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Pensées, maximes et fragments

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I
MÉTAPHYSIQUE DE L’AMOUR[31].

[31] W. II, p. 607.

O vous sages, à la science haute et profonde, qui avez médité et qui savez où, quand et comment tout s’unit dans la nature, pourquoi tous ces amours, ces baisers ; vous, sages sublimes, dites-le moi ! Mettez à la torture votre esprit subtil et dites-moi où, quand et comment, il m’arriva d’aimer, pourquoi il m’arriva d’aimer ?

Bürger.

On est généralement habitué à voir les poètes occupés à peindre l’amour. La peinture de l’amour est le sujet principal de toutes les œuvres dramatiques, tragiques ou comiques, romantiques ou classiques, dans les Indes aussi bien qu’en Europe : il est aussi de tous les sujets le plus fécond pour la poésie lyrique comme pour la poésie épique ; sans parler des innombrables quantités de romans, qui, depuis des siècles, se produisent chaque année dans tous les pays civilisés d’Europe aussi réguliers que les fruits des saisons. Tous ces ouvrages ne sont au fond que des descriptions variées et plus ou moins développées de cette passion. Les peintures les plus parfaites, Roméo et Juliette, la nouvelle Héloïse, Werther, ont acquis une gloire immortelle. Dire avec La Rochefoucauld qu’il en est de l’amour passionné comme des spectres dont tout le monde parle, mais que personne n’a vus ; ou bien contester avec Lichtenberg, dans son Essai, « sur la puissance de l’amour » la réalité de cette passion et nier qu’elle soit conforme à la nature ; c’est là une grande erreur. Car il est impossible de concevoir comme un sentiment étranger ou contraire à la nature humaine, comme une pure fantaisie en l’air ce que le génie des poètes ne se lasse pas de peindre, ni l’humanité d’accueillir avec une sympathie inébranlable ; puisque sans vérité, il n’y a point d’art achevé.

Rien n’est beau que le vrai ; le vrai seul est aimable.

Boileau.

D’ailleurs l’expérience générale, bien qu’elle ne se renouvelle pas tous les jours, prouve qu’une inclination vive et encore gouvernable peut, sous l’empire de certaines circonstances, grandir et surpasser par sa violence toutes les autres passions, écarter toutes les considérations, surmonter tous les obstacles avec une force et une persévérance incroyables, au point que l’on risque sans hésiter sa vie pour satisfaire son désir, et même que l’on en fait bon marché si ce désir est sans espoir. Ce n’est pas seulement dans les romans qu’il y a des Werther et des Jacopo Ortis : chaque année, l’Europe en pourrait signaler au moins une demi-douzaine : Sed ignotis perierunt mortibus illi ; ils meurent inconnus, et leurs souffrances n’ont d’autre chroniqueur que l’employé qui enregistre les décès, d’autres annales que les faits divers des journaux. Les personnes qui lisent les feuilles françaises et anglaises attesteront l’exactitude de ce que j’avance. Mais plus grand encore est le nombre de ceux que cette passion conduit à l’hôpital des fous. Enfin l’on constate chaque année divers cas de double suicide, lorsque deux amants désespérés tombent victimes des circonstances extérieures qui les séparent ; pour moi, je n’ai jamais compris comment deux êtres qui s’aiment, et croient trouver dans cet amour la félicité suprême, ne préfèrent pas rompre violemment avec toutes les conventions sociales et subir toute espèce de honte, plutôt que d’abandonner la vie en renonçant à un bonheur au delà duquel ils n’imaginent rien. — Quant aux degrés inférieurs, aux légères atteintes de cette passion, chacun les a chaque jour sous les yeux et, pour peu qu’il soit jeune, la plupart du temps aussi dans le cœur.

Il n’est donc pas permis de douter de la réalité de l’amour ni de son importance. Au lieu de s’étonner qu’un philosophe cherche à s’emparer lui aussi de cette question, thème éternel pour tous les poètes, l’on devrait plutôt être surpris qu’une affaire qui joue dans la vie humaine un rôle si important ait été, jusqu’à présent, négligée par les philosophes, et soit là devant nous comme une matière neuve. De tous les philosophes, c’est encore Platon qui s’est le plus occupé de l’amour, surtout dans le Banquet et dans le Phèdre. Ce qu’il a dit sur ce sujet rentre dans le domaine des mythes, fables et jeux d’esprit, et concerne surtout l’amour grec. Le peu qu’en dit Rousseau dans le Discours sur l’inégalité, est faux et insuffisant ; Kant dans la 3e partie du Traité sur le sentiment du beau et du sublime, aborde un tel sujet d’une façon trop superficielle et parfois inexacte comme quelqu’un qui ne s’y entend guère. Platner, dans son anthrophologie ne nous offre que des idées médiocres et plates. La définition de Spinoza mérite d’être citée à cause de son extrême naïveté : Amor est titillatio, concomitante idea causae externae (Eth. IV, prop. 44, dem.) Je n’ai donc ni à me servir de mes prédécesseurs, ni à les réfuter. Ce n’est pas par les livres, c’est par l’observation de la vie extérieure que ce sujet s’est imposé à moi, et a pris place de lui-même dans l’ensemble de mes considérations sur le monde. — Je n’attends ni approbation ni éloge des amoureux qui cherchent naturellement à exprimer par les images les plus sublimes et les plus éthérées l’intensité de leurs sentiments : à ceux-là, mon point de vue paraîtra trop physique, trop matériel, tout métaphysique et transcendant qu’il soit au fond. Puissent-ils se rendre compte avant de me juger que l’objet de leur amour qu’ils exaltent aujourd’hui dans des madrigaux et des sonnets, aurait à peine obtenu d’eux un regard, s’il était né dix-huit ans plus tôt.

Car toute inclination tendre, quelques airs éthérés qu’elle affecte, a toutes ses racines dans l’instinct naturel des sexes ; et même elle n’est pas autre chose que cet instinct spécialisé, déterminé, et même tout à fait individualisé. Ceci posé, si l’on observe le rôle important que joue l’amour à tous ses degrés et dans toutes ses nuances non seulement dans les comédies et dans les romans, mais aussi dans le monde réel, où il est, avec l’amour de la vie, le plus puissant et le plus actif de tous les ressorts, si l’on songe qu’il occupe continuellement les forces de la plus jeune partie de l’humanité, qu’il est le dernier but de presque tout effort humain, qu’il a une influence perturbatrice sur les affaires les plus importantes, qu’il interrompt à toute heure les occupations les plus sérieuses, que parfois il met pour un temps les plus grands esprits à l’envers, qu’il ne se fait pas scrupule d’intervenir, pour les troubler, avec ses vétilles, dans les négociations diplomatiques et les travaux des savants, qu’il s’entend même à glisser ses billets doux et ses petites mèches de cheveux jusque dans les portefeuilles des ministres et les manuscrits des philosophes, ce qui ne l’empêche pas d’être chaque jour le promoteur des plus mauvaises affaires et des plus embrouillées, qu’il rompt les relations les plus précieuses, brise les liens les plus solides, qu’il prend pour victimes tantôt la vie ou la santé, tantôt la richesse, le rang et le bonheur, qu’il fait de l’honnête homme un homme sans honneur, du fidèle un traître, qu’il semble être ainsi comme un démon malfaisant qui s’efforce de tout bouleverser, tout embrouiller, tout détruire ; — on est alors prêt à s’écrier : Pourquoi tant de bruit ? pourquoi ces efforts, ces emportements, ces anxiétés et cette misère ? Il ne s’agit pourtant que d’une chose bien simple, il s’agit seulement que chaque Jeannot trouve sa Jeannette[32]. Pourquoi une telle bagatelle devrait-elle jouer un rôle si important et mettre sans cesse le trouble et le désarroi dans la vie bien réglée des hommes ? — Mais, pour le penseur sérieux, l’esprit de la vérité dévoile peu à peu cette réponse : il ne s’agit point d’une vétille ; loin de là, l’importance de l’affaire est égale au sérieux et à l’emportement de la poursuite. Le but définitif de toute amoureuse entreprise, qu’elle tourne au tragique ou au comique, est réellement ce qu’il y a de plus important dans les divers buts de la vie humaine, et mérite le sérieux profond avec lequel chacun la poursuit. En effet, ce qui est en question, ce n’est rien moins que la combinaison de la génération prochaine. Les dramatis personæ, les acteurs qui entreront en scène, quand nous en sortirons, se trouveront ainsi déterminés dans leur existence et dans leur nature par cette passion si frivole. De même que l’être, l’Existentia de ces personnes futures a pour condition absolue l’instinct de l’amour en général ; la nature propre de leur caractère, leur Essentia, dépend absolument du choix individuel de l’amour des sexes et se trouve ainsi à tous égards irrévocablement fixée. Voilà la clef du problème : elle nous sera mieux connue quand nous aurons parcouru tous les degrés de l’amour depuis l’inclination la plus fugitive, jusqu’à la passion la plus violente : nous reconnaîtrons alors que sa diversité naît du degré de l’individualisation dans le choix.

[32] Je ne pouvais employer ici le terme propre, libre au lecteur de traduire cette phrase dans la langue d’Aristophane. (Note de Schopenhauer.)

Toutes les passions amoureuses de la génération présente ne sont donc pour l’humanité entière que la sérieuse meditatio compositionis generationis futuræ, e quâ iterum pendent innumeræ generationes. Il ne s’agit plus, en effet, comme dans les autres passions humaines, d’un malheur ou d’un avantage individuel, mais de l’existence et de la constitution spéciale de l’humanité future : la volonté individuelle atteint, dans ce cas, sa plus haute puissance, se transforme en volonté de l’espèce. — C’est sur ce grand intérêt que repose le pathétique et le sublime de l’amour, ses transports, ses douleurs infinies que les poètes depuis des milliers de siècles ne se lassent point de représenter dans des exemples sans nombre. Quel autre sujet l’emporterait en intérêt sur celui qui touche au bien ou au mal de l’espèce ? car l’individu est à l’espèce ce que la surface des corps est aux corps eux-mêmes. C’est ce qui fait qu’il est si difficile de donner de l’intérêt à un drame sans y mêler une intrigue d’amour ; et pourtant, malgré l’usage journalier qu’on en fait, le sujet n’est jamais épuisé.

Quand l’instinct des sexes se manifeste dans la conscience individuelle d’une manière vague et générale, et sans détermination précise, c’est la volonté de vivre absolue, en dehors de tout phénomène, qui se fait jour. Lorsque dans un être conscient l’instinct de l’amour se spécialise sur un individu déterminé, ce n’est au fond que cette même volonté qui aspire à vivre dans un être nouveau et distinct, exactement déterminé. Et dans ce cas l’instinct de l’amour tout subjectif fait illusion à la conscience, et sait très bien se couvrir du masque d’une admiration objective. Car la nature a besoin de ce stratagème pour atteindre ses buts. Si désintéressée et idéale que puisse paraître l’admiration pour une personne aimée, le but final est en réalité la création d’un être nouveau déterminé dans sa nature : ce qui le prouve, c’est que l’amour ne se contente pas d’un sentiment réciproque, mais qu’il exige la possession même, l’essentiel, c’est-à-dire la jouissance physique. La certitude d’être aimé ne saurait consoler de la privation de celle qu’on aime ; et dans un cas pareil plus d’un amant s’est brûlé la cervelle. Il arrive au contraire que, ne pouvant être payés de retour, des gens très épris se contentent de la possession c’est-à-dire de la jouissance physique. C’est le cas de tous les mariages forcés, des amours vénales ou de celles obtenues par violence. Qu’un certain enfant soit engendré, c’est là le but unique, véritable, de tout roman d’amour, bien que les amoureux ne s’en doutent guère : l’intrigue qui conduit au dénoûment est chose accessoire. — Les âmes nobles, sentimentales, tendrement éprises, auront beau protester ici contre l’âpre réalisme de ma doctrine ; leurs protestations n’ont pas de raison d’être. La constitution et le caractère précis et déterminé de la génération future, n’est-ce pas là un but infiniment plus élevé, infiniment plus noble que leurs sentiments impossibles et leurs chimères idéales ? Eh quoi ! parmi toutes les fins que se propose la vie humaine, peut-il y en avoir une plus considérable ? Celle-là seule explique les profondes ardeurs de l’amour[33], la gravité du rôle qu’il joue, l’importance qu’il communique aux plus légers incidents. Il ne faut pas perdre de vue ce but réel, si l’on veut s’expliquer tant de manœuvres, de détours, d’efforts, et ces tourments infinis pour obtenir l’être aimé, lorsque, au premier abord, ils semblent si disproportionnés. Car c’est la génération à venir dans sa détermination absolument individuelle, qui se pousse vers l’existence à travers ces peines et ces efforts.

[33]

Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
Déchaînés dans vos flancs comme d’ardents essaims,
Ces transports, c’est déjà l’humanité future
Qui s’agite en vos seins.

Mme Ackermann. (L’amour et la mort.)

Oui c’est elle-même qui déjà s’agite dans le choix circonspect, déterminé, opiniâtre, cherchant à satisfaire cet instinct qui s’appelle l’amour ; c’est déjà la volonté de vivre de l’individu nouveau, que les amants peuvent et désirent engendrer ; que dis-je ? déjà dans l’entrecroisement de leurs regards chargés de désirs s’allume une vie nouvelle, un être futur s’annonce, création complète, harmonieuse. Ils aspirent à une union véritable, à la fusion en un seul être ; cet être qu’ils vont engendrer sera comme le prolongement de leur existence, il en sera la plénitude ; en lui les qualités héréditaires des parents, fusionnées et réunies, continuent à vivre. Au contraire, une antipathie réciproque et obstinée entre un homme et une jeune fille est le signe qu’ils ne pouvaient engendrer qu’un être mal constitué, sans harmonie et malheureux. Aussi, est-ce avec un sens profond que Calderon représente la cruelle Sémiramis, qu’il nomme une fille de l’air, comme le fruit d’un viol, qui fut suivi du meurtre de l’époux.

Cette souveraine force qui attire exclusivement l’un vers l’autre deux individus de sexe différent, c’est la volonté de vivre manifeste dans toute l’espèce ; elle cherche à se réaliser selon ses fins dans l’enfant qui doit naître d’eux ; il tiendra du père la volonté ou le caractère ; de la mère, l’intelligence, de tous les deux sa constitution physique ; pourtant les traits reproduiront plutôt ceux du père, la taille rappellera plutôt celle de la mère… S’il est difficile d’expliquer le caractère tout à fait spécial et exclusivement individuel de chaque homme, il n’est pas moins difficile de comprendre le sentiment également particulier et exclusif qui entraîne deux personnes l’une vers l’autre ; au fond, ces deux choses n’en font qu’une. La passion est implicitement, ce que l’individualité est explicitement. Le premier pas vers l’existence, le véritable punctum saliens de la vie, c’est en réalité l’instant où nos parents commencent à s’aimer — to fancy each other, selon une admirable expression anglaise, et comme nous l’avons dit c’est de la rencontre et de l’attachement de leurs ardents regards que naît le premier germe de l’être nouveau, germe fragile, prompt à disparaître comme tous les germes. Cet individu nouveau est en quelque sorte une nouvelle idée platonicienne : et comme toutes les idées font un effort violent pour arriver à se manifester dans le monde des phénomènes, avides de saisir la matière favorable que la loi de causalité leur livre en partage, de même cette idée particulière d’une individualité humaine tend avec une violence, une ardeur extrêmes à se réaliser dans un phénomène. Cette énergie, cette impétuosité, c’est justement la passion que les deux parents futurs éprouvent l’un pour l’autre. Elle a des degrés infinis dont les deux extrêmes pourraient être désignés sous le nom de l’amour vulgaire, Ἀφροδίτη πάνδημος, et de l’amour divin, οὐρανία : — mais quant à l’essence de l’amour, elle est partout et toujours la même. Dans ses divers degrés elle est d’autant plus puissante qu’elle est plus individualisée, en d’autres termes elle est d’autant plus forte que la personne aimée, par toutes ses qualités et ses manières d’être, est plus capable, à l’exclusion de toute autre personne, de répondre au vœu particulier et au besoin déterminé qu’elle a fait naître chez celui qui l’aime.

L’amour par essence et du premier mouvement est entraîné vers la santé, la force et la beauté, vers la jeunesse qui en est l’expression, parce que la volonté désire, avant tout, créer des êtres capables de vivre avec le caractère intégral de l’espèce humaine ; l’amour vulgaire (Ἀφροδίτη πάνδημος) ne va guère plus loin. Puis viennent d’autres exigences plus spéciales, et qui grandissent et fortifient la passion. Il n’y a d’amour puissant que dans la conformité parfaite de deux êtres… Et comme il n’y a pas deux individus absolument semblables, chaque homme doit trouver chez une certaine femme les qualités qui correspondent le mieux à ses qualités propres, toujours au point de vue des enfants à naître. Plus cette rencontre est rare, plus rare aussi l’amour vraiment passionné. C’est précisément parce que chacun de nous porte en puissance ce grand amour que nous comprenons la peinture que nous en fait le génie des poètes. — Justement parce que cette passion de l’amour vise exclusivement l’être futur et les qualités qu’il doit avoir, il peut arriver qu’entre un jeune homme et une jeune fille, d’ailleurs agréables et bien faits, une sympathie de sentiment, de caractère et d’esprit fasse naître une amitié étrangère à l’amour ; il se peut même que, sur ce dernier point, il y ait entre eux une certaine antipathie. La raison en est que l’enfant qui naîtrait d’eux manquerait de l’harmonie intellectuelle ou physique, qu’en un mot son existence et sa constitution ne correspondraient pas aux plans que se propose la volonté de vivre dans l’intérêt de l’espèce. Il peut arriver, au contraire, qu’en dépit de la dissemblance des sentiments, du caractère et de l’esprit, en dépit de la répugnance et de l’aversion même qui en résultent, l’amour naisse pourtant et subsiste, parce qu’il rend aveugle sur ces incompatibilités. S’il en résulte un mariage, ce mariage sera nécessairement très malheureux.

Allons maintenant au fond des choses. — L’égoïsme en chaque homme a des racines si profondes, que les motifs égoïstes sont les seuls sur lesquels on puisse compter avec assurance pour exciter l’activité d’un être individuel. L’espèce, il est vrai, a sur l’individu un droit antérieur, plus immédiat et plus considérable que l’individualité éphémère. Pourtant, quand il faut que l’individu agisse et se sacrifie pour le maintien et le développement de l’espèce, son intelligence, toute dirigée vers les aspirations individuelles, a peine à comprendre la nécessité de ce sacrifice et à s’y soumettre aussitôt. Pour atteindre son but, il faut donc que la nature abuse l’individu par quelque illusion, en vertu de laquelle il voie son propre bonheur dans ce qui n’est, en réalité, que le bien de l’espèce ; l’individu devient ainsi l’esclave inconscient de la nature, au moment où il croit n’obéir qu’à ses seuls désirs. Une pure chimère aussitôt évanouie flotte devant ses yeux et le fait agir. Cette illusion n’est autre que l’instinct. C’est lui qui, dans la plupart des cas, représente le sens de l’espèce, les intérêts de l’espèce devant la volonté. Mais ici comme la volonté est devenue individuelle, elle doit être trompée de telle sorte qu’elle perçoive par le sens de l’individu les desseins que le sens de l’espèce a sur elle : ainsi, elle croit travailler au profit de l’individu, tandis qu’en réalité elle ne travaille que pour l’espèce, dans son sens le plus spécial. C’est chez l’animal que l’instinct joue le plus grand rôle et que sa manifestation extérieure peut être le mieux observée ; mais quant aux voies secrètes de l’instinct, comme pour tout ce qui est intérieur, nous ne pouvons apprendre à les connaître qu’en nous-mêmes. On s’imagine, il est vrai, que l’instinct a peu d’empire sur l’homme, ou du moins qu’il ne se manifeste guère que chez le nouveau-né cherchant à saisir le sein de sa mère. Mais en réalité, il y a un instinct très déterminé, très manifeste et surtout très compliqué, qui nous guide dans le choix si fin, si sérieux, si particulier de la personne que l’on aime et dont on désire la possession. S’il n’y avait de caché sous le plaisir des sens que la satisfaction d’un impérieux besoin, la beauté ou la laideur de l’autre individu serait indifférente. La recherche passionnée de la beauté, le prix qu’on y attache, le choix qu’on y apporte, ne concernent donc pas l’intérêt personnel de celui qui choisit, bien qu’il se l’imagine, mais évidemment l’intérêt de l’être futur dans lequel il importe de maintenir le plus possible intégral et pur le type de l’espèce. En effet, mille accidents physiques et mille disgrâces morales peuvent amener une déviation de la figure humaine : pourtant le vrai type humain, dans toutes ses parties, est toujours rétabli à nouveau, grâce à ce sens de la beauté qui domine toujours et dirige l’instinct des sexes, sans quoi l’amour ne serait plus qu’un besoin révoltant.

Ainsi donc il n’est point d’homme qui tout d’abord ne désire ardemment et ne préfère les plus belles créatures, parce qu’elles réalisent le type le plus pur de l’espèce ; puis il recherchera surtout les qualités qui lui manquent, ou parfois les imperfections opposées à celles qu’il a lui-même et les trouvera belles : de là vient, par exemple, que les grandes femmes plaisent aux petits hommes, et que les blonds aiment les brunes, etc. — L’enthousiasme vertigineux qui s’empare de l’homme à la vue d’une femme dont la beauté répond à son idéal, et fait luire à ses yeux le mirage du bonheur suprême s’il s’unit avec elle, n’est autre chose que le sens de l’espèce qui reconnaît son empreinte claire et brillante et qui par elle aimerait à se perpétuer…

Ces considérations jettent une vive lumière sur la nature intime de tout instinct ; comme on le voit ici, son rôle consiste presque toujours à faire mouvoir l’individu pour le bien de l’espèce. Car, évidemment, la sollicitude d’un insecte pour trouver une certaine fleur, un certain fruit, un excrément ou un morceau de chair, ou bien comme l’ichneumon la larve d’un autre insecte pour déposer ses œufs là et pas ailleurs, et son indifférence de la peine ou du danger quand il s’agit d’y parvenir, sont fort analogues à la préférence exclusive de l’homme pour une certaine femme, celle dont la nature individuelle répond à la sienne : il la recherche avec un zèle si passionné que, plutôt que de manquer son but, au mépris de toute raison, il sacrifie souvent le bonheur de sa vie ; il ne recule ni devant un mariage insensé, ni devant des liaisons ruineuses, ni devant le déshonneur, ni devant des actes criminels, adultère ou viol, et cela uniquement pour servir les buts de l’espèce sous la loi souveraine de la nature aux dépens même de l’individu. Partout en effet l’instinct semble dirigé par une intention individuelle, tandis qu’il y est tout à fait étranger. Toutes les fois que l’individu livré à lui-même serait incapable de comprendre les vues de la nature, ou porté à lui résister, elle fait surgir l’instinct : voilà pourquoi l’instinct a été donné aux animaux et surtout aux animaux inférieurs les plus dénués d’intelligence ; mais l’homme n’y est guère soumis que dans le cas spécial qui nous occupe. Ce n’est pas que l’homme fût incapable de comprendre le but de la nature, mais il ne l’aurait peut-être pas poursuivi avec tout le zèle nécessaire aux dépens même de son bonheur particulier. Ainsi dans cet instinct, comme dans tous les autres, la vérité se revêt d’illusion pour agir sur la volonté. C’est une illusion de volupté qui fait miroiter devant les yeux de l’homme l’image décevante d’une félicité souveraine dans les bras de la beauté que n’égale à ses yeux nulle autre créature humaine ; illusion encore, quand il s’imagine que la possession d’un seul être au monde lui assure un bonheur sans mesure et sans limites. Il se figure sacrifier à sa seule jouissance sa peine et ses efforts, tandis qu’en réalité il ne travaille qu’au maintien du type intégral de l’espèce, à la création d’un certain individu tout à fait déterminé qui a besoin de cette union pour se réaliser et arriver à l’existence. C’est tellement là le caractère de l’instinct d’agir en vue d’une fin dont pourtant il n’a pas l’idée, que l’homme, poussé par l’illusion qui le possède, a quelquefois horreur du but auquel il est conduit, qui est la procréation des êtres ; il voudrait même s’y opposer ; c’est le cas de presque toutes les amours en dehors du mariage. Une fois sa passion satisfaite, tout amant éprouve une étrange déception ; il s’étonne de ce que l’objet de tant de désirs passionnés ne lui procure qu’un plaisir éphémère, suivi d’un rapide désenchantement. Ce désir est en effet aux autres désirs qui agitent le cœur de l’homme, ce que l’espèce est à l’individu, ce que l’infini est au fini. L’espèce seule au contraire profite de la satisfaction de ce désir, mais l’individu n’en a pas conscience ; tous les sacrifices qu’il s’est imposés, poussé par le génie de l’espèce, ont servi à un but qui n’est pas le sien. Aussi tout amant, le grand œuvre de la nature une fois accompli, se trouve mystifié ; car l’illusion qui le rendait dupe de l’espèce s’est évanouie. Platon dit très bien : ἡδονή ἁπάντων ἀλαζονέστατον. Voluptas omnium maxime vaniloqua.

Ces considérations jettent des clartés nouvelles sur les instincts et le sens esthétique des animaux. Eux aussi ils sont esclaves de cette sorte d’illusion qui fait briller à leurs yeux le mirage trompeur de leur propre jouissance, tandis qu’ils travaillent si assidûment et avec un désintéressement si absolu pour l’espèce ; ainsi l’oiseau bâtit son nid, ainsi l’insecte cherche l’endroit propice pour y déposer ses œufs, ou bien se livre à la chasse d’une proie dont il ne jouira pas lui-même, qui doit servir de nourriture pour les larves futures et qu’il placera à côté des œufs ; ainsi l’abeille, la guêpe, la fourmi travaillent à leurs constructions futures et prennent leurs dispositions si compliquées. Ce qui dirige toutes ces bêtes, c’est évidemment une illusion qui met au service de l’espèce le masque d’un intérêt égoïste. Telle est la seule explication vraisemblable du phénomène interne et subjectif qui dirige les manifestations de l’instinct. Mais à voir les choses par le dehors, nous remarquons chez les animaux les plus esclaves de l’instinct, surtout chez les insectes, une prédominance du système ganglionnaire, c’est-à-dire du système nerveux subjectif sur le système cérébral ou objectif ; d’où il faut conclure que les bêtes sont poussées non pas tant par une intelligence objective et exacte que par des représentations subjectives excitant des désirs qui naissent de l’action du système ganglionnaire sur le cerveau, ce qui prouve bien qu’elles sont sous l’empire d’une sorte d’illusion : et telle sera la marche physiologique de tout instinct. — Comme éclaircissement, je mentionne encore un autre exemple moins caractéristique il est vrai de l’instinct dans l’homme, c’est l’appétit capricieux des femmes enceintes : il semble naître de ce que la nourriture de l’embryon exige parfois une modification particulière ou déterminée du sang qui afflue vers lui : alors la nourriture la plus favorable se présente aussitôt à l’esprit de la femme enceinte comme l’objet d’un vif désir ; là encore il y a illusion. La femme aurait donc un instinct de plus que l’homme : le système ganglionnaire est aussi beaucoup plus développé chez la femme. — La prédominance excessive du cerveau explique comment l’homme a moins d’instinct que les bêtes, et comment ses instincts peuvent quelquefois s’égarer. Ainsi, par exemple, le sens de la beauté qui dirige le choix dans la recherche de l’amour, s’égare lorsqu’il dégénère en vice contre nature ; de même une certaine mouche (musca vomitoria) au lieu de mettre ses œufs, conformément à son instinct, dans une chair en décomposition, les dépose dans la fleur de l’arum dracunculus égarée par l’odeur cadavérique de cette plante.

L’amour a donc toujours pour fondement un instinct dirigé vers la reproduction de l’espèce : cette vérité nous paraîtra claire jusqu’à l’évidence, si nous examinons la question en détail, comme nous allons le faire.

Tout d’abord il faut considérer que l’homme est par nature porté à l’inconstance dans l’amour, la femme à la fidélité[34]. L’amour de l’homme baisse d’une façon sensible, à partir de l’instant où il a obtenu satisfaction : il semble que toute autre femme ait plus d’attrait que celle qu’il possède ; il aspire au changement. L’amour de la femme au contraire grandit à partir de cet instant. C’est là une conséquence du but de la nature qui est dirigé vers le maintien et par suite vers l’accroissement le plus considérable possible de l’espèce. L’homme en effet peut aisément engendrer plus de cent enfants en une année, s’il a autant de femmes à sa disposition ; la femme au contraire eût-elle autant de maris, ne pourrait mettre au monde qu’un enfant par année, en exceptant les jumeaux. Aussi l’homme est-il toujours en quête d’autres femmes ; tandis que la femme reste fidèlement attachée à un seul homme : car la nature la pousse instinctivement et sans réflexion à conserver près d’elle celui qui doit nourrir et protéger la petite famille future. De là résulte que la fidélité dans le mariage est artificielle pour l’homme et naturelle à la femme, et par conséquent l’adultère de la femme à cause de ses conséquences, et parce qu’il est contraire à la nature, est beaucoup plus impardonnable que celui de l’homme.

[34] Schopenhauer, dans son Traité sur les femmes, les accuse, au contraire, de fausseté, d’infidélité, de trahison, d’ingratitude.

Je veux aller au fond des choses et achever de vous convaincre en vous prouvant que le goût pour les femmes, si objectif qu’il puisse paraître, n’est pourtant qu’un instinct masqué, c’est-à-dire le sens de l’espèce qui s’efforce d’en maintenir le type. Nous devons rechercher de plus près et examiner plus spécialement les considérations qui nous dirigent dans la poursuite de ce plaisir, quelque figure singulière que fassent dans un ouvrage philosophique les détails que nous allons indiquer ici. Ces considérations se divisent comme il suit : il y a d’abord celles qui concernent directement le type de l’espèce, c’est-à-dire la beauté, il y a celles qui visent les qualités psychiques, et enfin les considérations purement relatives, la nécessité de corriger et de neutraliser les unes par les autres les dispositions particulières et anormales des deux individus. Examinons séparément chacune de ces divisions.

La première considération qui dirige notre inclination et notre choix, c’est celle de l’âge. En général la femme que nous choisissons se trouve dans les années comprises entre la fin et le commencement des menstrues ; nous donnons pourtant une préférence décisive à la période qui va de la 18e à la 28e année. Nulle femme en dehors des conditions précédentes ne nous attire. Une femme âgée, c’est-à-dire une femme incapable d’avoir des enfants ne nous inspire qu’un sentiment d’aversion. La jeunesse sans beauté a toujours de l’attrait : la beauté sans jeunesse n’en a plus. — Évidemment l’intention inconsciente qui nous dirige n’est autre que la possibilité générale d’avoir des enfants : en conséquence tout individu perd en attrait pour l’autre sexe, selon qu’il se trouve plus ou moins éloigné de la période propre à la génération ou à la conception. — La seconde considération est la santé : les maladies aiguës ne troublent nos inclinations que d’une manière passagère, les maladies chroniques, les cachexies, au contraire, effraient ou éloignent, parce qu’elles se transmettent à l’enfant. — La troisième considération, c’est le squelette parce qu’il est le fondement du type de l’espèce. Après l’âge et la maladie, rien ne nous éloigne tant qu’une conformation défectueuse : même le plus beau visage ne saurait dédommager d’une taille déviée ; il y a plus, un laid visage sur un corps droit sera toujours préféré. C’est toujours un défaut du squelette qui vous frappe le plus, par exemple une taille trapue et aplatie, des jambes trop courtes, ou bien encore une démarche boiteuse quand elle n’est pas la conséquence d’un accident extérieur. Au contraire un corps remarquablement beau compense bien des défauts, il nous enchante. L’importance extrême que nous attribuons tous aux petits pieds se rattache aussi à ces considérations ; ils sont en effet un caractère essentiel de l’espèce, aucun animal n’ayant le tarse et le métatarse réunis aussi petits que l’homme, ce qui tient à sa démarche verticale ; il est un plantigrade. Jésus Sirach dit à ce propos (26, 23, d’après la traduction corrigée de Kraus,) « une femme bien faite et qui a de beaux pieds est comme des colonnes d’or sur des bases d’argent. » L’importance des dents n’est pas moindre parce qu’elles servent à la nutrition et qu’elles sont tout spécialement héréditaires. — La quatrième considération est une certaine plénitude des chairs, c’est-à-dire la prédominance de la faculté végétative, de la plasticité ; parce que celle-ci promet au fœtus une nourriture riche : c’est pour cela qu’une grande femme maigre repousse d’une manière surprenante. Des seins bien arrondis et bien conformés exercent une remarquable fascination sur les hommes ; parce que se trouvant en rapport direct avec les fonctions de génération de la femme, ils promettent au nouveau-né une riche nourriture. Au contraire des femmes grasses au delà de toute mesure excitent notre répugnance ; car cet état morbide est un signe d’atrophie de l’utérus, et par conséquent une marque de stérilité ; ce n’est pas l’intelligence qui sait cela, c’est l’instinct. — La beauté du visage n’est prise en considération qu’en dernier lieu. Ici aussi c’est la partie osseuse qui frappe avant tout : l’on recherche surtout un nez bien fait, tandis qu’un nez court, retroussé, gâte tout. Une légère inclinaison du nez, en haut ou en bas, a décidé du sort d’une infinité de jeunes filles, et avec raison : car il s’agit de maintenir le type de l’espèce. Une petite bouche, formée de petits os maxillaires, est très essentielle, comme caractère spécifique de la figure humaine, en opposition à la gueule des bêtes. Un menton fuyant et pour ainsi dire amputé, est particulièrement repoussant ; parce qu’un menton proéminent mentum prominulum est un trait de caractère de notre espèce. L’on considère en dernier lieu les beaux yeux et le front, qui se rattachent aux qualités psychiques ; surtout aux qualités intellectuelles, lesquelles font partie de l’héritage de la mère.

Nous ne pouvons naturellement énumérer aussi exactement les considérations inconscientes auxquelles s’attache l’inclination des femmes. Voici ce que l’on peut affirmer d’une manière générale. C’est l’âge de 30 et 35 ans qu’elles préfèrent à tout autre âge, même à celui des jeunes gens, qui pourtant représentent la fleur de la beauté masculine. La cause en est qu’elles sont dirigées non par le goût, mais par l’instinct qui reconnaît dans ces années l’apogée de la force génératrice. En général, elles considèrent fort peu la beauté, surtout celle du visage : comme si elles seules se chargeaient de la transmettre à l’enfant. C’est surtout la force et le courage de l’homme qui gagnent leur cœur : car ces qualités promettent une génération de robustes enfants, et semblent leur assurer dans l’avenir un protecteur courageux. Tout défaut corporel de l’homme, toute déviation du type, la femme peut les supprimer pour l’enfant dans la génération, si les parties correspondantes de sa constitution, défectueuses chez l’homme, sont chez elle irréprochables, ou encore exagérées en sens inverse. Il faut excepter seulement les qualités de l’homme particulières à son sexe, et que la mère par conséquent ne peut donner à l’enfant ; par exemple, la structure masculine du squelette, de larges épaules, des hanches étroites, des jambes droites, la force des muscles, du courage, de la barbe, etc. De là vient que les femmes aiment souvent de vilains hommes, mais jamais des hommes efféminés parce qu’elles ne peuvent neutraliser un pareil défaut.

Le second ordre de considérations qui importent dans l’amour, concerne les qualités psychiques. Nous trouverons ici que ce sont les qualités du cœur ou du caractère dans l’homme qui attirent la femme, car ces qualités-là l’enfant les reçoit de son père. C’est avant tout une volonté ferme, la décision et le courage, peut-être aussi la droiture et la bonté du cœur, qui gagnent la femme. Au contraire, les qualités intellectuelles n’exercent sur elle aucune action directe et instinctive, justement parce que le père ne les transmet pas à ses enfants. La bêtise ne nuit pas près des femmes : une force d’esprit supérieure, ou même le génie par sa disproportion ont souvent un effet défavorable. Aussi voit-on souvent un homme laid, bête et grossier supplanter près des femmes un homme bien fait, spirituel, aimable. On voit aussi des mariages d’inclination entre des êtres aussi dissemblables qu’il est possible au point de vue de l’esprit : lui par exemple brutal, robuste et borné, elle, douce, impressionnable, pensant finement, instruite, pleine de goût, etc. ; ou encore lui, très savant, plein de génie, elle, une oie :

Sic visum Veneri ; cui placet impares
Formas atque animos sub juga aënea
Saevo mittere cum joco.

La raison en est que les considérations qui prédominent ici n’ont rien d’intellectuel et se rapportent à l’instinct. Dans le mariage ce qu’on a en vue ce n’est pas un entretien plein d’esprit, c’est la création des enfants : le mariage est un lien des cœurs et non des têtes. Lorsqu’une femme affirme qu’elle est éprise de l’esprit d’un homme, c’est une prétention vaine et ridicule ou bien c’est l’exaltation d’un être dégénéré. — Les hommes au contraire, dans l’amour instinctif, ne sont pas déterminés par les qualités du caractère de la femme ; c’est pour cela que tant de Socrates ont trouvé leurs Xantippes, par exemple Shakespeare, Albert Dürer, Byron, etc. Mais les qualités intellectuelles ont ici une grande influence, parce qu’elles sont transmises par la mère : néanmoins leur influence est aisément surpassée par celle de la beauté corporelle qui agit plus directement sur des points plus essentiels. Il arrive cependant que des mères, instruites par leur expérience de cette influence intellectuelle, font apprendre à leur fille les beaux-arts, les langues, etc. pour les rendre attrayantes à leurs futurs maris ; elles cherchent ainsi à aider l’intelligence par des moyens artificiels, de même que le cas échéant, elles cherchent à développer les hanches et la poitrine. — Remarquons bien qu’il n’est ici question que de l’attrait instinctif et tout immédiat, qui seul donne naissance à la vraie passion de l’amour. Qu’une femme intelligente et instruite apprécie l’intelligence et l’esprit chez un homme, qu’un homme raisonnable et réfléchi éprouve le caractère de sa fiancée et en tienne compte, cela ne fait rien à l’affaire dont il est ici question : ainsi procède la raison dans le mariage quand c’est elle qui choisit, mais non l’amour passionné qui seul nous occupe.

Jusqu’à présent, je n’ai tenu compte que des considérations absolues, c’est-à-dire de celles qui sont d’un effet général ; je passe maintenant aux considérations relatives, qui sont individuelles, parce que là le but est de rectifier le type de l’espèce, déjà altéré, de corriger les écarts du type que la personne même qui choisit porte déjà en elle, et de revenir ainsi à une pure représentation de ce type. Chacun aime précisément ce qui lui manque. Le choix individuel qui repose sur ces considérations toutes relatives est bien plus déterminé, plus décidé et plus exclusif que le choix qui n’a égard qu’aux considérations absolues ; c’est de ces considérations relatives que naît d’ordinaire l’amour passionné, tandis que les amours communes et passagères ne sont guidées que par des considérations absolues. Ce n’est pas toujours la beauté régulière et accomplie qui enflamme les grandes passions. Pour une inclination vraiment passionnée il faut une condition que nous ne pouvons exprimer que par une métaphore empruntée à la chimie. Les deux personnes doivent se neutraliser l’une l’autre, comme un acide et un alcali forment un sel neutre. Toute constitution sexuelle est une constitution incomplète, l’imperfection varie avec les individus. Dans l’un et l’autre sexe chaque être n’est qu’une partie du tout incomplète et imparfaite. Mais cette partie peut être plus ou moins considérable, selon les natures. Aussi chaque individu trouve-t-il son complément naturel dans un certain individu de l’autre sexe qui représente en quelque sorte la fraction indispensable au type complet, qui l’achève et neutralise ses défauts, et produit un type accompli de l’humanité dans le nouvel individu qui doit naître ; car c’est toujours à la constitution de cet être futur que tout aboutit sans cesse. Les physiologistes savent que la sexualité chez l’homme et chez la femme a des degrés innombrables : la virilité peut descendre jusqu’à l’affreux gynandre et l’hypospadias ; de même qu’il y a parmi les femmes de gracieux androgynes ; les deux sexes peuvent atteindre l’hermaphrodisme complet, et ces individus qui tiennent le juste milieu entre les deux sexes et ne font partie d’aucun sont incapables de se reproduire. — Pour la neutralisation de deux individualités l’une par l’autre, il est nécessaire que le degré déterminé de sexualité chez un certain homme corresponde exactement au degré de sexualité chez une certaine femme ; afin que ces deux dispositions partielles se compensent justement l’une l’autre.

C’est ainsi que l’homme le plus viril cherchera la femme la plus femme, et vice versa. Les amants mesurent d’instinct cette part proportionnelle nécessaire à chacun d’eux, et ce calcul inconscient se trouve avec les autres considérations au fond de toute grande passion. Aussi quand les amoureux parlent sur un ton pathétique de l’harmonie de leurs âmes, il faut entendre le plus souvent l’harmonie des qualités physiques propres à chaque sexe, et de nature à donner naissance à un être accompli, harmonie qui importe bien plus que le concert de leurs âmes, lequel souvent après la cérémonie se résout en un criant désaccord. A cela se joignent les considérations relatives plus éloignées qui reposent sur ce fait que chacun s’efforce de neutraliser par l’autre personne ses faiblesses, ses imperfections, et tous les écarts du type normal, de crainte qu’ils ne se perpétuent dans l’enfant futur, ou ne s’exagèrent et ne deviennent des difformités. Plus un homme est faible au point de vue de la force musculaire, plus il cherchera des femmes fortes : et la femme agira de même. Mais comme c’est une loi de la nature que la femme ait une force musculaire plus faible, il est également dans la nature que les femmes préfèrent les hommes robustes. — La stature est aussi une considération importante. Les petits hommes ont un penchant décidé pour les grandes femmes et réciproquement… L’aversion d’une femme grande pour des hommes grands est au fond des vues de la nature, afin d’éviter une race gigantesque, quand la force transmise par la mère serait trop faible pour assurer une longue durée à cette race exceptionnelle. Si une grande femme choisit un grand mari, entre autres motifs pour faire meilleure figure dans le monde, ce sont leurs descendants qui expieront cette folie… Jusque dans les diverses parties du corps chacun cherche un correctif à ses défauts, à ses déviations, avec d’autant plus de soin que la partie est plus importante. Ainsi les gens au nez épaté contemplent avec un plaisir inexprimable un nez aquilin, un profil de perroquet ; et ainsi du reste. Les hommes aux formes grêles et étirées, au long squelette, admirent une petite personne tassée et courte à l’excès. — Il en est de même du tempérament ; chacun préfère celui qui est l’opposé du sien, et sa préférence est toujours proportionnée à l’énergie de son propre tempérament. — Ce n’est pas qu’une personne parfaite en quelque point aime les imperfections contraires ; mais elle les supporte plus aisément que d’autres ne les supporteraient, parce que les enfants trouvent dans ces qualités une garantie contre une imperfection plus grande. Par exemple, une personne très blanche n’éprouvera point de répugnance pour un teint olivâtre ; mais aux yeux d’une personne au teint bistré un teint d’une blancheur éclatante semble divinement beau. — Il est des cas exceptionnels où un homme peut s’éprendre d’une femme décidément laide : conformément à notre loi de concordance des sexes, lorsque l’ensemble des défauts et irrégularités physiques de la femme sont justement l’opposé et par conséquent le correctif de ceux de l’homme. Alors la passion atteint généralement un degré extraordinaire…

L’individu obéit en tout ceci, sans qu’il s’en doute, à un ordre supérieur, celui de l’espèce : de là l’importance qu’il attache à certaines choses, qui, en tant qu’individu, pourraient et devraient lui être indifférentes. — Rien n’est singulier comme le sérieux profond, inconscient, avec lequel deux jeunes gens de sexe différent qui se voient pour la première fois s’observent l’un l’autre ; le regard inquisiteur et pénétrant qu’ils jettent l’un sur l’autre ; l’inspection minutieuse que tous les traits et toutes les parties de leurs personnes respectives ont à subir. Cette recherche, cet examen, c’est la méditation du génie de l’espèce sur l’enfant qu’ils pourraient créer, et la combinaison de ses éléments constitutifs. Le résultat de cette méditation déterminera le degré de leur inclination et de leurs désirs réciproques. Après avoir atteint un certain degré, ce premier mouvement peut s’arrêter subitement, par la découverte de quelque détail jusqu’alors inaperçu. — Ainsi le génie de l’espèce médite la génération future ; et le grand œuvre de Cupidon, qui spécule, s’ingénie et agit sans cesse, est d’en préparer la constitution. En face des grands intérêts de l’espèce toute entière, présente et future, l’avantage des individus éphémères compte peu : le dieu est toujours prêt à les sacrifier sans pitié. Car le génie de l’espèce est relativement aux individus comme un immortel est aux mortels, et ses intérêts sont à ceux des hommes comme l’infini est au fini. Sachant donc qu’il administre des affaires supérieures à toutes celles qui ne concernent qu’un bien ou un mal individuel, il les mène avec une impassibilité suprême, au milieu du tumulte de la guerre, dans l’agitation des affaires, à travers les horreurs d’une peste, il les poursuit même jusque dans la retraite du cloître.

Nous avons vu plus haut que l’intensité de l’amour s’accroît à mesure qu’il s’individualise. Nous l’avons prouvé : la constitution physique de deux individus peut être telle que, pour améliorer le type de l’espèce, et lui rendre toute sa pureté, l’un de ces individus doit être le complément de l’autre. Un désir mutuel et exclusif les attire alors ; et par cela seul qu’il est fixé sur un objet unique, et qu’il représente en même temps une mission spéciale de l’espèce, ce désir prend aussitôt un caractère noble et élevé. Pour la raison opposée, le pur instinct sexuel est un instinct vulgaire, parce qu’il n’est pas dirigé vers un individu unique, mais vers tous, et qu’il ne cherche qu’à conserver l’espèce par le nombre seulement et sans s’inquiéter de la qualité. Quand l’amour s’attache à un être unique, il atteint alors une telle intensité, un tel degré de passion, que s’il ne peut être satisfait, tous les biens du monde et la vie même perdent leur prix. C’est une passion d’une violence que rien n’égale, qui ne recule devant aucun sacrifice, et qui peut conduire à la folie ou au suicide. Les causes inconscientes d’une passion si excessive doivent différer de celles que nous avons démêlées plus haut, et sont moins apparentes. Il nous faut admettre qu’il ne s’agit pas seulement ici d’adaptation physique, mais que, de plus, la volonté de l’homme et l’intelligence de la femme ont entre elles une concordance spéciale qui fait que seuls ils peuvent engendrer un certain être tout à fait déterminé : c’est l’existence de cet être que le génie de l’espèce a ici en vue, pour des raisons cachées dans l’essence de la chose en soi, et qui ne nous sont point accessibles. En d’autres termes : la volonté de vivre désire ici s’objectiver dans un individu exactement déterminé, lequel ne peut être engendré que par ce père uni à cette mère. Ce désir métaphysique de la volonté en soi n’a d’abord d’autre sphère d’action dans la série des êtres, que les cœurs des parents futurs : saisis de cette impulsion, ils s’imaginent ne désirer que pour eux-mêmes ce qui n’a qu’un but encore purement métaphysique, c’est-à-dire en dehors du cercle des choses véritablement existantes. Ainsi donc, de la source originelle de tous les êtres jaillit cette aspiration d’un être futur, qui trouve son occasion unique d’arriver à la vie, et cette aspiration se manifeste dans la réalité des choses par la passion élevée et exclusive des parents futurs l’un pour l’autre ; au fond, illusion non pareille qui pousse un amoureux à donner tous les biens de la terre pour s’unir à cette femme, — et pourtant en vérité elle ne peut rien lui donner de plus qu’une autre. Telle est l’unique fin poursuivie, ce qui le prouve c’est que cette sublime passion, aussi bien que les autres, s’éteint dans la jouissance, au grand étonnement des intéressés. — Elle s’éteint aussi quand la femme se trouvant stérile (ce qui d’après Huseland peut résulter de 19 vices de constitution accidentels), le but métaphysique s’évanouit : des millions de germes disparaissent ainsi chaque jour, dans lesquels pourtant aussi le même principe métaphysique de la vie aspire vers l’être. A cela point d’autre consolation, si ce n’est que la volonté de vivre dispose de l’infini dans l’espace, le temps et la matière, et qu’une occasion inépuisable de retour lui est ouverte…

Le désir d’amour, ἱμερος, que les poètes de tous les temps s’étudient à exprimer sous mille formes sans jamais épuiser le sujet, ni même l’égaler, ce désir qui attache à la possession d’une certaine femme l’idée d’une félicité infinie, et une douleur inexprimable à la pensée qu’on ne pourrait l’obtenir, — ce désir et cette douleur de l’amour ne peuvent pas avoir pour principe les besoins d’un individu éphémère ; ce désir est le soupir du génie de l’espèce qui, pour réaliser ses intentions, voit ici une occasion unique à saisir ou à perdre, et qui pousse de profonds gémissements. L’espèce seule a une vie sans fin et seule elle est capable de satisfactions et de douleurs infinies. Mais celles-ci se trouvent emprisonnées dans la poitrine étroite d’un mortel : quoi d’étonnant quand cette poitrine semble vouloir éclater et ne peut trouver aucune expression pour peindre le pressentiment de volupté ou de peine infinie qui l’envahit. C’est bien là le sujet de toute poésie érotique d’un genre élevé, de ces métaphores transcendantes qui planent bien au-dessus des choses terrestres. C’est là ce qui inspirait Pétrarque, ce qui agitait les Saint-Preux, les Werther et les Jacopo Ortis ; sans cela, ils seraient incompréhensibles et inexplicables. Ce prix infini que les amants attachent l’un à l’autre ne peut reposer sur de rares qualités intellectuelles, sur des qualités objectives ou réelles ; tout simplement parce que les amants ne se connaissent pas assez exactement l’un l’autre ; c’était le cas de Pétrarque. Seul l’esprit de l’espèce peut voir d’un seul regard quelle valeur les amants ont pour lui, et comment ils peuvent servir ses buts. Aussi les grandes passions naissent-elles en général au premier regard.

Who ever lov’d, that lov’d not at first sight ?

Shakespeare, As you like it, III, 5[35].

[35] Aima-t-il jamais, celui qui n’aima pas au premier regard.

… Si la perte de la bien-aimée, soit par le fait d’un rival, soit par la mort, cause à l’amoureux passionné une douleur qui surpasse toutes les autres, c’est justement, parce que cette douleur est d’une nature transcendante, et qu’elle ne l’atteint pas seulement comme individu, mais qu’elle le frappe dans son essentia æterna, dans la vie de l’espèce dont il était chargé de réaliser la volonté spéciale. De là vient que la jalousie est si pleine de tourments et si farouche, et que le renoncement à la bien-aimée est le plus grand de tous les sacrifices. — Un héros rougirait de laisser échapper des plaintes vulgaires, mais non des plaintes d’amour ; parce qu’alors ce n’est pas lui, c’est l’espèce qui se lamente. Dans la grande Zénobie de Calderon, il y a au second acte une scène entre Zénobie et Decius où celui-ci dit :

Cielos, luego tu me quieres ?
Perdiera cien mil victorias,
Volviérame, etc. —
Ciel ! tu m’aimes donc ?
Pour cela, je sacrifierais cent mille victoires,
Je fuirais devant l’ennemi…

Ici donc l’honneur, qui jusqu’à présent l’emportait sur tout autre intérêt, a été battu et mis en fuite, aussitôt que l’amour, c’est-à-dire l’intérêt de l’espèce, entre en scène et cherche à emporter l’avantage décisif… Devant cet intérêt seul cèdent l’honneur, le devoir et la fidélité, après qu’ils ont résisté à toute autre tentation, même à la menace de la mort. — Nous trouvons de même dans la vie privée que sur aucun point la probité scrupuleuse n’est plus rare : les gens les plus honnêtes d’ailleurs et les plus droits la mettent ici de côté, et commettent l’adultère au mépris de tout, quand l’amour passionné, c’est-à-dire l’intérêt de l’espèce, s’est emparé d’eux. Il semble même qu’ils croient avoir conscience d’un privilège supérieur tel que les intérêts individuels n’en sauraient jamais accorder de semblable ; justement parce qu’ils agissent dans l’intérêt de l’espèce. A ce point de vue la pensée de Chamfort est digne de remarque : « Quand un homme et une femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il me semble toujours que, quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari, des parents, etc., les deux amants sont l’un à l’autre de par la nature, qu’ils s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et les conventions humaines. » Si des protestations s’élevaient contre cette théorie, il suffirait de rappeler l’étonnante indulgence avec laquelle le Sauveur dans l’Évangile traite la femme adultère, quand il présume la même faute chez tous les assistants. — La plus grande partie du Décaméron semble être à ce même point de l’espèce sur les droits et les intérêts des individus qu’il foule aux pieds. — Toutes les différences de rang, tous les obstacles, toutes les barrières sociales, le génie de l’espèce les écarte et les anéantit sans efforts. Il dissipe comme une paille légère toutes les institutions humaines, n’ayant souci que des générations futures. C’est sous l’empire d’un intérêt d’amour que tout danger disparaît et même que l’être le plus pusillanime trouve du courage.

Et dans la comédie et le roman avec quel plaisir, avec quelle sympathie, ne suivons-nous pas les jeunes gens qui défendent leur amour, c’est-à-dire l’intérêt de l’espèce, et qui triomphent de l’hostilité des parents uniquement préoccupés d’intérêts individuels. Car autant l’espèce l’emporte sur l’individu, autant la passion surpasse en importance, en élévation et en justice tout ce qui la contrarie. Aussi le sujet fondamental de presque toutes les comédies, c’est l’entrée en scène du génie de l’espèce avec ses aspirations et ses projets, menaçant les intérêts des autres personnages de la pièce et cherchant à ensevelir leur bonheur. Généralement il réussit et le dénoûment, conforme à la justice poétique, satisfait le spectateur, parce que ce dernier sent que les desseins de l’espèce passent bien avant ceux des individus ; après le dénoûment il s’en va tout consolé, laissant les amoureux à leur victoire, s’associant à l’illusion qu’ils ont fondé leur propre bonheur, tandis qu’en réalité, ils n’ont fait que le donner en sacrifice au bien de l’espèce, malgré la prévoyance et l’opposition de leurs parents. Dans certaines comédies singulières, on a essayé de retourner la chose, et de mener à bonne fin le bonheur des individus, aux dépens des buts de l’espèce : mais dans ce cas, le spectateur éprouve la même douleur que le génie de l’espèce, et l’avantage assuré des individus ne saurait le consoler. Comme exemple, il me revient à l’esprit quelques petites pièces très connues : la Reine de seize ans, le Mariage de raison. Dans les tragédies où il s’agit d’amour, les amants succombent presque toujours ; ils n’ont pu faire triompher les buts de l’espèce dont ils n’étaient que l’instrument : ainsi dans Roméo et Juliette, Tancrède, don Carlos, Wallenstein, la fiancée de Messine et tant d’autres.

Un amoureux tourne au comique aussi bien qu’au tragique : parce que dans l’un et l’autre cas, il est aux mains du génie de l’espèce, qui le domine au point de le ravir à lui-même ; ses actions sont disproportionnées à son caractère. De là vient, dans les degrés supérieurs de la passion, cette couleur si poétique et si sublime dont ses pensées se revêtent, cette élévation transcendante et surnaturelle, qui semble lui faire absolument perdre de vue le but tout physique de son amour. C’est que le génie de l’espèce et ses intérêts supérieurs l’animent maintenant. Il a reçu la mission de fonder une suite indéfinie de générations douées d’une certaine constitution et formées de certains éléments qui ne peuvent se rencontrer que dans un seul père et une seule mère ; cette union et celle-là seulement peut donner l’existence à la génération déterminée que la volonté de vivre exige expressément. Le sentiment qu’il agit dans des circonstances d’une importance si transcendante, transporte l’amant à une telle hauteur au-dessus des choses terrestres et même au-dessus de lui-même, et revêt ses désirs matériels d’une apparence tellement immatérielle, que l’amour est un épisode poétique, même dans la vie de l’homme le plus prosaïque, ce qui le rend parfois ridicule. — Cette mission que la volonté soucieuse des intérêts de l’espèce impose à l’amant se présente sous le masque d’une félicité infinie et anticipée qu’il espère trouver dans la possession de la femme qu’il aime. Aux degrés suprêmes de la passion cette chimère est si étincelante que, si on ne peut l’atteindre, la vie même perd tout charme, et paraît désormais si vide de joies, si fade et si insipide, que le dégoût qu’on en éprouve surmonte même l’effroi de la mort ; l’infortuné abrège parfois volontairement ses jours. Dans ce cas, la volonté de l’homme est entrée dans le tourbillon de la volonté de l’espèce, ou bien cette dernière l’emporte tellement sur la volonté individuelle, que si l’amant ne peut agir en qualité de représentant de cette volonté de l’espèce, il dédaigne d’agir au nom de la sienne propre. L’individu est un vase trop fragile pour contenir l’aspiration infinie de la volonté de l’espèce concentrée sur un objet déterminé. Dès lors il n’y a d’autre issue que le suicide, parfois le double suicide des deux amants ; à moins que la nature, pour sauver l’existence, ne laisse arriver la folie qui couvre de son voile la conscience d’un état désespéré. — Chaque année plusieurs cas analogues viennent confirmer cette vérité.

Mais ce n’est pas seulement la passion qui a parfois une issue tragique et contrariée : l’amour satisfait conduit plus souvent aussi au malheur qu’au bonheur. Car les exigences de l’amour, en conflit avec le bien-être personnel de l’amant, sont tellement incompatibles avec les autres circonstances de sa vie et ses plans d’avenir qu’elles minent tout l’édifice de ses projets, de ses espérances et de ses rêves. L’amour n’est pas seulement en contradiction avec les relations sociales, souvent il l’est aussi avec la nature intime de l’individu, lorsqu’il se fixe sur des personnes qui, en dehors des rapports sexuels, seraient haïes de leur amant, méprisées, et même abhorrées. Mais la volonté de l’espèce a tant de puissance sur l’individu, que l’amant fait taire ses répugnances et ferme les yeux sur les défauts de celle qui aime : il passe légèrement sur tout, il méconnaît tout, et s’unit pour toujours à l’objet de sa passion, tant il est ébloui par cette illusion, qui s’évanouit dès que la volonté de l’espèce est satisfaite et qui laisse derrière elle pour toute la vie une compagne détestée. Ainsi seulement l’on s’explique que des hommes raisonnables et même distingués, s’unissent à des harpies et épousent des mégères, et ne comprennent pas comment ils ont pu faire un tel choix. Voilà pourquoi les anciens représentaient l’amour avec un bandeau. Il peut même arriver qu’un amoureux reconnaisse clairement les vices intolérables de tempérament et de caractère chez sa fiancée, qui lui présagent une vie tourmentée, il se peut qu’il en souffre amèrement, sans qu’il ait le courage de renoncer à elle :

I ask not, I care not,
If guilt’s in thy heart ;
I know that I love thee,
Whatever thou art.

Si tu es coupable, peu m’importe, je ne le demande point, je sais que je t’aime telle que tu es et cela me suffit.

Car au fond, ce n’est pas son propre intérêt qu’il poursuit, bien qu’il se l’imagine, mais celui d’un troisième individu, qui doit naître de cet amour. Ce désintéressement qui est partout le sceau de la grandeur, donne ici à l’amour passionné cette apparence sublime, et en fait un digne objet de poésie. — Enfin, il arrive que l’amour se concilie avec la haine la plus violente pour l’être aimé, aussi Platon l’a-t-il comparé à l’amour des loups pour les brebis. Ce cas se présente, quand un amoureux passionné, malgré tous les efforts et toutes les prières, ne peut à aucun prix se faire écouter.

I love and hate her.

Shakespeare, Cymb., III, 5.

Je l’aime et je la hais.

— Sa haine contre la personne aimée l’enflamme alors et va si loin qu’il tue sa maîtresse puis se donne la mort. Il se produit chaque année des exemples de cette sorte, on les trouve dans les journaux. Que de vérité dans ces vers de Gœthe :

Par tout amour méprisé ! par les éléments infernaux !
Je voudrais connaître une imprécation encore plus atroce !

Ce n’est vraiment pas une hyperbole quand un amoureux traite de cruauté la froideur de sa bien-aimée, ou le plaisir qu’elle trouve à le faire souffrir. Il est, en effet, sous l’influence d’un penchant qui, analogue à l’instinct des insectes, l’oblige malgré la raison à suivre absolument son but, et à négliger tout le reste. Plus d’un Pétrarque a dû traîner son amour tout le long de sa vie, sans espoir, comme une chaîne, comme un boulet de fer au pied, et exhaler ses soupirs dans la solitude des forêts ; mais il n’y a eu qu’un Pétrarque doué en même temps du don de poésie ; à lui s’applique le beau vers de Gœthe :

Et quand l’homme dans sa douleur se tait,
Un dieu m’a donné d’exprimer combien je souffre.

Le génie de l’espèce est toujours en guerre avec les génies protecteurs des individus, il est leur persécuteur et leur ennemi, toujours prêt à détruire sans pitié le bonheur personnel, pour arriver à ses fins ; et on a vu le salut de nations entières dépendre parfois de ses caprices ; Shakespeare nous en donne un exemple dans Henri VI, p. 3, act. 3, sc. 2 et 3. L’espèce, en effet, en laquelle notre être prend racine, a sur nous un droit antérieur et plus immédiat que l’individu, ses affaires passent avant les nôtres. Les anciens ont senti cela, quand ils ont personnifié le génie de l’espèce dans Cupidon, dieu hostile, dieu cruel, malgré son air enfantin, dieu justement décrié, démon capricieux, despotique, et pourtant maître des dieux et des hommes :

σὺ δ’ὦ θεῶν τύραννε κἀνθρώπων, Ἔρως!
Tu, deorum hominumque tyranne, Amor !

Des flèches meurtrières, un bandeau et des ailes sont ses attributs. Les ailes marquent l’inconstance, suite ordinaire de la déception qui accompagne le désir satisfait.

Comme en effet la passion reposait sur l’illusion d’une félicité personnelle, au profit de l’espèce, le tribut une fois payé à l’espèce, l’illusion décevante doit s’évanouir. Le génie de l’espèce qui avait pris possession de l’individu, l’abandonne de nouveau à sa liberté. Délaissé par lui, il retombe dans les bornes étroites de sa pauvreté, et s’étonne de voir qu’après tant d’efforts sublimes, héroïques et infinis, il ne lui reste rien de plus qu’une vulgaire satisfaction des sens : contre toute attente, il ne se trouve pas plus heureux qu’avant. Il s’aperçoit qu’il a été la dupe de la volonté de l’espèce. Aussi, règle générale, Thésée une fois heureux abandonne son Ariane. La passion de Pétrarque eût-elle été satisfaite, son chant aurait cessé, comme celui de l’oiseau, dès que les œufs sont posés dans le nid.

Remarquons en passant que ma métaphysique de l’amour déplaira sûrement aux amoureux qui se sont laissé prendre au piège. S’ils étaient accessibles à la raison, la vérité fondamentale que j’ai découverte les rendrait plus que toute autre capables de surmonter leur amour. Mais il faut bien s’en tenir à la sentence du vieux poète comique : Quæ res in se neque consilium, neque modum habet ullum, eam consilio regere non potes.

Les ménages d’amour sont conclus dans l’intérêt de l’espèce et non au profit de l’individu. Il est vrai, les individus s’imaginent travailler à leur propre bonheur : mais le but véritable leur est étranger à eux-mêmes, puisqu’il n’est autre que la procréation d’un être qui n’est possible que par eux. Obéissant l’un et l’autre à la même impulsion, ils doivent naturellement chercher à s’accorder ensemble le mieux possible. Mais très souvent, grâce à cette illusion instinctive qui est l’essence de l’amour, le couple ainsi formé se trouve sur tout le reste dans le plus criant désaccord. On le voit bien dès que l’illusion s’est fatalement évanouie. Alors il arrive que les mariages d’amour sont assez régulièrement malheureux, parce qu’ils assurent le bonheur de la génération future, mais aux dépens de la génération présente. Quien se casa por amores, ha de vivir con dolores. — Quiconque se marie par amour, vivra dans les douleurs, dit le proverbe espagnol. — C’est le contraire qui a lieu dans les mariages de convenance, conclus la plupart du temps d’après le choix des parents. Les considérations qui agissent ici, de quelque nature qu’elles puissent être, ont du moins une réalité et ne peuvent disparaître d’elles-mêmes. Ces considérations sont capables d’assurer le bonheur des époux, mais aux dépens des enfants qui doivent naître d’eux, et encore ce bonheur reste problématique. L’homme qui, en se mariant, se préoccupe plus encore de l’argent que de son inclination, vit plus dans l’individu que dans l’espèce ; ce qui est absolument opposé à la vérité, à la nature, et mérite un certain mépris. Une jeune fille qui, malgré les conseils de ses parents, refuse la main d’un homme riche et encore jeune, et rejette toutes les considérations de convenances, pour choisir selon son goût instinctif, fait à l’espèce le sacrifice de son bonheur individuel. Mais justement à cause de cela, on ne saurait lui refuser une certaine approbation, car elle a préféré ce qui importe plus que le reste, elle agit dans le sens de la nature (ou plus exactement de l’espèce), tandis que les parents conseillaient dans le sens de l’égoïsme individuel. — Il semble donc que dans la conclusion d’un mariage il faille sacrifier les intérêts de l’espèce ou ceux de l’individu. La plupart du temps, il en est ainsi, tant il est rare de voir les convenances et la passion marcher la main dans la main. La misérable constitution physique, morale ou intellectuelle de la plupart des hommes provient sans doute en partie de ce que les mariages sont conclus habituellement non par choix ou inclination pure, mais pour des considérations extérieures de toute sorte et d’après des circonstances accidentelles. Lorsque, en même temps que les convenances, l’inclination est jusqu’à un certain point respectée, c’est comme une transaction que l’on fait avec le génie de l’espèce. Les mariages heureux sont, comme on le sait, fort rares ; justement parce qu’il est de l’essence du mariage de n’avoir pas principalement pour but la génération actuelle, mais la génération future. Cependant ajoutons encore pour la consolation des natures tendres et aimantes que l’amour passionné s’associe parfois à un sentiment d’une origine toute différente, je veux dire l’amitié, fondée sur l’accord des caractères ; mais elle ne se déclare qu’une fois que l’amour s’éteint dans la jouissance. L’accord des qualités complémentaires, morales, intellectuelles et physiques, nécessaire au point de vue de la génération future pour faire naître l’amour, peut aussi, au point de vue des individus eux-mêmes, par une sorte d’opposition concordante de tempérament et de caractère, produire l’amitié.

Toute cette métaphysique de l’amour que je viens de traiter ici, se rattache étroitement à ma métaphysique en général, elle l’éclaire d’un jour nouveau, et voici comment :

On a vu que, dans l’amour des sexes, la sélection attentive, s’élevant peu à peu jusqu’à l’amour passionné, repose sur l’intérêt si haut et si sérieux que l’homme prend à la constitution spéciale et personnelle de la race à venir. Cette sympathie extrêmement remarquable confirme justement deux vérités présentées dans les précédents chapitres : d’abord l’indestructibilité de l’être en soi qui survit pour l’homme, dans ces générations à venir. Cette sympathie, si vive et si agissante, qui naît non de la réflexion et de l’intention, mais des aspirations et des tendances les plus intimes de notre être, ne pourrait exister d’une manière si indestructible et exercer sur l’homme un si grand empire, si l’homme était absolument éphémère, et si les générations se succédaient réellement et absolument distinctes les unes des autres, n’ayant d’autre lien que la continuité du temps. La seconde vérité, c’est que l’être en soi réside dans l’espèce plus que dans l’individu. Car cet intérêt pour la constitution spéciale de l’espèce, qui est à l’origine de tout commerce d’amour, depuis le caprice le plus passager, jusqu’à la passion la plus sérieuse, est véritablement pour chacun la plus grande affaire, c’est-à-dire celle dont le succès ou l’insuccès le touche de la façon la plus sensible ; d’où lui vient par excellence le nom d’affaire de cœur. Aussi, quand cet intérêt a parlé d’une manière décisive, tout autre intérêt ne concernant que la personne privée lui est subordonné et au besoin sacrifié. L’homme prouve ainsi que l’espèce lui importe plus que l’individu, et qu’il vit plus directement dans l’espèce que dans l’individu. — Pourquoi donc l’amoureux est-il suspendu avec un complet abandon aux yeux de celle qu’il a choisie, et est-il prêt à lui faire tout sacrifice ? — Parce que c’est la partie immortelle de son être qui soupire vers elle ; tandis que tout autre de ses désirs ne se rapporte qu’à son être fugitif et mortel. — Cette aspiration vive, fervente, dirigée vers une certaine femme, est donc un gage de l’indestructibilité de l’essence de notre être et de sa continuité dans l’espèce. Considérer cette continuité comme quelque chose d’insuffisant et d’insignifiant, c’est une erreur qui naît de ce que, par la continuité de vie de l’espèce, on n’entend pas autre chose que l’existence future d’êtres semblables à nous, mais nullement identiques : et cela parce que, partant d’une connaissance dirigée vers les choses extérieures, l’on ne considère que la figure extérieure de l’espèce, telle que nous la concevons par intuition, et non son intime essence. Cette essence intérieure est justement ce qui est au fond de notre conscience et en forme le point central, ce qui est même plus immédiat que cette conscience : et, en tant que chose en soi, affranchie du « principium individuationis » cette essence se trouve absolument identique dans tous les individus, qu’ils existent au même moment ou qu’ils se succèdent. C’est là ce que j’appelle, en d’autres termes, la volonté de vivre, c’est-à-dire cette aspiration pressante à la vie et à la durée. C’est justement cette force que la mort épargne et laisse intacte, force immuable qui ne peut conduire à un état meilleur. Pour tout être vivant, la souffrance et la mort sont non moins certaines que l’existence. On peut cependant s’affranchir des souffrances et de la mort par la négation de la volonté de vivre, qui a pour effet de détacher la volonté de l’individu du rameau de l’espèce, et de supprimer l’existence dans l’espèce. Ce que devient alors cette volonté, nous n’en avons point d’idée et nous manquons de toutes données sur ce point. Nous ne pouvons désigner un tel état que comme ayant la liberté d’être volonté de vivre ou de ne l’être pas. Dans ce dernier cas, c’est ce que le bouddhisme appelle Nirvana ; c’est précisément le point qui par sa nature même reste à jamais inaccessible à toute connaissance humaine. —

Si maintenant, nous mettant au point de vue de ces dernières considérations, nous plongeons nos regards dans le tumulte de la vie, nous voyons sa misère et ses tourments occuper tous les hommes ; nous voyons les hommes réunir tous leurs efforts pour satisfaire des besoins sans fin et se préserver de la misère aux mille faces, sans pourtant oser espérer autre chose que la conservation, pendant un court espace de temps, de cette même existence individuelle si tourmentée. Et voilà qu’en pleine mêlée, nous apercevons deux amants dont les regards se croisent pleins de désirs. — Mais pourquoi tant de mystère, pourquoi ces allures craintives et dissimulées ? — Parce que ces amants sont des traîtres, qui travaillent en secret à perpétuer toute la misère et les tourments qui, sans eux, auraient une fin prochaine, cette fin qu’ils veulent rendre vaine, comme d’autres avant eux l’ont rendue vaine.


Si l’esprit de l’espèce qui dirige deux amants, à leur insu, pouvait parler par leur bouche et exprimer des idées claires, au lieu de se manifester par des sentiments instinctifs, la haute poésie de ce dialogue amoureux, qui dans le langage actuel ne parle que par images romanesques et paraboles idéales d’aspirations infinies, de pressentiments d’une volupté sans bornes, d’ineffable félicité, de fidélité éternelle, etc. se traduirait ainsi :

Daphnis. — J’aimerais à faire cadeau d’un individu à la génération future, et je crois que tu pourrais lui donner ce qui me manque.

Chloé. — J’ai la même intention, et je crois que tu pourrais lui donner ce que je n’ai pas. Voyons un peu !

Daphnis. — Je lui donne une haute stature et la force musculaire : tu n’as ni l’une ni l’autre.

Chloé. — Je lui donne de belles formes et de très petits pieds : tu n’as ni ceci ni cela.

Daphnis. — Je lui donne une fine peau blanche que tu n’as pas.

Chloé. — Je lui donne des cheveux noirs et des yeux noirs : tu es blond.

Daphnis. — Je lui donne un nez aquilin.

Chloé. — Je lui donne une petite bouche.

Daphnis. — Je lui donne du courage et de la bonté qui ne sauraient venir de toi.

Chloé. — Je lui donne un beau front, l’esprit et l’intelligence, qui ne pourraient lui venir de toi.

Daphnis. — Taille droite, belles dents, santé solide, voilà ce qu’il reçoit de nous deux : vraiment, tous les deux ensemble nous pouvons douer en perfection l’individu futur ; aussi je te désire plus que toute autre femme.

Chloé. — Et moi aussi je te désire. — (M. 391.)


Sterne dit dans Tristram Shandy (T. 6. p. 43) : there is no passion so serious as lust. — En effet, la volupté est très sérieuse. Représentez-vous le couple le plus beau, le plus charmant, comme il s’attire et se repousse, se désire et se fuit avec grâce dans un beau jeu d’amour. Vienne l’instant de la volupté, tout badinage, toute gaîté gracieuse et douce ont subitement disparu. Le couple est devenu sérieux. Pourquoi ? C’est que la volupté est bestiale, et la bestialité ne rit pas. Les forces de la nature agissent partout sérieusement. — La volupté des sens est l’opposé de l’enthousiasme qui nous ouvre le monde idéal. L’enthousiasme et la volupté sont graves et ne comportent pas le badinage. — (N. 406.)


Les caprices qui naissent de l’amour ressemblent aux feux follets : ils donnent les illusions les plus vives, ils nous conduisent dans le marécage et s’évanouissent. — (N. 408.)

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