← Retour

Marie-Rose au couvent

16px
100%

AMITIÉS DE COUVENT

I
LES AMITIÉS PARTICULIÈRES

Il n’y a peut-être pas de question qui cause aux éducateurs un plus grand souci, qui soit interprétée de manière plus différente, plus opposée même, que celle des amitiés dites « particulières ».

— Il faut les proscrire impitoyablement, disent les uns ; elles peuvent avoir des résultats désastreux.

— Gardez-vous bien, disent les autres, d’éveiller l’attention des enfants sur un danger très souvent imaginaire et dont la connaissance est plus à craindre que le danger lui-même.

Les deux écoles ont du bon, et le système employé au couvent leur donne également raison. On reconnaît que les liaisons trop marquées entre pensionnaires sont rarement inoffensives. D’abord, parce que, selon le vieil adage « qui se rassemble s’assemble », elles sont, en général, l’association de deux mauvaises dispositions d’esprit, deux défauts pareils, et que ces tares mises en commun ne s’additionnent pas, mais se multiplient. Ensuite, parce que ces intimités, si innocentes qu’elles paraissent et même qu’elles soient réellement à leur début peuvent bien changer de nature sans que les intéressées en aient conscience.

Mais on agit avec une extrême prudence. On ne part pas en guerre contre cette chose vague « les amitiés particulières », on combat un duo de médisance, de coquetterie, de légèreté, de jalousie, et — le cas est plus rare — de dépravation d’idées, de sentiments ou de goûts. On applique un remède différent pour chaque espèce. Enfin on opère au grand jour, ouvertement, simplement, à moins, bien entendu, de circonstances spéciales. Le fait ne se produisit qu’une seule fois pendant toute la période d’études de Marie-Rose.


Voici les intimités contre lesquelles il fallut sévir et les moyens que l’on employa pour en venir à bout.

Adrienne Pecqueur et Suzanne Audoux ne peuvent être libérées des classes ou des rangs sans se précipiter l’une vers l’autre comme deux balles de sureau chargées d’électricité contraire. Une main cachant à moitié la bouche, les voilà parties en des colloques mystérieux. Les autres, un peu intriguées, se demandent ce qu’elles peuvent bien avoir à se confier toujours, interminablement…

Hélas ! Adrienne et Suzanne sont des sœurs en infortune. Le mauvais sort et la mauvaise volonté s’acharnent après elles ; et, dès qu’elles sont réunies, c’est pour se condouloir. Adrienne avait une tranche de gigot qui n’était que gras, Suzanne un morceau de pain qui n’était que mie. L’une avait un quatre en piano, alors qu’elle méritait un neuf, pour ne pas dire plus. L’autre est septième en histoire, après une telle et une telle qui sont notablement moins fortes qu’elle. Celle-ci, à la classe de dessin, est placée dans un coin d’où l’on voit à peine le modèle. Celle-là a une courtepointe reprisée, la seule du dortoir, et peut-être du Pensionnat, etc., etc. Les compagnes, naturellement, ont les bons morceaux, les croûtons dorés, les premières places, les coins avantageux, le matériel de choix. Et l’on nomme ces prétendues privilégiées, on fait l’inventaire de leur chance, on épluche leur bonheur ; et, tout doucement, on s’entraîne à l’amertume, au dénigrement, à l’envie.

Après bien des avertissements demeurés sans résultat, la mère Préfète prit une mesure énergique.

— Adrienne et Suzanne, dit-elle, votre mauvais esprit, exaspéré par des lamentations mutuelles et incessantes, devient intolérable. Outre que vous vous rendez malheureuses à plaisir, ce qui ne serait que demi-mal, vous créez autour de vous une atmosphère de méfiance et de désaccord. Vous êtes, sans vous en douter, de petites personnes fort dangereuses. Désormais, vos maîtresses veilleront à ce que vous ne restiez jamais seule à seule, à ce que vous ne puissiez pas échanger une parole en secret. Et ce petit foyer de persécution imaginaire s’éteindra peut-être faute de combustible.

La mère Préfète eut raison. Cette grande amitié disparut quand elle fut privée de son élément principal : les gémissements en commun.


Berthe Héloin et Jeanne Le Sénéchal recherchent, pour leurs conciliabules, les endroits un peu sombres. Elles échangent des papiers pliés et repliés, de petits objets de toute forme qu’elles glissent subrepticement, non dans les poches, toujours sujettes à l’investigation, mais dans le bouffant des tabliers, dans la coiffe des chapeaux de jardin, voire même entre la cheville et le cuir du soulier, partout enfin où l’on s’imagine qu’ils sont hors d’atteinte. Au dortoir Sainte-Agnès, ou des « Paradisiers » dont elles font partie toutes les deux, on voit quelquefois — ce qui est absolument défendu — Berthe sortir du coin de Jeanne, et vice versa.

Ces allures de conspiratrices ne cachent rien de dangereux pour la paix générale : Berthe et Jeanne sont tout simplement deux enragées petites coquettes. Leurs conversations mystérieuses roulent sur les robes à queue, à volants, à paniers, sur les plumes amazone, les aigrettes, les ceintures à longs pans et les talons Louis XV. Le geste qui accompagne leurs discours indique un corsage bien ajusté, une manche qui bouffe, une traîne qui n’en finit plus…, toute la gamme des bijoux, depuis la bague jusqu’au grand sautoir en passant par le bracelet, le collier, la châtelaine, etc. Les objets que l’on dissimule avec tant de soin sont de tout petits miroirs, des ustensiles à friser, à onduler, à crêper les cheveux. Les papiers sont des recettes de beauté ou des coupures de journaux de mode avec des dessins de toilettes remarquables par leur élégance et surtout leur excentricité.

La mère Saint-Boniface leur dit quelquefois :

— Est-il permis de tant se préoccuper d’un corps destiné à la pourriture !

La mère Saint-Jacques est moins tragique. Quand c’est elle qui surveille la récréation, elle sépare sans ménagement les deux amies, au beau milieu de leur conciliabule.

— Maintenant que vous voilà bien attifées, dit-elle, au jeu… promptement. Et pas à la même partie, s’il vous plaît, l’une au ballon, l’autre à la corde.

Finalement, le dortoir étant le principal endroit de tentation, on sépara les deux fillettes. Au lieu des Paradisiers où régnait la bonne mère Sainte-Geneviève qui, de sa vie, ne soupçonna l’iniquité, l’une fut envoyée à Sainte-Anne avec la mère de l’Immaculée Conception, tellement stricte sur le règlement que nulle ne songeait à s’y soustraire ; l’autre, à l’Ange Gardien où la « bandoline au géranium » remplaça le matériel à frisures.


La plus comique des liaisons du temps de Marie-Rose est celle de Blanche Aubry et Angèle Dubesnard. Dès qu’elles peuvent se réunir, on les voit entamer une conversation. Pour mieux dire, elles n’entament pas, elles poursuivent une conversation qui commence au lever, se suspend au coucher avec… la suite à demain. Le plus curieux, c’est qu’elles ne babillent pas, elles causent, ou, du moins, semblent causer ; et sur un ton si grave que personne ne s’aviserait de mettre en doute qu’elles ne traitent un sujet d’importance.

Que l’on prête l’oreille et l’on sera stupéfait de l’incroyable niaiserie, mieux que cela, de la nullité absolue de leurs propos. On peut les écouter parler pendant des heures sans saisir le moindre embryon d’idée. Elles prononcent des mots sonores, bâtissent, tant bien que mal, des phrases solennelles : voilà tout.

Se prennent-elles mutuellement au sérieux ?… ou bien se jouent-elles la comédie l’une à l’autre ?… Elles sont tellement sottes qu’elles n’en savent peut-être rien elles-mêmes. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles se croient très supérieures à leurs compagnes et qu’elles les tiennent en dehors de leurs intéressants colloques.

Mais, au couvent, les murs ont des oreilles et l’on s’aperçut que leurs besoins d’éloquence allant crescendo, elles ajoutaient à leur propre fonds une foule de citations empruntées à des ouvrages, sinon inconvenants, du moins peu en rapport avec leur âge et leur inexpérience. Ces morceaux choisis tirés de livres et de journaux qu’elles trouvaient chez elles aux jours de sortie, elles les débitaient sans en comprendre le sens exact, mais ils n’en constituaient pas moins un bagage intellectuel qui pouvait devenir dangereux.

Le remède, là encore, fut radical. Après quelques citations de ce que la mère Préfète appelait avec une pompe ironique « les pensées de deux Rouges » et qui provoquèrent une hilarité générale, les deux penseuses furent séparées en étude, au réfectoire, dans les rangs. Leurs velléités de communications ne trouvant auprès des profanes que dédain, railleries ou rebuffades, leur éloquence finit par faire relâche faute d’auditoire.


Ces trois cas, qui n’indiquaient que des défauts légers de caractère, étaient relativement bénins. Le dernier fut plus grave ; il entraîna le renvoi d’une élève et la surveillance étroite d’une autre.

Lucienne Sauron et Clémence Rottier avaient respectivement neuf et dix ans. Elles étaient peu intelligentes et très en retard pour leurs études.

On s’apercevait bien qu’il y avait du mystère entre elles et qu’elles excitaient la curiosité de leurs compagnes, mais on avait beau les surveiller, on ne pouvait rien découvrir. Ce fut le hasard — hasard aidé d’une bonne entente de la discipline, qui fit connaître la nature véritablement dangereuse de leur intimité.

Pendant une épidémie bénigne d’oreillons, Lucienne et Clémence furent prises en même temps ; et, un peu plus tard Agnès Hérault, une Blanche pas très sage, mais pleine de bon sens et de décision.

Cette dernière en était à la période la plus pénible du mal, celle où l’on ne peut supporter ni lumière, ni bruit et où la prostration est telle que l’idée ne vient même pas de faire un mouvement, alors que les deux petites se levaient déjà et circulaient dans l’infirmerie. A un moment donné, la garde-malade étant sortie pour quelques instants, elles se mirent à causer, ne se méfiant point d’Agnès qu’elles croyaient endormie.

— Voilà, fit Lucienne, on aurait une sale jupe en loques qu’on aurait bien traînée dans la graisse et dans la suie, et sur le dos, un vieux tapis plein de poussière, et, aux pieds, des chiffons attachés avec des cordons tout effilochés.

— Non, des ficelles, renchérit Clémence.

— Des ficelles pleines de nœuds. Et on se salirait la figure avec du charbon.

— Et on se tremperait les mains dans l’encre, pour avoir les ongles dégoûtants, et que cela tienne.

— Pour faire la pommade, on se mettrait de la mélasse sur la tête et cela coulerait tout le long des cheveux jusque sur les habits.

Agnès, dont l’esprit était resté lucide et qui ne perdait rien de ces jolis propos, se retourna dans son lit en murmurant :

— Les petites horreurs !

Les « petites horreurs » s’imaginant qu’elle rêvait, poursuivirent :

— Et puis, dans un pot à fleurs, on entasserait des feuilles fanées qui sentent très mauvais, avec des araignées noires et des limaces : cela ferait un beau pâté. Après on délayerait de la terre jaune avec de l’eau croupie comme il y en a dans les mares.

— Non, de l’huile de foie de morue, c’est encore plus sale.

— Les deux, alors. Et l’on mangerait à poignées avec ses mains toutes noires.

Soulevée de dégoût, Agnès ouvrit les yeux et prononça nettement :

— Avez-vous fini ?… Mais elles sont abominables, ces petites Jaunes. Où vont-elles chercher de pareilles malpropretés ?… Attendez un peu que la mère Préfète vienne ici, et vous verrez comme je la mettrai au courant de vos belles inventions.

Les deux fillettes se regardèrent avec stupeur. Mais Lucienne se ressaisit promptement ; et, sachant à quel point la délation était méprisée au couvent, elle dit, croyant intimider sa grande compagne :

— Vous serez une rapporteuse.

— Je serai une rapporteuse, voilà tout. Et c’est devant vous que je rapporterai. On ne va pas vous laisser répandre cette jolie science dans le Pensionnat, peut-être.

Agnès fit comme elle l’avait dit, et voici quel fut le résultat de sa communication :

On opéra une perquisition sérieuse dans les pupitres, boîtes à ouvrage, casiers à chaussures des deux Jaunes ; et l’on trouva quelques recettes analogues à celles dont Agnès avait été l’auditrice involontaire.

Ces recettes témoignaient d’une imagination détraquée, maladive. Les parents furent avertis, et le père de Lucienne, qui était médecin, comprit sans peine que l’enfant était un danger non seulement pour ses petites compagnes, mais encore pour ses frères et sœurs. Il l’envoya chez sa grand’mère, en plein champs, où elle fut soumise à un régime et à un système d’éducation appropriés à son cas.

Clémence, moins atteinte, fut l’objet d’une surveillance toute particulière ; et, privée de son conseil, elle oublia la toilette à la mélasse et la cuisine aux araignées.


Pendant les treize années de couvent de Marie Rose, ce furent les seules amitiés particulières qui, par leur ténacité, nécessitèrent des mesures de répression. On rencontrait bien, de temps en temps, des ébauches d’intimité, mais cela ne tenait pas devant le rappel au règlement, une remontrance un peu sévère et une mutation dans les places.

Si, exceptionnellement, il y eut lieu d’intervenir de façon plus rigoureuse, on agit avec tant de prudence que les enfants n’en surent rien. Marie-Rose et l’immense majorité de ses compagnes sortirent du couvent sans avoir eu, non seulement la tentation du mal, mais encore la connaissance, le soupçon du mal.


Toutefois, du soin que l’on apporte à combattre certaines liaisons trop intimes, faut-il conclure que l’amitié, au sens propre du mot, la bonne, la franche amitié qui provient d’une conformité de goût, d’humeur, de sentiments, et de cette chose indéfinissable qui est la sympathie, soit considérée comme nuisible ? Non, certes. Et, loin de la combattre, on estime qu’elle peut être un précieux élément d’éducation.

Deux exemples entre beaucoup suffiront à l’établir.


Berthe est la fille d’un riche agriculteur de la région. Elle est odieusement élevée : parents, domestiques, bêtes et gens, tout plie devant sa volonté qui change dix fois par heure. Ce n’est pas qu’elle soit mauvaise, mais elle est exigeante et grogron autant qu’on peut l’être.

Avec de si heureuses dispositions, la vie du couvent n’était pas son fait. Le jour de son entrée, on put se croire revenu aux temps bibliques du déluge et des lamentations de Jérémie.

— J’veux… j’veux… r’tourner aux Rouxcam… am… amps…

Sans interruption, chaque syllabe ponctuée de sanglots profonds et bruyants, cela dura une demi-journée. Le Pensionnat était en révolution, et les petites se bousculaient pour voir la « nouvelle » comme s’il se fût agi d’un sujet de ménagerie.

On ne savait quels moyens employer pour la calmer, toutes les consolations ne faisant qu’irriter sa douleur, quand on eut l’idée de recourir à Madeleine Ancelin, une gentille petite Bleue, fille d’un notaire des environs et voisine des fameux Rouxcamps.

Certains êtres heureusement doués ont l’intuition des mots qu’il faut dire, des actes qu’il faut faire pour consoler les affligés. Sans perdre de temps en vains discours, Madeleine emmena sa compagne aux Capucins, au Gros Poirier, à Nazareth ; elle lui fit visiter la basse-cour, lui offrit un bouquet de son petit jardin et, finalement, la persuada que le couvent ne différait pas tellement de la maison paternelle, puisque, dans l’un comme dans l’autre, on trouvait des pelouses, des fleurs, des poussins et même un « Monsieur ».

Berthe fut calmée ce jour-là, mais, longtemps encore, les accès se reproduisirent. Sans cause appréciable, sans la moindre aura qui pût les faire prévoir, au milieu d’une classe ou dans le brouhaha discret du réfectoire, les cris de Berthe éclataient soudain, comme la trompette de Jéricho.

— J’veux… j’veux…

Si la mère Saint-Jacques était de garde à ces moments-là, comme elle avait horreur des pleurnicheries, elle appliquait le remède avec énergie et rapidité. Elle se précipitait vers la consolatrice en pied de Berthe.

— Vite, Madeleine, allez faire taire votre payse.

Et quand la petite Bleue ne sortait pas assez vite de son banc, elle l’enlevait elle-même sans souci de la secouer comme un sac de noix.

Berthe finit par se résigner à être exilée du domaine paternel que les railleuses n’appelaient que les Rouxcam… am… amps. Mais elle conserva l’habitude de se réfugier auprès de Madeleine chaque fois qu’il lui arrivait quelque traverse ou qu’elle craignait quelque aventure, et c’était souvent.

Cette grosse fille, point méchante, ni même commune, mais incapable du moindre effort, s’attacha à la fine, intelligente, spirituelle pensionnaire qu’était Madeleine, comme la plante sarmenteuse s’attache à l’arbrisseau tout ensemble svelte et robuste.

On les morigénait parfois l’une de sa mollesse, l’autre de son excès de complaisance.

— Vous n’avez pas honte, Berthe ?… à quel âge marcherez-vous toute seule ? Et vous, Madeleine, laissez-la donc un peu se débrouiller ; elle est assez grande pour cela.

Mais la charmante fille répondait en souriant :

— Si je la lâchais, ma mère, je vous assure qu’elle s’effondrerait.

Et l’autre appuyait avec conviction.

— C’est vrai, que je m’effondrerais.

Si bien que tacitement, on respectait cette situation. Sachant que l’incurable veulerie de Berthe faisait d’elle une proie facile à toutes les influences, on la laissait sous la tutelle bienfaisante de son amie. D’autre part, on jugeait que cette précoce responsabilité, gentiment acceptée, était excellente pour l’éducation morale de Madeleine.


Thérèse Haurouy est la meilleure et la plus complaisante des pensionnaires. Si l’on a besoin d’un service, c’est à elle tout d’abord que l’on songe à s’adresser ; et, malgré ses quinze ans, elle se dérange pour une Jaune ou pour une Verte, tout comme si elles étaient des personnes de son âge.

— Thérèse, je prends votre ballon, le mien est crevé.

— Thérèse, voulez-vous me refaire ma « queue de rat » ?… et même, je crois bien que j’ai perdu le cordon…

— Thérèse, vous me garderez des graines de volubilis.

Et Thérèse, avec un bon regard montrant combien elle est heureuse de faire plaisir, abandonne son ballon, refait la « queue de rat », partage ses graines de volubilis.

On l’aime beaucoup au Pensionnat. Les maîtresses trouvent qu’on abuse un peu d’elle ; mais ses compagnes de classe lui décernent chaque année à l’élection le « prix d’obligeance ».

Aussi, quand la pauvre Bérengère Duthier, après de longues années passées au lit ou dans une petite voiture, entra au couvent, boiteuse, contournée, ne se tenant debout qu’à l’aide d’appareils très compliqués, fut-ce à Thérèse qu’on la recommanda expressément ; et celle-ci accepta la charge comme une chose toute naturelle.

Au réfectoire, au dortoir, en récréation, en classe, elle l’assiste d’une manière si affectueuse, si discrète, que la petite infirme n’en ressent aucune humiliation.

Bérengère aime infiniment celle qu’elle nomme son « bon ange ». Elle l’accapare, et même se montre un peu jalouse du temps et des soins que les autres lui disputent ; elle a toujours quelque chose de pressé et de grave à lui confier. Les mères ne prennent point ombrage de ces apartés ; elles savent très bien que si Bérengère a besoin d’aide physique, elle a encore plus besoin de réconfort moral.

Car elle est doublement malheureuse, la pauvre petite. Non seulement elle est estropiée, mais on ne l’aime pas chez elle. Son père, un riche banquier, pris tout entier par les affaires, n’a pas le temps de s’occuper d’elle. Sa mère est d’une santé bizarre qui nécessite les distractions mondaines de toute sorte, des séjours aux grandes plages ou aux eaux à la mode, des croisières en Méditerranée ou sur les côtes de Norvège, suivant les saisons. Elle n’est jamais au logis, et elle s’en désole, elle aurait tant aimé être femme d’intérieur !…

Bérengère écoute ces explications avec une incrédulité dédaigneuse. Elle sait bien qu’au fond ses parents sont mortifiés d’avoir pour fille unique l’avorton qu’elle est ; et elle se dit avec amertume que si elle avait eu une maman attentive et dévouée, elle ne serait peut-être pas infirme.

C’est tout cela qu’elle raconte à Thérèse, son enfance abandonnée et douloureuse, les humiliations journalières que lui vaut son impotence, la vie sans joie qui l’attend malgré sa fortune… Et c’est de cela que la bonne Thérèse essaye de la consoler en mettant dans son âme un peu de douceur, de résignation pour le présent, d’espérance pour l’avenir.


Quand l’ancienne petite Gourregeolles se remémore ces choses d’autrefois, elle se dit qu’on apprenait vraiment bien la charité au couvent, et non point par la théorie froide et stérile, mais par la pratique de tous les jours.

Chargement de la publicité...