Pensées, maximes et fragments
IV
PENSÉES SUR L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ.
Les choses se passent dans le monde comme dans les drames de Gozzi où les mêmes personnes paraissent toujours, avec les mêmes intentions et le même sort ; les motifs et les événements différent assurément dans chaque pièce, mais l’esprit des événements est le même, les personnages d’une pièce ne savent rien non plus de ce qui s’est passé dans l’autre, où ils étaient pourtant acteurs : aussi après toutes les expériences des pièces précédentes, Pantalone n’est devenu ni plus adroit ni plus généreux, ni Tartaglia plus honnête, ni Brighella plus courageux, ni Colombine plus vertueuse. — (W. I. 215.)
Notre monde civilisé n’est qu’une grande mascarade. On y rencontre des chevaliers, des moines, des soldats, des docteurs, des avocats, des prêtres, des philosophes, et que ne rencontre-t-on pas encore ? Mais ils ne sont pas ce qu’ils représentent : ce sont de simples masques sous lesquels se cachent la plupart du temps des spéculateurs d’argent (moneymakers.) Tel prend aussi le masque de la justice et du droit avec le secours d’un avocat, pour mieux frapper son semblable ; tel autre, dans le même but, a choisi le masque du bien public et du patriotisme ; un troisième celui de la religion, de la foi immaculée. Pour toutes sortes de buts secrets, plus d’un s’est caché sous le masque de la philosophie, comme aussi de la philanthrophie, etc. Les femmes ont moins de choix : elles se servent la plupart du temps du masque de la vertu, de la pudeur, de la simplicité, de la modestie. Il y aussi des masques généraux, sans caractère spécial, comme les dominos au bal masqué, et que l’on rencontre partout : ceux-là nous figurent l’honnêteté rigide, la politesse, la sympathie sincère et l’amitié grimaçante. La plupart du temps, il n’y a, comme je l’ai dit, que de purs industriels, commerçants, spéculateurs, sous tous ces masques. A ce point de vue la seule classe honnête est celle des marchands, car seuls ils se donnent pour ce qu’ils sont, et se promènent à visage découvert : aussi les a-t-on mis au bas de l’échelle. — (P. II. 226.)
Le médecin voit l’homme dans toute sa faiblesse ; le juriste le voit dans toute sa méchanceté ; le théologien, dans toute sa bêtise. — (P. II. 639.)
De même qu’il suffit d’une feuille à un botaniste pour reconnaître toute la plante, de même qu’un seul os suffisait à Cuvier pour reconstruire tout l’animal, ainsi une seule action caractéristique de la part d’un homme peut permettre d’arriver à une connaissance exacte de son caractère, et par conséquent de le reconstituer en une certaine mesure, quand bien même il s’agirait d’une chose insignifiante ; l’occasion n’en est que plus favorable : car dans les affaires plus importantes, les hommes sont sur leur garde, dans les petites choses, au contraire, ils suivent leur nature sans y songer beaucoup. Si quelqu’un, à propos d’une vétille, montre par sa conduite absolument égoïste, sans les moindres égards pour autrui, que le sentiment de justice est étranger à son cœur, il ne faut pas lui confier un centime, sans prendre les sûretés suffisantes… D’après le même principe, il faut briser immédiatement avec ces gens qui s’appellent les bons amis, même pour les moindres choses, quand ils trahissent un caractère méchant, faux ou vulgaire, afin de prévenir par là les mauvais tours qu’ils pourraient vous jouer dans des affaires graves. J’en dirais autant des domestiques : plutôt seul qu’au milieu de traîtres. — (L. 151.)
Laisser paraître de la colère ou de la haine dans ses paroles ou sur son visage, cela est inutile, dangereux, imprudent, ridicule, commun. On ne doit trahir sa colère ou sa haine que par des actes. Les animaux à sang froid sont les seuls qui aient du venin. — (P. I. 497.)
Politesse est prudence ; impolitesse une stupidité : se faire des ennemis aussi inutilement et de gaîté de cœur, c’est du délire, comme lorsque l’on met le feu à sa maison. Car la politesse est comme les jetons, une monnaie notoirement fausse ; être économe de cette monnaie, c’est un manque d’esprit ; en être prodigue au contraire, c’est faire preuve de bon sens. — (L. 217.)
Notre confiance envers les autres n’a très souvent d’autres causes que la paresse, l’égoïsme et la vanité : la paresse quand l’ennui de réfléchir, de veiller, d’agir, nous porte à nous confier à un autre ; l’égoïsme, quand le besoin de parler de nos affaires nous excite à lui faire des confidences ; la vanité quand nous avons quelque chose d’avantageux à dire sur notre compte. Nous n’exigeons pas moins qu’on nous fasse honneur de notre confiance. — (P. I. 491.)
Il est prudent de faire sentir de temps en temps aux gens, hommes et femmes, que l’on peut fort bien se passer d’eux : cela fortifie l’amitié ; et même près de la plupart des hommes, il n’est pas mauvais de glisser de temps en temps dans la conversation une nuance de dédain à leur égard ; ils font d’autant plus de cas de notre amitié : chi non istima vien stimato, qui n’estime pas est estimé, dit un proverbe italien. Si quelqu’un a beaucoup de valeur réelle à nos yeux, il faut le lui cacher comme si c’était un crime. Voilà qui n’est pas précisément réjouissant ; mais il en est ainsi. C’est à peine si les chiens supportent la grande amitié : bien moins encore les hommes. — (P. I. 480.)
Les amis se disent sincères ; ce sont les ennemis qui le sont : aussi devrait-on prendre leur critique comme une médecine amère, et apprendre par eux à se mieux connaître. — (P. I. 489).
Il peut arriver que nous regrettions la mort de nos ennemis et de nos adversaires, même après nombre d’années, presque autant que celle de nos amis, — c’est quand nous trouvons qu’ils nous manquent pour être témoins de nos éclatants succès. — (P. II. 621.)
Rien ne trahit plus l’ignorance des hommes que si l’on allègue comme une preuve des mérites et de la valeur d’un homme qu’il a beaucoup d’amis : comme si les hommes accordaient leur amitié d’après la valeur et le mérite ! comme s’ils n’étaient pas au contraire semblables aux chiens qui aiment celui qui les caresse ou leur donne des os, sans plus s’occuper d’eux au delà ! — Celui qui s’entend le mieux à les caresser, fussent-ils les bêtes les plus vilaines, celui-là a beaucoup d’amis. — (M. 257.)
« Ni aimer, ni haïr », c’est la moitié de la sagesse humaine : « ne rien dire et ne rien croire » l’autre moitié. Mais avec quel plaisir on tourne le dos à un monde qui exige une pareille sagesse. — (P. I. 496.)
La différence entre la vanité et l’orgueil, c’est que l’orgueil est une conviction bien arrêtée de notre supériorité en toutes choses ; la vanité au contraire est le désir d’éveiller chez les autres cette persuasion, avec une secrète espérance de se laisser à la longue convaincre soi-même. L’orgueil a donc son origine dans une conviction intérieure et directe que l’on a de sa haute valeur ; au contraire, la vanité cherche un appui dans l’opinion du dehors pour arriver à l’estime de soi-même. La vanité rend bavard, l’orgueil rend silencieux. Mais l’homme vain devrait savoir que la haute opinion des autres, objet de ses efforts, s’obtient beaucoup plus aisément par un silence continu que par la parole, quand même on aurait les plus belles choses à dire. — N’est pas orgueilleux qui veut, tout au plus peut-on simuler l’orgueil, mais comme tout rôle de convention, ce rôle-là ne pourra être soutenu jusqu’au bout. Car il n’y a que la conviction ferme, profonde, inébranlable que l’on a de posséder des qualités supérieures et exceptionnelles, qui rende réellement orgueilleux. Cette conviction a beau être erronée, ou bien encore ne reposer que sur des avantages extérieurs et de convention, cela ne nuit en rien à l’orgueil, si elle est sérieuse et sincère. Car l’orgueil a ses racines dans notre conviction, et il ne dépend pas, non plus que toute autre connaissance, de notre bon plaisir. Son pire ennemi, j’entends son plus grand obstacle, est la vanité qui ne brigue les applaudissements d’autrui que pour édifier une haute opinion de soi-même, tandis que l’orgueil fait supposer que ce sentiment est déjà entièrement affermi en nous.
Bien des gens blâment et critiquent l’orgueil ; ceux-là sans doute n’ont rien en eux-mêmes qui puisse les rendre fiers. — (P. I. 379.)
La nature est ce qu’il y a de plus aristocratique au monde : toute différence que le rang ou la richesse en Europe, les castes dans l’Inde établissent entre les hommes, est petite en comparaison de la distance qu’au point de vue moral et intellectuel la nature a irrévocablement fixée ; et, dans l’aristocratie de la nature comme dans les autres aristocraties, il y a dix mille plébéiens pour un noble et des millions pour un prince ; la grande foule c’est le tas, plebs, mob, rabble, la canaille.
C’est pourquoi, soit dit en passant, les patriciens et les nobles de la nature devraient aussi peu que ceux des États se mêler à la populace, mais vivre d’autant plus séparés et inabordables qu’ils sont plus élevés. — (N. 382.)
La tolérance que l’on remarque et que l’on loue souvent chez les grands hommes, n’est toujours que le résultat du plus grand mépris pour les autres hommes : lorsqu’un grand esprit est tout à fait pénétré de ce mépris, il cesse de considérer les hommes comme ses semblables, et d’exiger d’eux ce qu’on exige de ses semblables. Il est alors aussi tolérant envers eux qu’envers tous les autres animaux, auxquels nous n’avons pas à reprocher leur déraison et leur bestialité. — (N. 359.)
C’est la malédiction de l’homme de génie que, dans la mesure même où il semble aux autres grand et admirable, ceux-ci lui paraissent à leur tour petits et pitoyables. Il lui faut pendant toute sa vie réprimer cette opinion, comme les autres répriment la leur. Cependant il est condamné à vivre dans une île déserte, où il ne rencontre personne de semblable à lui, et qui n’a d’autres habitants que des singes et des perroquets. Et toujours il est victime de cette illusion, qui lui fait prendre de loin un singe pour un homme. — (N. 359.)