Marie-Rose au couvent
III
L’UNIFORME
Le règlement du trousseau et de la garde-robe est bien fait pour plonger dans une surprise voisine de l’ahurissement les familles n’ayant encore jamais eu maille à partir avec une communauté religieuse.
Ce règlement doit dater de la révérende mère Marie-Alix, première supérieure de l’Ordre et qui vivait au dix-septième siècle. Sans doute on y a bien apporté quelques modifications de détail, mais si discrètes et si rares que cela ne vaut pas dire. Le fait est que Marie-Rose et ses compagnes sont habillées, à peu de chose près, comme étaient leurs grand’mères.
… Chemises en toile blanchie sur le pré, de forme très montante, avec des manches à gousset tombant plus bas que le coude.
Fichu de mousseline blanche pour le jour ; pointes en jaconas fond blanc pour la nuit.
Bonnet de nuit en indienne claire de forme dite « calipette », etc.
Quand les mères se sont demandé avec inquiétude dans quels magasins elles trouveront le jaconas, l’organdi, la levantine, la bisonne et autres étoffes inconnues du grand public, et quelles ouvrières seront assez habiles pour confectionner des calipettes, des pointes de cou et des manches à gousset conformes aux indications, elles apprennent, à leur grand soulagement, dans le dernier article, qu’on peut trouver le tout à l’ouvroir de l’orphelinat.
L’uniforme est dit noir et rose. Mais combien de noir pour si peu de rose !
La robe d’été en orléans (on prononce orléanse), à jupe paysanne et corsage à la Vierge avec une guimpe de nansouk ornée d’une petite dentelle encadrant bien le cou, est certes passée de mode, mais tout de même pas trop ridicule. On n’en saurait dire autant de la robe d’hiver : jupe plate devant, à plis plats derrière, corsage plat, manches plates dépassant le poignet : tout est l’aplatissement. Et la mère Saint-Boniface à qui, en sa qualité de Surveillante générale, incombe la responsabilité de la tenue, veille à ce que le règlement, sous ce chef, soit strictement observé.
La mère Saint-Boniface a une esthétique qui lui est propre et dont la ligne droite forme l’élément principal : ligne droite de l’épaule à la hanche, ligne droite de la nuque aux talons, ligne droite partout.
Il faut l’entendre, quand elle assiste aux essayages, répéter du ton aigrement suppliant qui lui est ordinaire :
— Montez les pinces, ma sœur Saint-Félix, montez les pinces…
Ou encore :
— Du large à la ceinture, beaucoup de large.
La première de ces recommandations a pour but de tasser la poitrine, la seconde de dissimuler l’amincissement naturel de la taille. La mère Surveillante n’a cure de l’anatomie pourvu que la bonne tenue soit sauvegardée.
Mais il y a des natures indociles qui s’épanouissent où et comme il leur plaît ; et la mère Saint-Félix, qui a du bon sens, accepte ce qui lui semble inévitable. Aussi, est-ce avec une imperturbable philosophie qu’elle répond aux objurgations de la mère Saint-Boniface :
— C’est comme ça… c’est comme ça, ma pauvre sœur, quand on dirait…
Il y a encore ceci que, en sa qualité de maîtresse de l’ouvroir, elle ne tient pas à ce que la mauvaise façon de ses robes lui attire le blâme des familles.
Le vêtement d’hiver est un talma. Dans le monde, il y a longtemps que ce genre de confection porte le nom de pèlerine ; mais, au couvent, on demeure fidèle aux vieilles appellations ; et l’on continue à dire talma sans se douter que ce mot évoque tout ce qu’il y a de moins édifiant : un comédien !… les planches !…
On ne se doute pas non plus que le nom de pardessus d’été donne lieu, dans le profane, à des interprétations plaisantes. C’est une sorte de jaquette très peu serrée à la ceinture, assez néanmoins pour mériter d’être appelée « pince-taille ». Les religieuses, pas plus que les enfants, ne songent à s’étonner de ce mot auquel elles sont habituées ; mais les non initiés s’en amusent fort. Marie-Rose en fit l’expérience.
Comme elle oubliait aisément les commissions dont on la chargeait pour sa grand’mère, elle les faisait dès que cela lui passait par la tête, peu importait le moment.
Un jour donc, au déjeuner de famille où assistaient ses frères, ses cousins et quelques amis d’iceux, elle dit à brûle-pourpoint :
— Bonne maman, la mère Sainte-Clotilde dit que les manches de mon pince-taille sont un peu courtes et usées du bout. Elle demande dans quelle mesure tu autorises la réparation.
Il y eut autour de la table des exclamations de surprise amusée.
— Ton quoi ?… répète un peu, Marie-Rose.
— Mon pince-taille, reprit l’enfant avec une ingénuité parfaite.
Cette déclaration fut accueillie par un rire général auquel la grand’mère coupa court en disant avec son calme un peu sévère :
— Eh oui ! son pince-taille… C’est le nom de leur vêtement d’été, que trouvez-vous d’extraordinaire à cela ?
Les garçons virent qu’il était séant de clore le débat et ils se turent. Mais, une fois seuls, ils s’égayèrent beaucoup de cette idée d’appeler « pince-taille », un vêtement de petite pensionnaire.
— Il n’y a vraiment que des religieuses ignorant tout de la vie pour avoir de pareilles inventions…
Quant à Marie-Rose, ce ne fut que bien des années plus tard, en relisant son journal de fillette, qu’elle saisit le jeu de mots.
La pièce d’uniforme la plus extraordinaire est certainement le chapeau.
A cette époque, il y avait dans le monde, trois catégories principales de chapeaux : le chapeau rond, le chapeau fermé, la capote.
Au couvent, on a décrété que le chapeau rond est tout juste bon à garantir les enfants du soleil pendant la récréation, qu’il n’est pas digne de figurer à la chapelle : il donne une allure trop évaporée. La capote est tout de même un peu « bonne femme ». On a beau avoir renoncé aux pompes de Satan pour soi et pour autrui, cela ne va pas jusqu’à déguiser les petites filles en grand’mères. On prend donc le moyen terme qui, dans l’espèce est le chapeau fermé.
Ce chapeau que l’on désigne encore, avec plus d’exactitude que de révérence, sous le nom de cabriolet, emboîte complètement la tête et les oreilles, se termine derrière par un bavolet de soie et s’attache sous le menton par de larges brides de ruban. Le creux de la passe est comblé par une ruche de blonde où se nichent des roses-pompon.
Les brides du chapeau, le bavolet, les fleurs, plus un tour de cou pour les dimanches, constituent la partie rose de l’uniforme. Tout le reste est noir, sauf pourtant les bas qui sont blancs en toute saison.
Le chapeau d’été est en paille d’Italie ; celui d’hiver est en peluche. Mais, par peluche, il ne faut pas entendre cette étoffe soyeuse et lisse que tout le monde connaît ; non, c’est une étoffe bizarre, à poils ternes, rudes, hérissés, une étoffe hirsute, pourrait-on dire, et qui semble fabriquée tout exprès pour le couvent. Chaque année, à la Toussaint, lorsqu’on reprend l’uniforme d’hiver, le bruit renaît que l’on utilise ainsi les vieux bonnets à poil des grenadiers de l’Empire dont le couvent a acheté un stock considérable au moment de la Restauration.
A tout prendre, ce n’est pas plus laid qu’autre chose, ce petit minois que l’on aperçoit au fin fond du chapeau cabriolet nimbé de blonde légère avec la note gaie des roses-pompon. Mais cette coiffure donne la dernière touche à l’uniforme rococo, désuet, suranné qui fait appeler nos pensionnaires « les petites 1830 » quand elles sont en troupe, et « Madame Adélaïde » quand elles sont isolées.