Pensées, maximes et fragments
III
RÉSIGNATION. — RENONCEMENT. — ASCÉTISME
ET DÉLIVRANCE.
Quand le coin du voile de Maïa[26] (l’illusion de la vie individuelle) s’est soulevé devant les yeux d’un homme, de telle sorte qu’il ne fait plus de différence égoïste entre sa personne et les autres hommes, et qu’il prend autant d’intérêt aux souffrances étrangères qu’aux siennes propres, et qu’il devient par là secourable jusqu’au dévouement, prêt à se sacrifier lui-même pour le salut des autres, — cet homme arrivé au point de se reconnaître lui-même dans tous les êtres, considère comme siennes les souffrances infinies de tout ce qui vit, et doit ainsi s’approprier la douleur du monde. Aucune détresse ne lui est étrangère. Tous les tourments qu’il voit et peut si rarement adoucir, tous les tourments dont il entend parler, ceux mêmes qu’il lui est possible de concevoir frappent son esprit comme s’il en était lui-même la victime.
[26] Maïa — l’illusion. — Schopenhauer entend par là cette connaissance, bornée à l’espace et au temps qui empêche l’individu de reconnaître sa propre essence dans les individus étrangers. (Note de M. Frauenstædt.)
Maïa, déesse hindoue, épouse de Brahma, mère des illusions ou l’illusion personnifiée.
Insensible aux alternatives de biens et de maux qui se succèdent dans sa destinée, affranchi de tout égoïsme, il pénètre les voiles de l’illusion individuelle ; tout ce qui vit, tout ce qui souffre est également près de son cœur. Il conçoit l’ensemble des choses, leur essence, leur éternel écoulement, les vains efforts, les luttes intérieures et les souffrances sans fin ; il voit, de quelque côté qu’il tourne ses regards, l’homme qui souffre, l’animal qui souffre, et un monde qui s’évanouit éternellement. Il s’unit désormais aux douleurs du monde aussi étroitement que l’égoïste à sa propre personne. Comment pourrait-il, avec une telle connaissance du monde, affirmer par les désirs incessants sa volonté de vivre, se rattacher toujours de plus en plus à la vie, et l’étreindre toujours plus étroitement ? L’homme séduit par l’illusion de la vie individuelle, esclave de l’égoïsme, ne voit des choses que ce qui le touche personnellement, et y puise des motifs sans cesse renouvelés de désirer et de vouloir ; au contraire, celui qui pénètre l’essence des choses en soi, qui domine l’ensemble, arrive au repos de tout désir et de tout vouloir. Désormais la volonté se détourne de la vie ; elle repousse avec effroi les jouissances qui la perpétuent. L’homme arrive alors à l’état du renoncement volontaire, de la résignation, de la tranquillité vraie, et de l’absence absolue de volonté. — (L. 177.)
L’esprit intime et le sens de la véritable et pure vie du cloître, et de l’ascétisme en général, c’est que l’on se sent digne et capable d’une existence meilleure que la nôtre, et que l’on veut fortifier et maintenir cette conviction par le mépris de toutes les vaines jouissances de ce monde. On attend avec calme et assurance la fin de cette vie, privée de ses appâts trompeurs, pour saluer un jour l’heure de la mort comme celle de la délivrance. — (L. 178.)
Tandis que le méchant livré par la violence de sa volonté et de ses désirs à des tourments intérieurs continus et dévorants, est réduit, quand la source de toutes les jouissances vient à tarir, à étancher la soif brûlante de ses désirs par le spectacle des malheurs d’autrui ; l’homme, au contraire, qui est pénétré de cette idée du renoncement absolu, quel que soit son dénuement, quelque privé qu’il soit extérieurement de toute joie, et de tout bien, goûte cependant une pleine allégresse et jouit d’un repos vraiment céleste. Pour lui, plus d’empressement inquiet, plus de joie éclatante, cette joie précédée et suivie de tant de peines, condition inévitable de l’existence pour l’homme qui a le goût de la vie : ce qu’il ressent, c’est une paix inébranlable, un profond repos, une intime sérénité, un état que nous ne pouvons voir ou imaginer sans y aspirer avec ardeur parce qu’il nous semble le seul juste, infiniment supérieur à tout autre, un état vers lequel nous invitent et nous appellent ce qu’il y a de meilleur en nous, et cette voix intérieure qui nous crie : sapere aude. Nous sentons bien alors que tout désir accompli, tout bonheur arraché à la misère du monde, sont comme l’aumône qui soutient le mendiant aujourd’hui, pour que demain il meure encore de faim ; la résignation, au contraire est comme une terre reçue en héritage, qui met pour toujours l’heureux possesseur à l’abri du souci. — (L. 179.)
Peu d’hommes, par la seule connaissance réfléchie des choses, parviennent à pénétrer l’illusion du principium individuationis, peu d’hommes remplis d’une parfaite bonté d’âme, de l’universelle charité, en viennent enfin à reconnaître toutes les douleurs du monde comme les leurs propres, pour aboutir à la négation de la volonté. Chez celui-là même qui s’approche le plus de ce degré supérieur, les aises personnelles, le charme flatteur de l’instant, l’attrait de l’espérance, les désirs sans cesse renaissants sont un éternel obstacle au renoncement, une éternelle amorce pour la volonté ; de là vient qu’on a personnifié dans les démons la multitude des séductions qui nous tentent et nous sollicitent.
Aussi faut-il que notre volonté soit brisée par une immense souffrance, avant qu’elle n’arrive au renoncement d’elle-même. Lorsqu’il a parcouru tous les degrés de l’angoisse croissante, après une suprême résistance, et qu’il touche à l’abîme du désespoir, l’homme rentre subitement en lui-même, il se connaît, il connaît le monde, son âme alors se transforme, s’élève au-dessus d’elle-même et de toute souffrance, et purifié, sanctifié en quelque sorte dans un repos, une félicité inébranlables, une élévation inaccessible, il renonce à tous les objets de ses désirs passionnés, et reçoit la mort avec joie. Comme un pâle éclair, la négation de la volonté de vivre, c’est-à-dire la délivrance, jaillit subitement de la flamme purifiante de la douleur.
Les criminels eux-mêmes peuvent être ainsi épurés par une grande douleur ; ils sont tout autres. Leurs crimes passés n’oppressent plus leur conscience ; pourtant ils sont prêts à les expier par la mort et voient volontiers s’éteindre avec eux ce phénomène passager de la volonté, qui leur est maintenant étranger et comme un objet d’horreur. Dans le touchant épisode de Gretchen, Gœthe nous a donné une incomparable et éclatante peinture de cette négation de la volonté causée par une grande infortune et par le désespoir. C’est un modèle accompli de cette seconde manière d’arriver au renoncement, à la négation de la volonté, non par la pure connaissance des douleurs de tout un monde auxquelles on s’identifie volontairement, mais par une douleur écrasante dont on a soi-même été accablé. — (L. 183.)
Si l’on se représente combien la misère et les souffrances sont la plupart du temps nécessaires pour notre délivrance, on reconnaîtra que nous devrions moins envier le bonheur des autres que leur malheur. C’est pour cette raison que le stoïcisme qui brave le destin est pour l’âme, il est vrai, une épaisse cuirasse contre les douleurs de la vie et aide à mieux supporter le présent ; mais il est opposé au véritable salut, car il endurcit le cœur. Et comment le stoïcien pourrait-il être rendu meilleur par la souffrance, lorsque, sous son écorce de pierre, il y est insensible ? — Jusqu’à un certain degré, ce stoïcisme n’est pas très rare. C’est souvent une pure affectation, une façon de faire à mauvais jeu bonne mine : et lorsqu’il est réel, il provient la plupart du temps de l’insensibilité pure, du manque d’énergie, de vivacité, de sentiment et d’imagination, nécessaires pour ressentir une grande douleur. Le flegme et la lourdeur des Allemands sont surtout favorables à cette sorte de stoïcisme. — (L. 185.)
Quiconque se tue veut la vie, il ne se plaint que des conditions sous lesquelles elle s’offre à lui. Ce n’est donc pas à la volonté de vivre qu’il renonce, mais uniquement à la vie, dont il détruit en sa personne un des phénomènes passagers… C’est justement parce qu’il ne peut cesser de vouloir qu’il cesse de vivre, et c’est en supprimant en lui le phénomène de la vie qu’il affirme son désir de vivre. Car c’était justement la douleur à laquelle il se soustrait qui aurait pu, comme mortification de la volonté, le conduire au renoncement et à la délivrance. Il en est de celui qui se tue comme d’un malade qui, n’ayant pas le courage de laisser achever une opération douloureuse mais salutaire, préférerait garder sa maladie. La souffrance supportée avec courage lui permettrait de supprimer la volonté ; mais il se soustrait à la souffrance, en détruisant dans son corps cette manifestation de la volonté, de telle sorte que celle-ci subsiste sans obstacles. — (L. 186.)
L’optimisme n’est au fond qu’une forme de louanges que la volonté de vivre, unique et première cause du monde, se décerne sans raison à elle-même, lorsqu’elle se mire avec complaisance dans son œuvre : ce n’est pas seulement une doctrine fausse, c’est une doctrine corruptrice. Car elle nous représente la vie comme un état désirable, et comme but de la vie le bonheur de l’homme. Dès lors chacun s’imagine qu’il possède les droits les plus justifiés au bonheur et à la jouissance ; si ces biens, comme cela n’est que trop fréquent, ne lui échoient pas en partage, il se croit victime d’une injustice, n’a-t-il pas manqué le but de sa vie ? — tandis qu’il est bien plus juste de considérer le travail, la privation, la misère et la souffrance couronnée par la mort comme le but de notre vie (ainsi font le brahmanisme, le bouddhisme et aussi le véritable christianisme) parce que tous ces maux conduisent à la négation de la volonté de vivre. Dans le Nouveau Testament, le monde est représenté comme une vallée de larmes, la vie comme un moyen de purifier l’âme, et un instrument de martyre est le symbole du christianisme[27]. — (L. 190.)
[27] « De nos jours, dit ailleurs Schopenhauer, le christianisme a oublié sa vraie signification, pour dégénérer en un plat optimisme. » W. I. 480.
Quiétisme, c’est-à-dire renoncement à tout désir, ascétisme, c’est-à-dire immolation réfléchie de la volonté égoïste, et mysticisme, c’est-à-dire conscience de l’identité de son être avec l’ensemble des choses et le principe de l’univers — trois dispositions de l’âme qui se tiennent étroitement ; quiconque fait profession de l’une, est attiré vers l’autre en quelque sorte malgré lui. — Rien de plus surprenant que de voir l’accord de tous ceux qui nous ont prêché ces doctrines, à travers l’extrême variété des temps, des pays et des religions, et rien de plus curieux que la sécurité inébranlable comme le roc, la certitude intérieure, avec lesquelles ils nous présentent le résultat de leur expérience intime. — (L. 187.)
En vérité ce n’est pas le judaïsme avec son πάντα καλά λίαν[28] mais le brahmanisme et le bouddhisme qui par l’esprit et la tendance morale se rapprochent du christianisme. Mais l’esprit et la tendance morale sont ce qu’il y a d’essentiel dans une religion, et non pas les mythes dans lesquels elle les enveloppe.
[28] I. Moïse, 1, 31.
« Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient très bonnes. » Schopenhauer est l’ennemi personnel de Jehovah, qui, selon la Bible, ayant créé le monde, le triste monde, se vante de son œuvre comme d’une belle et bonne chose. Cet optimisme du Dieu des Juifs irrite et exaspère notre philosophe pessimiste.
Ce πάντα καλά λίαν de l’Ancien Testament est vraiment étranger au pur christianisme : car tout le long du Nouveau Testament il est question du monde comme d’une chose à laquelle on n’appartient pas, que l’on n’aime pas, d’une chose qui est sous l’empire du diable. Cela s’accorde avec l’esprit d’ascétisme, de renoncement et de victoire sur le monde, cet esprit, qui, joint à l’amour du prochain et au pardon des injures, marque le trait fondamental et l’étroite affinité qui unissent le christianisme, le brahmanisme et le bouddhisme. C’est dans le christianisme surtout qu’il est nécessaire d’aller au fond des choses et de pénétrer au-delà de l’écorce. — (L. 193.)
Le protestantisme en éliminant l’ascétisme et le célibat qui en est le point capital, a atteint par là même l’essence du christianisme, et peut à ce point de vue être considéré comme une apostasie. On l’a bien vu de nos jours quand le protestantisme a peu à peu dégénéré en un plat rationalisme, espèce de pélagianisme moderne, qui vient se résumer dans la doctrine d’un bon père, créant le monde afin qu’on s’y amuse bien (en quoi il aurait joliment échoué) ; et ce bon père, sous certaines conditions, s’engage à procurer aussi plus tard à ses fidèles serviteurs un monde beaucoup plus beau dont le seul inconvénient est d’avoir une aussi funeste entrée. Cela peut être assurément une bonne religion pour des pasteurs protestants confortables, mariés et éclairés : mais ce n’est pas là du christianisme. Le christianisme est la doctrine qui affirme que l’homme est profondément coupable par le seul fait de sa naissance, et il enseigne en même temps que le cœur doit aspirer à la délivrance qui ne peut être obtenue qu’au prix des sacrifices les plus pénibles par le renoncement, l’anéantissement de soi-même, par conséquent par une transformation totale de la nature humaine. — (L. 193.)
Il semble que la fin de toute activité vitale soit un merveilleux allégement pour la force qui l’entretient : c’est là ce qui explique peut-être cette expression de douce sérénité répandue sur le visage de la plupart des morts. Il se peut que l’instant de la mort soit semblable au réveil, après un sommeil lourd et troublé de cauchemars. — (W. II, 536.)
Chacun sent qu’il est autre chose qu’un néant, qu’un autre néant a un jour engendré. De là naît pour lui l’assurance que la mort peut bien mettre fin à sa vie, mais non à son existence[29]. — (L. 84.)
[29] Schopenhauer n’entend pas l’immortalité au sens d’une permanence de la conscience personnelle après la mort. — Ce qui est immortel, c’est la force, la volonté de vivre, qui est au fond de toutes choses, l’unique et premier principe. L’individu n’en est que la manifestation éphémère dans l’espace et dans le temps.
Mon imagination (surtout si j’entends de la musique) joue souvent avec cette pensée que la vie de tous les hommes et ma propre vie ne sont que des songes d’un esprit éternel, bons et mauvais songes, dont chaque mort est un réveil. — (M. 732.)
Nous avons été éveillés et nous le serons de nouveau ; la vie est une nuit que remplit un long rêve, souvent un cauchemar. — (M. 732.)
Dans la vieillesse les passions et les désirs s’éteignent les uns après les autres, à mesure que les objets de ces passions deviennent indifférents ; la sensibilité s’émousse, la force de l’imagination devient toujours plus faible, les images pâlissent, les impressions n’adhèrent plus, elles passent sans laisser de traces, les jours roulent toujours plus rapides, les événements perdent leur importance, tout se décolore. L’homme accablé de jours se promène en chancelant ou se repose dans un coin, n’étant plus qu’une ombre, un fantôme de son être passé. La mort vient, que lui reste-t-il encore à détruire ? Un jour l’assoupissement se change en dernier sommeil et ses rêves… ils inquiétaient déjà Hamlet dans le célèbre monologue. Je crois que dès maintenant nous rêvons. — (W. II, 536.)
Nous savons que les instants où la contemplation des œuvres d’art nous délivre des désirs avides, comme si nous surnagions au-dessus de la lourde atmosphère de la terre, sont en même temps les plus heureux que nous connaissions. Par là nous pouvons nous figurer quelle félicité doit ressentir l’homme dont la volonté est apaisée, non pas pour quelques instants comme dans la jouissance du beau, mais pour toujours et s’éteint même tout à fait, si bien qu’il ne reste que la dernière étincelle aux lueurs vacillantes, qui soutient le corps et s’éteindra avec lui. Lorsque cet homme, après maints rudes combats contre sa propre nature, a fini par triompher tout à fait, il n’existe qu’à l’état d’être purement intellectuel, comme un miroir du monde que rien ne trouble. Désormais rien ne saurait lui causer de l’angoisse, rien ne saurait l’agiter : car les mille liens du vouloir qui nous tiennent enchaînés au monde et nous tiraillent en tous sens avec des douleurs continues sous forme de désir, crainte, envie, colère, ces mille liens il les a brisés. Il jette un regard en arrière, tranquille et souriant sur les images illusoires de ce monde qui ont pu un jour agiter et torturer son cœur ; devant elles il est maintenant aussi indifférent que devant les échecs, après une partie terminée ou devant des masques de carnaval qu’on a dépouillés au matin et dont les figures ont pu nous agacer et nous émouvoir dans la nuit du mardi gras. La vie et ses formes flottent désormais devant ses yeux comme une apparition passagère, comme un léger songe matinal pour l’homme à moitié éveillé, un songe que la vérité transperce déjà de ses rayons et qui ne peut plus nous abuser ; et ainsi qu’un rêve la vie s’évanouit aussi à la fin, sans transition brusque. — (L. 182.)
Si l’on a considéré la perversité humaine et que l’on soit prêt à s’en indigner, il faut aussitôt jeter ses regards sur la détresse de l’existence humaine, et réciproquement si la misère vous effraie, considérez la perversité : alors on trouvera que l’une et l’autre se font équilibre ; et l’on reconnaîtra la justice éternelle, on verra que le monde lui-même est le jugement du monde[30]. — (L. 195.)
[30] Traduction du vers célèbre de Schiller.
Une pitié sans bornes pour tous les êtres vivants, c’est le gage le plus ferme et le plus sûr de la conduite morale, et cela n’exige aucune casuistique. On peut être assuré que celui qui en est rempli ne blessera personne, n’empiétera sur les droits de personne, ne fera de mal à personne ; tout au contraire, il sera indulgent pour chacun, pardonnera à chacun, sera secourable à tous dans la mesure de ses forces, et toutes ses actions porteront l’empreinte de la justice et de l’amour des hommes. Au contraire, qu’on essaye une fois de dire : « Cet homme est vertueux, mais il ne connaît aucune pitié », ou bien : « C’est un homme injuste et méchant pourtant il est très compatissant », alors la contradiction devient sensible. — Tout le monde n’a pas les mêmes goûts ; mais je ne connais pas de plus belle prière, que celle par laquelle se terminent les vieilles pièces du théâtre hindou (comme autrefois les pièces anglaises se terminaient par ces mots : « pour le roi »). Voici quel en est le sens : « Puissent tous les êtres vivants rester libres de douleurs. » — (L. 166.)