Marie-Rose au couvent
IV
QUELQUES FÊTES
Pâques fleuries. — On aime beaucoup la fête des Rameaux au couvent. C’est le premier jour de la semaine sainte, temps de cérémonies nombreuses et inaccoutumées qui vont amener une agitation quotidienne et des dérogations multiples au règlement. Mais c’est aussi un temps de recueillement et de réconciliation générale.
La tenue se ressent de ce double courant. On est en l’air, mais sans désordre et sans dissipation. Le ton dominant est la cordialité avec une pointe d’attendrissement.
Les dames pensionnaires elles-mêmes ont un petit air guilleret qui s’arrange bien avec la toilette de demi-saison qu’elles inaugurent ordinairement ce jour-là ; et elles causent volontiers avec les pensionnaires qu’elles rencontrent.
— Vous savez, dit la vieille Mlle Boudru à un groupe de Bleues, le temps qu’il fait à l’Adoration de la Croix est le temps qu’il fera les trois quarts de l’année. Ainsi donc, regardez bien à ce moment-là de quel côté est tournée la girouette.
— Oui, interrompt la mère Saint-Jacques, qu’elles s’en avisent !… que j’en voie une lever le nez pour reconnaître le vent !…
Au commencement de la messe on se rend, en file indienne à la grille du sanctuaire pour chercher les branches de laurier qui, au couvent, remplacent le chétif bouquet de buis en usage dans la plupart des paroisses. M. l’abbé présente à chacune la tige bénite que l’on baise dévotement avant de la prendre. Il y a toujours quelque nouvelle ou quelque petite qui se trompe et baise la main de M. l’abbé au grand scandale ou à la grande joie de ses voisines immédiates. Les lauriers sont nombreux et prospères dans le pays, aussi ne regarde-t-on pas à l’ampleur des branches. Rien de joli comme ce bois vert et mouvant qui remplit la chapelle.
La procession parcourt les Capucins, monte l’Allée aux Coudres, puis s’étale sur la magnifique esplanade plantée de vieux noyers où l’on adore la Croix… sans trop penser aux girouettes. Toutes, même les petites, chantent à pleine voix : Gloria, laus et honor.
L’Attolite portas, avec les trois coups frappés du bâton de la croix, impressionne toujours les enfants ; et, une fois, la petite Germond fondit en larmes parce qu’« on avait mis le bon Dieu à la porte ».
Les Ténèbres. — « Mes enfants, l’office que nous allons célébrer pendant trois jours sous le nom de Ténèbres s’appelait autrefois Nocturnes, parce qu’il se chantait la nuit. Le chandelier triangulaire aux quinze lumières que l’on éteint l’une après l’autre à la fin de chaque psaume est le dernier vestige d’un antique usage qui voulait que dans les offices de nuit on soufflât les cierges au fur et à mesure que le jour paraissait. Le quinzième cierge que l’on cache un moment derrière l’autel signifie celui que l’on conservait pour rallumer la lampe qui doit toujours brûler devant le Saint-Sacrement. Le bruit que l’on fait pendant cette courte éclipse est encore une survivance du vieux temps. En effet, c’est en frappant la stalle avec son livre que l’officiant donnait le signal du départ.
« Maintenant, écoutez-moi bien. Quoique je respecte infiniment les traditions de l’Église catholique, je vous prie de ne les suivre que de très loin en ce qui concerne le tumulte ; trois coups discrets frappés sur l’appui-main avec le médius replié sont amplement suffisants. Il est interdit de taper des pieds ; il est non moins interdit de se servir d’un manche de canif, d’un dé, à plus forte raison d’un caillou. Les poches suspectes seront explorées avant l’entrée de la chapelle. »
Ainsi parle, chaque année, la mère Préfète aux Billets de Pâques fleuries.
— Marie-Rose, veuillez retourner votre poche.
La mère Saint-Boniface a son air le plus Surveillante générale, un air qui signifie clairement : « Ah ! ah ! mademoiselle, nous allons donc vous prendre en faute…, et vous tancer…, et vous punir… Et ce sera justice, comme on dit au Palais. »
Marie-Rose a bien envie de se rebiffer, non parce que, Blanche déjà, on la traite comme une Bleue, mais parce qu’elle déteste le soupçon. Il aurait été beaucoup plus simple de lui dire :
— Marie-Rose, vous n’emportez aucun instrument de vacarme, au moins ?
Elle n’aurait pas menti, ni résisté, elle aurait remis sans protestation le corps du délit, — en admettant qu’il en existât — car elle est dans ses bons moments. Chaque année, quand revient la Semaine sainte, elle éprouve de sérieuses velléités de sagesse.
Elle a gardé pour Jésus-Christ le grand amour de son enfance. L’Évangile de saint Mathieu, lu à la messe des Rameaux, suffit à la faire rentrer en elle-même ; et elle accepte, à titre expiatoire, toutes les mortifications qu’il plaît à la Providence de lui envoyer par l’entremise de la mère Saint-Boniface.
C’est donc avec une docilité parfaite qu’elle retourne sa poche dans laquelle ne se trouve aucun objet prohibé. La mère Saint-Boniface regarde Marie-Rose avec méfiance. Il lui semble très extraordinaire qu’elle n’ait point mis à profit cette occasion de faire du tapage, et plus extraordinaire encore qu’elle s’exécute sans raisonner.
— Souvenez-vous, mademoiselle Gourregeolles, que je vous surveille de près…, de très près… et que la moindre infraction aux ordres sera sévèrement réprimée.
Bien que Marie-Rose ait la menace en horreur, elle ne se départ pas de sa résignation exemplaire, et quitte la mère Saint-Boniface avec une révérence profonde où l’œil le plus hostile ne saurait découvrir l’ironie.
Marie-Rose entre donc aux Ténèbres avec un ferme propos qu’elle croit à toute épreuve. Mais elle ne peut dépouiller complètement l’instinct d’observation et de déduction qui est le fond de sa nature. La manière dont chaque religieuse accomplit son office l’intéresse prodigieusement.
Pour l’extinction des cierges, la petite sœur Sainte-Hélène s’avance d’un pas résolu et top ! donne un coup si sec que la mèche en est écrasée. C’est comme cela que la mère Saint-Boniface devait procéder quand elle était novice. La bonne petite sœur Sainte-Agnès marche tout doucement, prend l’éteignoir tout doucement et le pose tout doucement sur le cierge, si doucement qu’il est encore rouge et fumant après qu’elle a regagné sa place. « Il n’achèvera pas le roseau à demi brisé et n’éteindra pas la mèche qui fume encore », pense Marie-Rose qui se sent pleine de sympathie pour cette jeune mansuétude. Sœur Sainte-Cécile, se sentant le point de mire de tout le Pensionnat, tremble très fort et exécute une série de fausses manœuvres qui l’obligent à baiser la terre. Seule, la petite sœur Sainte-Marthe opère avec une aisance grave et paisible qui remplit Marie-Rose de respect en lui faisant présager une future mère Assomption.
Voici encore des choses qui tirent la petite Gourregeolles de son pieux recueillement.
Les lamentations de Jérémie sont récitées par les mères Saint-François-Xavier, Saint-Boniface et Saint-Jacques, et chacune, suivant le caractère de la récitante, qui est très différent. Le Convertere final est larmoyant avec la première ; il sous-entend : « Oh ! oui, convertissez-vous ; sans cela, qu’est-ce qui nous arriverait, grand Dieu ! qu’est-ce qui nous arriverait ?… » A quoi la mère Saint-Boniface semble répondre, sur le ton menaçant qui lui est habituel : « Ah ! oui, convertissez-vous ; sans cela, gare le feu du ciel, la peste, la lèpre et autres fléaux que le Dieu de vengeance tient toujours en réserve pour châtier le crime. » Et la mère Saint-Jacques de riposter avec sa bonne brusquerie : « Mais oui, convertissez-vous, qu’on ait enfin la paix. »
Les trois leçons finales, tirées de saint Paul, appartiennent aux grandes dignitaires, qui sont la mère Préfète, la mère Assistante, la mère Supérieure.
En entendant la mère Sainte-Scolastique, on pense à la guimauve que les marchands de la foire étirent en bâtons. La voix file, traîne sans la moindre solution de continuité, les arrêts imposés se trouvant remplis par une sorte de chevrotement en sourdine qui relie entre elles toutes les phrases de l’épître. Par surcroît, la leçon s’accorde au mieux avec sa manière dolente : « Ego enim accepi… »
Tout au contraire, le ton de la mère Supérieure est sec, heurté, cahotant, la voix paraît sortir d’un moulin à café : « Itaque, quicumque manducaverit… »
La mère Assomption dit, d’une voix claire, avec une articulation très nette et un accent irréprochable : « Hoc autem præcipio… » Marie-Rose ne peut se défendre de penser que cette admonestation va si bien à son caractère droit, juste, courageux, qu’elle ne semble pas emprunter le verbe d’un autre. Elle parle ordinairement à ses filles comme saint Paul autrefois parlait aux Corinthiens. Et l’enfant songe avec un orgueil ému que, là encore, comme partout, comme toujours, sa maîtresse bien-aimée triomphe, qu’elle est supérieure à toutes.
Les offices de la quinzaine de Pâques ne sont pas contenus en entier dans les diurnaux, cependant bien complets dont se servent les pensionnaires. Il faut un livre spécial pour tant de cérémonies. Alors, en cette circonstance, on sort de la bibliothèque de la Communauté de très vieux livres d’heures imprimés en noir et rouge sur parchemin avec de belles enluminures à chaque page. La plupart sont magnifiquement reliés, de maroquin orné de dorures au fer, ou de basane filetée d’or. Quelques-uns sont si précieux qu’on les renferme dans des « boëtes à livres » de la même époque et presque aussi belles.
Parmi ces antiques bouquins, il y en a qui sont très rares et ont une valeur considérable, plus certes que les religieuses n’ont l’air de se l’imaginer. Autrement, elles ne se permettraient point certains amendements que les amateurs éclairés qualifieraient volontiers de profanation.
Les Heures sont habituellement dédiées à des monarques, des altesses, à tout le moins de grands personnages dont le portrait, en gravure sur bois, se trouve au commencement. Si le titulaire est un homme, il n’y a rien à redire ; le costume d’un militaire ou d’un seigneur n’étant pas fait pour scandaliser une religieuse ni une pensionnaire. Il en va tout autrement quand il s’agit d’une femme. Nos aïeules n’avaient pas les mêmes idées que nous sur la modestie ; et le décolletage ne les effrayait pas. Comment faire pour ménager à la fois la pudeur et les belles éditions ? Les autorités délibérantes s’en sont tirées en couvrant « ce qu’on n’a pas besoin de voir » de fines hachures au crayon ou même d’un bout de dentelle figurant une guimpe.
Il y a bien longtemps de cela, — les traits de crayon sont maintenant fondus, la dentelle est jaunie, — et les grand’mamans ont dû se faire autrefois les mêmes réflexions que se font aujourd’hui leurs petites-filles. La curiosité de quelques-unes est excitée, d’autres n’y voient que du feu, un petit nombre s’égayent, sans arrière-pensée du reste, de la précaution des religieuses. Comme si on ne savait pas bien ce qu’il y a là-dessous !… Et quel mal y a-t-il, je vous le demande ?…
L’eau bénite. — Le Samedi saint, on est de nouveau à la joie. Les autels, il est vrai, sont encore dépouillés et le Christ n’a point quitté le tombeau ; mais tout, dans les cérémonies, annonce que la résurrection est proche. Bénédiction du feu, bénédiction de l’eau, retour des cloches qui, bientôt, vont sonner en carillon : tout cela met de la gaieté dans l’air et dans les cœurs.
Au Jardin aux Chats, où l’on est réuni pour se mettre en rangs, on entoure, avec sympathie, un jeune bataillon en costume de gala. Le Samedi saint comporte le second uniforme, excepté pour les toutes petites, celles qui ont moins de sept ans et dont « les péchés ne comptent pas ». Ces innocentes ont le grand uniforme, c’est-à-dire, le plus beau chapeau, la plus belle robe avec la ceinture de soie.
Le motif de cette distinction : elles doivent recevoir la première eau bénite ; et, pour cela, seront rangées tout près de la grille du sanctuaire. Il faut faire honneur au bon Dieu et avoir bonne tenue aux yeux de l’assistance, toujours très nombreuse, de la chapelle du monde.
Les grandes s’affairent autour de leurs filles, passent les ongles en revue, rectifient un nœud, redressent une coque de chapeau, s’assurent que les bas sont bien tirés et les souliers correctement lacés ; elles consolident la « queue de rat » ou le « petit balai » qui forment la coiffure de ces jeunes personnes ; car, à leur âge, on ignore l’élégance du « berceau ». Les autres donnent leur avis, aident au rangement par ordre de taille, font faire une répétition de démarrage, de défilé, de révérences.
C’est une tradition charmante du Pensionnat que cette sollicitude collective des anciennes pour leurs petites compagnes ; la meilleure, certes ! des écoles de maternité.
On s’occupe tout particulièrement de deux petites jumelles, Charlotte et Georgette Primois, qui sont délicieuses. Chacun éprouve à leur égard une fierté attendrie ; et M. l’abbé lui-même ne pourra s’empêcher de sourire quand il leur jettera l’eau bénite.
La réconciliation générale du Vendredi saint a laissé sur toutes les figures une expression de mansuétude et de paix. Si bien que la mère Préfète dit à celles des religieuses qui assistent à ces préparatifs de cérémonie :
— Mais voyez donc comme nos filles ont l’air sages.
— Oui, fait la mère Saint-Bernard, qui est la prudence, comme la mère Saint-Paul est la justice, savoir seulement ce qui restera de ces bonnes dispositions après huit jours de vacances.
— Elles seront retombées dans le désordre, c’est certain, affirme la mère Saint-Boniface.
— Bah ! riposte l’indulgente mère Saint-Jacques, c’est autant de gagné. Elles ne peuvent pas toujours être aussi tranquilles, les pauvres enfants ; il y aurait de quoi les rendre malades.
La Saint-Joseph. — Tout est en l’air au Pensionnat. On ne sait pourquoi, mais certaines fêtes amènent immanquablement le désordre — pas un désordre mauvais, non, un désordre très gai, tout simplement. Ainsi la Saint-Joseph.
Dès le réveil, on parle, on rit, on bouge plus que de raison. A la novice qui, au dortoir se plaint du brouhaha, une Jaune répond de la meilleure foi du monde :
— Mais on est toujours dissipé, ma petite sœur, à la Saint-Joseph, même les religieuses, et même M. l’abbé.
Le fait est que ce jour-là, M. l’abbé a coutume d’offrir à ses filles une tournée de « chemineaux chauds », sorte de pâtisserie du pays que l’on mange seulement en carême. Il vient même dans la cour de récréation manger le « chemineau chaud » qui lui est réservé ; et il convient de dire que ces agapes frugales n’ont rien de recueilli.
Mais le « chemineau » n’est pas seul cause de la dissipation habituelle. Le jour de la Saint-Joseph, on va en promenade…, parfaitement, à la promenade ; on foule le pavé de la rue, ni plus ni moins que des personnes ordinaires, tout comme si l’on n’était pas des « petites 1830 » en pince-taille de soie et capote à bavolet. Il est vrai que l’on rend visite à une Notre-Dame célèbre de la région, ce qui permet de baptiser la promenade pèlerinage. Mais c’est un pèlerinage un peu babillard.
Les « personnes du monde » ne chôment pas et le chemin est désert. Alors, pourvu que les rangs soient corrects, que l’on se tienne droit et que les voix ne sonnent pas trop clair sous la voûte formée par les grands ormes, les dames pensionnaires qui dirigent le petit bataillon ne se montrent pas trop rigoureuses.
Est-ce cette promenade inusitée au moment où le printemps renaît avec son cortège d’oiseaux jaseurs et de frondaisons nouvelles ?… Est-ce la brise du large qui fouette le sang et avive la peau ?… toujours est-il que la Saint-Joseph est une fête joyeuse et même un peu bruyante.
Noël. — Chose bizarre, Marie-Rose qui fut toujours très dévote à l’Enfant Jésus, n’a point gardé de Noël le souvenir radieux de certaines autres fêtes.
Le petit Jésus auquel on rend hommage, n’est pas celui auquel elle est accoutumée ; c’en est un autre que les pensionnaires trouvent, en général, beaucoup plus beau.
Celui-ci est logé dans une petite maison de verre que l’on place au fond de l’avant-chœur. Il est en cire, avec un teint de rose Bengale, des cheveux frisés et quatre petites dents. Il est vêtu d’une robe de satin garnie de dentelle, et la paille sur laquelle il repose est dorée.
Ce petit richard déconcerte Marie-Rose. Elle aime cent fois mieux le poupon rougeaud de Nazareth avec son maillot à la mode de la campagne et le béguin qui couvre sa tête chenue de tout petit. Elle sait bien que les nouveau-nés n’ont point tant de cheveux et qu’ils n’ont pas une seule dent. Et puis, l’Enfant Jésus était pauvre ; il n’avait pas de si belles robes, et la paille de sa crèche n’était point dorée.
Comme on ne va guère à Nazareth pendant l’hiver parce que les chemins sont boueux ou couverts de neige, Marie-Rose est forcée de se contenter du jeune hôte de la maison de verre ; mais c’est sans ferveur et elle n’est pas éloignée de le considérer comme un intrus.
Puis, en fin de compte, elle n’a pas besoin d’anniversaire pour fêter l’Enfant Jésus ; sa dévotion envers lui est de tous les jours. Ce n’est même pas sans quelque déplaisir, sans un vague sentiment de jalousie qu’elle voit la foule se mêler à un culte qu’elle s’imagine lui appartenir plus spécialement, et dont les autres n’ont habituellement aucun souci.
La première communion. — Aujourd’hui, Sous la Chapelle, il y a grande assemblée pour le « pardon ».
La mère Supérieure, assise dans une haute cathèdre, préside la cérémonie, aidée de la mère Préfète et de la Surveillante générale. A droite et à gauche, se rangent celles des religieuses, des novices et des sœurs converses qui ont affaire aux enfants, pour si peu que ce soit. Ce demi-cercle de robes noires constitue le fond de la scène. Les pensionnaires, en « second uniforme », le sarrau enlevé, les rubans de confrérie et les croix de mérite bien étalés sur la poitrine, forment deux longues rangées derrière lesquelles se placent les orphelines. On n’écarte que les toutes petites filles, celles dont la sensibilité n’est pas encore fixée et qui pleurent sans savoir pourquoi.
Au milieu de ce fer à cheval très allongé, les communiantes de demain sont debout : de si grandes coupables n’ayant pas le droit de s’asseoir.
Sur un signe de la mère Supérieure, la plus jeune se sépare du groupe, se met à genoux et prononce à haute voix en détachant bien chaque syllabe :
— Mère Supérieure, mes vénérées maîtresses, mes bonnes sœurs et mes chères compagnes, je vous demande pardon du tort que j’ai pu vous causer, de la peine que je vous ai faite, du mauvais exemple que je vous ai donné. Je vous supplie de prier pour moi, afin que je fasse une bonne première communion et que je me corrige dans l’avenir.
Tout d’abord, cela ne paraît rien, cette petite humiliation publique ; mais, répétée plusieurs fois au milieu de l’ordre et du silence solennels, elle produit un grand effet.
Cette année, l’année de Marie-Rose, il y a quinze communiantes, onze pensionnaires et quatre orphelines ; quinze paires de petits genoux touchent le carreau dur et froid, quinze jeune voix s’élèvent à tour de rôle pour implorer le pardon de fautes que l’on aurait pu croire des crimes, d’après le ton confus et repentant.
Puis la mère Supérieure ayant prononcé quelques paroles d’encouragement, on procède à la cérémonie du « baiser de paix ». Les communiantes font le tour de l’assemblée et embrassent tout le monde, depuis la mère Supérieure jusqu’aux sœurs converses, depuis les amies de cœur jusqu’à la plus modeste orpheline. Cela ne va pas sans beaucoup de larmes de part et d’autre, si bien qu’à la longue, la figure des pauvres pénitentes est toute salée.
Marie-Rose donne et reçoit le baiser de paix avec l’émotion qu’elle met à toutes les choses de sentiment. Pour elle, à ce moment, la mère Saint-Boniface est un modèle d’indulgence et Gagneur la plus aimable des compagnes ; la sœur cuisinière n’a point l’aspect graillonneux que certaines lui prêtent, et la bonne sœur Sainte-Claire n’a jamais senti le schiste.
Le lendemain, Sous la Chapelle a changé d’aspect. Sur des cordes tendues sont épinglées avec soin les robes de mousseline, les voiles nuageux, les légers bonnets de tulle. La longue table où, les jours de pluie, on joue aux dames, au loto, à l’oie, et que, pour la circonstance, on a recouverte d’une grande nappe, supporte les petits souliers blancs, les sacs de satin brodé, les ceintures de soie, les épingles à grosse tête de perle, les chapelets dans leurs écrins : tout l’attirail délicat et charmant des communiantes.
La mère Saint-Félix, maîtresse de l’ouvroir, aidée d’autant de grandes orphelines qu’il y a de sujets à habiller, procède aux derniers arrangements avec cette tranquillité des gens qui font tout à l’heure et que rien ne saurait mettre en déroute.
Une pensionnaire arrive accompagnée de son ancienne. Elle est en robe de dessous, une robe de percale blanche tombant sur les chevilles, avec une encolure très montante et des manches qui couvrent le poignet, quelque chose de modeste et en même temps de jeune, de frais, de pur qui charme dès l’abord.
La grande est toute prête. Elle sait bien qu’aujourd’hui elle ne s’appartient pas, qu’elle se doit toute à sa fille et qu’elle n’aura pas le temps de songer à elle-même.
— Bénard, avertit la mère Saint-Félix, voici Mlle Gourregeolles.
Sans hâte, avec des mouvements sobres et délicats, Bénard détache la robe de Marie-Rose et la lui passe sans y imprimer un seul faux pli. Ensuite elle pose la ceinture, puis le bonnet à ruche, et enfin le voile — besogne difficile qui demande beaucoup de soin et de dextérité. Ici se termine le rôle de Bénard, qui cède Marie-Rose à Mlle Le Faulq.
Celle-ci met au bras droit de sa fille le sac renfermant la bourse et le petit mouchoir brodé, au bras gauche le chapelet ; et elle lui présente le missel relié d’ivoire.
C’est le moment des effusions, et, dans presque tous les groupes, on échange des propos émus.
— Roberte, vous avez été très patiente avec moi, et je n’ai pas toujours profité de vos bonnes leçons. Mais je ne suis pas ingrate, je vous assure.
A côté :
— Marie-Antoinette, vous vous êtes donné beaucoup de mal pour me faire apprendre mon catéchisme, car j’avais la tête très dure ; aussi, je vais bien prier pour vous.
— J’ai fait ce que j’ai pu, ma petite Suzanne, et vous vous êtes montrée pleine de bonne volonté. Vous avez, certes, plus de mérite que moi.
Plus loin, l’attendrissement est à son comble :
— Je ne sais pas comment faire pour vous remercier, Bénédicte, je suis si… si…
L’orpheline de service intervient alors :
— Non, mademoiselle Trémisot, non, s’il vous plaît, ne pleurez pas ; vous allez tacher les brides de votre bonnet.
Alors, la mère Saint-Félix s’adressant à la foule :
— Je prie bien ces grandes demoiselles de faire attention en embrassant leurs filles ; les voiles ont beau être solidement attachés, un rien les déplace. Il serait peut-être préférable de ne pas s’embrasser du tout.
Les orphelines de corvée ont prestement fait disparaître tout vestige de toilette et Sous la Chapelle a repris sa tenue d’apparat.
Les communiantes, cierge en main, sont groupées en attendant leurs compagnes qui viennent les chercher pour aller en procession rendre visite aux hôtes de Nazareth. Car, au couvent, toutes les manifestations religieuses revêtent un cachet de grande politesse.
Les Vertes et les Jaunes sont très impressionnées. Quoi ! ce sont ces Bleues qui, hier encore, sautaient à la corde ou jouaient à cligne-musette, que voilà vêtues et traitées comme des reines !…
On tourne beaucoup la tête dans le jeune bataillon, et la mère Sainte-Thaïs a bien de la peine à former les rangs.
Marie-Rose est très contente de cette visite à Nazareth. Ce n’est pas tant à cause de la Sainte Vierge envers laquelle elle ne fut dévote que beaucoup plus tard, non plus pour saint Joseph qu’elle continue à traiter sans façon ; — pour ce dernier même, elle n’est pas éloignée de croire qu’elle lui fait une faveur en venant le voir dans sa toilette blanche. Non, toutes ses attentions, toutes ses grâces sont pour le cher Enfant Jésus qu’elle aime infiniment, tout comme au temps où elle lui portait des galettes et de petits cierges.
— Vous voyez, lui dit-elle en elle-même, c’est pour vous que je suis si belle.
C’est d’ailleurs le seul accès de coquetterie qu’elle eut dans toute cette journée.
Rien ne peut rendre la beauté du Chœur au jour de la première communion, la profusion de lumières et de fleurs, la splendeur des chants, la majesté des cérémonies, tempérée par la grâce du petit troupeau blanc qui évolue avec cet ordre, cette aisance que donne seulement l’exercice quotidien.
Les familles occupent des places de choix dans la chapelle du monde, mais sont séparées des enfants par la grille. Ce n’est qu’après l’office qu’il y aura une demi-heure de parloir.
La première communion est, au couvent, une fête essentiellement religieuse à laquelle ne se mêle rien de profane. Au réfectoire, même menu sans douceurs ni supplément ; et les enfants ne songent pas à s’étonner que l’on ne fête point le bon Dieu en mangeant mieux ni davantage.
Le seul changement au régime consiste en ce que les communiantes prennent leur récréation avec les religieuses dans la Bonne Allée des Capucins, et c’est un privilège qu’elles apprécient hautement. Pour tout un jour, elles sont traitées en grandes personnes.
La première communion marque une étape réelle dans la vie des pensionnaires du couvent. La formation morale, les instructions religieuses de ces derniers mois ont eu pour résultat d’élever l’âme et, en même temps, de mûrir l’intelligence des fillettes.
Désormais, elles seront plus enclines à l’indulgence et à la justice ; mais elles seront aussi plus réfléchies ; leur jugement sera plus précis et plus ferme. Entre les Bleues insouciantes et les Rouges déjà posées, il y a un pas très marqué dont le progrès dans les études ne fait pas seul les frais ; la première communion peut en revendiquer sa part.