Pensées, maximes et fragments
III
PENSÉES DIVERSES
SUR L’ART, LA RELIGION, LA POLITIQUE, L’HOMME,
LA SOCIÉTÉ, ETC.
I
L’ART, LE STYLE, LA LITTÉRATURE.
Dans la morale, la bonne volonté est tout ; mais dans l’art elle n’est rien. — (L. 104.)
Il faut traiter une œuvre d’art comme un grand personnage ; rester debout devant elle et attendre patiemment qu’elle daigne vous adresser la parole. — (M. 243.)
Sur le visage de l’Apollon du Belvédère, je lis la juste indignation profondément sentie du dieu des Muses contre la perversité pitoyable, absolue et incurable des Philistins. C’est contre eux qu’il a lancé ses flèches, pour anéantir l’engeance des ineptes éternels. — (M. 276.)
Si l’antiquité nous a laissé des classiques, c’est-à-dire des esprits dont les écrits brillent d’une immortelle jeunesse à travers les siècles, cela vient de ce que chez eux écrire des livres n’était pas une affaire de commerce. — (P. II. 462.)
Les humanités — expression très juste pour exprimer l’étude des écrivains de l’antiquité, car c’est par eux que l’écolier commence à redevenir un homme, en pénétrant dans un monde encore pur de toutes les grimaces du moyen âge et du romantisme… Ne vous figurez pas que votre sagesse moderne puisse jamais remplacer cette virile initiation. Vous n’êtes pas, comme les Grecs et les Romains, des êtres libres par naissance, les fils indépendants de la nature ; vous êtes d’abord les fils, les héritiers de la grossière folie du moyen âge, de la fourberie honteuse du clergé et de la chevalerie, moitié force brutale, moitié niaise vanité. Que l’un et l’autre viennent à disparaître, vous n’en serez pas pour cela plus assurés sur vos pieds, car, sans l’étude des anciens, votre littérature est destinée à dégénérer en bavardage vulgaire et en plate philistinerie. — (L. 34.)
Un roman est d’un ordre d’autant plus noble et élevé qu’il pénètre dans la vie intérieure et qu’il y a moins d’aventures. Cette vérité se retrouve comme signe caractéristique à tous les degrés du roman, depuis Tristram Shandy, jusqu’au roman de chevalerie ou aux histoires de brigands les plus grossières, les plus fécondes en exploits héroïques et les plus basses. Tristram Shandy n’a pour ainsi dire pas d’action, et comme il y en a peu dans la nouvelle Héloïse et dans Wilhelm Meister ! Don Quichotte a une action relativement faible, surtout plaisante et très insignifiante : et ces quatre romans sont l’idéal du genre…
La tâche du romancier n’est pas de nous raconter de grands événements, mais de rendre les petites choses intéressantes. — (P. II. 473.)
La fausse route dans laquelle notre musique est engagée est analogue à celle où se perdait l’architecture romaine sous les derniers Césars, lorsque la surcharge des ornements cachait la belle simplicité des proportions essentielles et même les dénaturait : de même la musique nous offre des effets bruyants, beaucoup d’instruments, beaucoup d’art, mais combien peu de pensées profondes, claires, pénétrantes et saisissantes. — (P. II. 464.)
Le style est la physionomie de l’esprit. Et celle-là trompe moins que celle du corps. Imiter un style étranger, c’est porter un masque. Si beau que soit le masque, son expression morte devient bientôt insipide et insupportable, à tel point que le plus laid visage serait préférable pourvu qu’il soit animé. — (L. 33.)
Aucune prose ne se lit aussi aisément et aussi agréablement que la prose française… L’écrivain français enchaîne ses pensées dans l’ordre le plus logique et en général le plus naturel, et les soumet ainsi successivement à son lecteur, qui peut les apprécier à l’aise, et consacrer à chacune son attention sans partage. L’Allemand, au contraire, les entrelace dans une période embrouillée et archi-embrouillée, parce qu’il veut dire six choses à la fois, au lieu de les présenter l’une après l’autre. — (P. II. 577.)
Le véritable caractère national allemand, c’est la lourdeur : elle éclate dans leur démarche, dans leur manière d’être et d’agir, leur langue, leurs récits, leurs discours, leurs écrits, dans leur façon de comprendre et de penser, mais tout spécialement dans leur style. Elle se reconnaît au plaisir qu’ils trouvent à construire de longues périodes, lourdes, embrouillées. La mémoire est obligée de travailler seule, patiemment, pendant cinq minutes, pour retenir machinalement les mots comme une leçon qu’on lui impose, jusqu’au moment où, à la fin de la période, le sens se dégage, l’intelligence prend son élan et l’énigme est résolue. C’est à ce jeu qu’ils aiment à exceller, et quand ils peuvent ajouter du précieux, de l’emphatique et un air grave plein d’affectation, σερνότης, l’auteur alors nage dans la joie : mais que le ciel donne patience au lecteur. — En outre ils s’étudient tout spécialement à trouver toujours les expressions les plus indécises et les plus impropres, de sorte que tout apparaît comme dans le brouillard : leur but semble être de se ménager à chaque phrase une porte de derrière, puis de se donner le genre de paraître en dire plus qu’ils n’en ont pensé ; enfin ils sont stupides et ennuyeux comme des bonnets de nuit ; et c’est justement ce qui rend haïssable la manière d’écrire des Allemands à tous les étrangers, qui n’aiment pas à tâtonner dans l’obscurité ; c’est au contraire chez nous un goût national. — (P. II. 578.)
Les Allemands se distinguent des autres nations par leur négligence dans le style aussi bien que dans le vêtement, et c’est le caractère national qui est responsable de ce double désordre. De même qu’une mise abandonnée trahit le peu d’estime que l’on fait de la société où l’on se montre, ainsi un mauvais style, négligé, lâché, témoigne un mépris offensant pour le lecteur, qui se venge à bon droit en ne vous lisant pas. Ce qu’il y a surtout de réjouissant, c’est de voir les critiques juger les œuvres d’autrui dans leur style débraillé d’écrivains à gages. Cela fait l’effet d’un juge qui siégerait au tribunal en robe de chambre et en pantoufles. — (P. II. 576.)
C’est dans notre siècle seulement qu’il y a des écrivains de profession. Jusqu’alors, il n’y avait que des écrivains de vocation. — (P. II. 582.)
Il en est de la littérature comme de la vie : de quelque côté qu’on se tourne, aussitôt on rencontre partout l’incorrigible populace, par légion : elle remplit tout, elle salit tout, comme les mouches en été. De là ce nombre infini de mauvais livres, cette ivraie qui pullule, se nourrit aux dépens du bon grain et l’étouffe. — (P. II. 589.)
Xerxès, au dire d’Hérodote, pleurait à la vue de son armée innombrable, en songeant qu’au bout d’un siècle, de tant de milliers d’hommes nul ne survivrait ; et qui ne verserait des larmes, à la vue des gros catalogues de librairie, si l’on réfléchissait que, parmi tant de livres, au bout de dix ans pas un seul ne surnagera. — (P. II. 589.)