-t-elle sur un ton d’excuse.

— Un nom bien choisi… Mais, ma petite Isabelle, c’est une maladie chez vous. Je vais vous faire surveiller, et si vous ne jouez pas consciencieusement aux récréations, je vous enverrai pendant les heures de couture, travailler aux jardins avec la bonne sœur Saint-Éloi.

Et, se tournant vers la surveillante générale qui est manifestement d’un avis contraire :

— J’aime bien, moi, quand il y a dans les familles des garçons pour secouer un peu ces petites demoiselles.


La nuit commence à tomber, et la mère Assomption se méfie de ce premier crépuscule. Elle craint qu’il n’apporte la tristesse.

— Allons, mes petites filles, dit-elle d’un air engageant, assez causé. Que l’on organise quelques défilés de « rubans ».

L’entrain n’est pas considérable, mais on obéit.

C’est nous qui sommes les rubans blancs.
Nous demandons pour compagnons
Les rubans bleus, les rubans bleus,

chante-t-on en rythmant la marche.

Tout d’abord, la course est un peu molle, les voix un peu sourdes. Mais, petit à petit, le pas devient plus ferme et le ton plus clair. Des rires éclatent pour un accroc au défilé, une chute sans conséquence, pour rien. Il n’y a pas de mélancolie qui résiste à une partie de « rubans » bien organisée.


Le souper de rentrée manque de gaieté. Entre la salle à manger familiale bien close, doucement éclairée, et le grand réfectoire aux recoins sombres ; entre la nappe, douce au contact, la faïence gaie, les cristaux étincelants, et le marbre dur, la porcelaine d’un blanc cru, les timbales un peu bossuées ; entre la causerie joyeuse des dernières semaines et le silence monacal auquel il faut brusquement s’astreindre, la comparaison est trop désavantageuse.

Le menu habituel ne subit aucune addition, aucun changement.

A huit heures, le dortoir froid où tremble une veilleuse reçoit les petites filles, choyées depuis six semaines.

Certes ! on aime bien le couvent, on est heureux de se revoir et de revoir les bonnes mères ; mais il y a un moment de défaillance. De beaucoup de « coins » partent des bruits discrets de mouchoirs ; bien des chevets sont mouillés de larmes.


Les parents s’insurgent quelquefois contre ce passage brusque d’une liberté joyeuse à la discipline inflexible, et réclament une petite fête de rentrée. Mais l’autorité ne veut rien entendre.

— La règle est la règle, dit-on ; elle ne supporte aucune atténuation. La vie n’est-elle pas elle-même implacable et sans souci de transitions ? Il vaut mieux que nos filles s’accoutument au devoir, alors que le devoir est relativement doux et facile.

Les enfants ont l’habitude de ce ferme langage ; et si quelques-unes pleurent, aucune ne murmure.

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