Pensées, maximes et fragments
PRÉFACE
VIE ET OPINIONS
D’ARTHUR SCHOPENHAUER[1]
[1] Schopenhauer’s Leben von W. Gwinner. Leipzig. Brockhaus, 1878.
S’il n’y avait chez Schopenhauer que le créateur d’un nouveau système de philosophie, d’une nouvelle explication de l’inexplicable, on pourrait certes l’admirer ou le critiquer, mais on ne le lirait guère. Heureusement pour sa gloire, il s’est tourné parfois vers le grand public, il lui adresse quelques-uns de ses ouvrages[2] et sollicite les suffrages des honnêtes gens qui ne se piquent pas de métaphysique. Et en effet, à côté du métaphysicien, on rencontre dans ses écrits un moraliste curieux, un humoriste original et un écrivain clair, accessible à tous, et presque populaire. Les Allemands l’admettent dans leurs bibliothèques choisies, et l’un d’eux le compare à notre Montaigne. Un Montaigne, j’y consens, pourvu qu’il soit bien entendu que c’est un Montaigne allemand. Est-il possible de concevoir un Montaigne constructeur de système et abstracteur de quintessence, un Montaigne sardonique, irritable et sombre, étranger aux grâces riantes et aux joies légères ? Montaigne et Schopenhauer n’ont de commun que leur curiosité universelle des hommes et des choses. L’un et l’autre ils voient le monde à travers leur esprit, leurs goûts, leur humeur. Aussi, comme pour la plupart des moralistes, la vie de Schopenhauer est-elle un commentaire de ses œuvres, souvent un commentaire à rebours : ses actes démentent ce que sa doctrine a d’excessif et d’outré, et l’auteur relève en lui ce qu’il y a de faible et de chancelant dans l’homme.
[2] Parerga und Paralipomena.
C’est un vendredi, jour néfaste, que, selon la remarque de M. Gwinner, Arthur Schopenhauer, le grand pessimiste, naquit à Dantzig le 22 février 1788. D’après la tradition de famille, ses ancêtres étaient Hollandais. Son père, riche négociant de la ville, avait l’esprit cultivé ; il aimait les voyages et suivait en toutes choses les coutumes anglaises. Sa mère, fille du conseiller Trosiener, se fit plus tard, grâce à ses romans, un nom dans la littérature de l’époque. Dès son premier âge le jeune Arthur escorte ses parents à travers l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, la France et l’Angleterre ; à neuf ans, on l’établit au Havre, où il oublie au bout de deux années sa langue maternelle, puis on le laisse quelque temps à Londres. Les séjours à l’étranger, la fréquentation des sociétés les plus diverses lui procurent ainsi l’expérience précoce et pratique nécessaire aux marchands, utile aux philosophes.
La mort de son père, survenue en 1804, change le cours de ses études jusque-là dirigées vers le commerce. Il ne se sent pas né pour vivre derrière un comptoir ; d’ailleurs l’héritage paternel assure son indépendance et ses loisirs. A peine livré à lui-même, il se voue aux lettres, à la science, à la philosophie surtout, avec l’entrain juvénile et passionné que donnent les aptitudes natives. Il médite Kant et Platon, fréquente les Universités de Gœttingue et de Berlin, étudie la minéralogie, la botanique, l’histoire des Croisades, la météorologie, la physiologie, l’ethnologie, la jurisprudence, la chimie, le magnétisme, l’électricité, l’ornithologie, l’amphibiologie, l’ichthyologie[3], la flûte, les armes et la guitare. Que de chosologies une tête allemande peut contenir ! Schopenhauer s’assimila toutes ces sciences, hormis la guitare, et dut, après bien des années de stériles efforts, suspendre à un clou de sa chambre l’instrument rebelle.
[3] Nous abrégeons la liste officielle de tous les cours qu’il a suivis à Gœttingue et à Berlin.
N’allez pas cependant vous le figurer sous les traits de ces jeunes pédants à longue mine, troués au coude, et qui n’ont vu le monde que du fond des bibliothèques ; ne l’imaginez pas non plus, selon la mode des universités allemandes, grand avaleur de bière et chercheur de duels. Il détestait la bière et les duels : nous avons même de lui, dans ses aphorismes, un petit traité contre les duellistes, où il dit joliment leur fait à tous les matamores passés, présents et futurs. Pas plus que les combats singuliers il n’aimait les batailles rangées, et, comme Panurge, il craignait naturellement les coups. En 1813, dans un élan de patriotisme, il achète à l’un de ses belliqueux camarades un sabre d’honneur ; il paie au lieutenant Helmholtz un uniforme et un Sophocle ; mais, quant à lui, il se tient coi et tranquille, et rumine à loisir sa thèse sur la Quadruple racine de la raison suffisante. A le juger par l’extérieur, c’était un jeune gentleman fort soigneux de sa mise, d’agréable tournure et de belles manières, quoique d’une contradiction fatigante et d’une impertinente franchise. On le rencontre à la comédie et à l’opéra, dans les cercles aristocratiques, les sociétés lettrées de Weimar et de Dresde. Il a des entretiens avec Gœthe, il observe les saltimbanques, assiste par faveur à une exécution capitale, et lit les hommes autant que les livres.
Il n’est rien moins qu’un ennemi des plaisirs. Tandis qu’il médite et compose à vingt-neuf ans son grand ouvrage, le Monde comme volonté et comme représentation[4], ce livre fameux qui conclut à l’ascétisme en vue d’amener la fin du monde par la continence absolue des sexes, il lui arrive même mésaventure qu’à Descartes ; un beau jour il lui naît un enfant naturel. Et sur ces entrefaites, son livre étant achevé, Schopenhauer, d’un pas allègre, va se délasser en Italie et se divertir. A Venise, où il se trouvait en même temps que Byron[5], il mène comme lui joyeuse vie, et continue ses études sur la physique de l’amour, dont il devait un jour écrire la métaphysique.
[4] Cet ouvrage parut en 1819.
[5] Il se plaisait à répéter cette boutade de Byron : The more I see of men, the less I like them ; if I could say so of women too, all would be well.
Riche d’expérience et de connaissances, d’observations et d’études, mais auteur inconnu, car son livre gisait encore chez le libraire sans succès et sans écho, il a la malencontreuse idée de venir enseigner la philosophie à l’Université de Berlin. Hégel faisait foule : Schopenhauer parla devant des banquettes à peu près vides. Il enrage, il s’obstine et ne trouve à la fin d’inscrits à son cours que trois pelés et un tondu : un maître de manège, un changeur, un dentiste et un capitaine en retraite. De là peut-être ses diatribes acerbes contre l’enseignement officiel des professeurs de philosophie. Hégel ne fut pas seul à troubler son repos : une vieille fille sa voisine, couturière de profession, gagna contre lui un procès en indemnité pour coups et blessures. La lutte homérique du philosophe et de la commère n’occupe pas moins de vingt-cinq pages in-octavo dans la solide biographie de M. Gwinner.
En 1831, le choléra le chasse de Berlin, de même qu’il chassait de Naples Leopardi, le poète de l’Infelicità. Singulier rapprochement que cette terreur presque simultanée du choléra chez ces deux pessimistes ! C’est que, tout en proclamant bien haut en strophes sonores ou en prose admirable que le monde est une comédie dont le jeu ne vaut pas la chandelle, et l’homme un piètre acteur en guenilles qui balbutie un mauvais rôle, ils tiennent à ces chandelles, à cette farce, à ces guenilles ; ils ont horreur, comme vous et moi, plus encore peut-être que vous et moi, du dénoûment tragique. A la moindre alerte, eux de fuir à toutes jambes.
Notre « cholérophobe de profession », comme il s’intitulait lui-même, s’arrête enfin à Francfort[6] : il y a passé en prospère santé ses vingt-neuf dernières années. Un matin, le 23 septembre 1860, comme il s’habillait, la mort le saisit brusquement à la gorge et le coucha sur le parquet. Il avait soixante-douze ans.
[6] C’est là qu’il a écrit et publié, en 1851, à l’âge de soixante-trois ans, ses Parerga und Paralipomena, séries d’essais destinés au grand public.
Sa vie de célibataire et de rentier est d’une monotonie si automatique, qu’on la connaît quand on connaît une de ses journées. Se lever vers huit heures, s’éponger à l’anglaise, préparer son café, s’attabler au travail et écrire dans toute la fraîcheur des idées matinales, jouer ensuite un petit air de flûte avant d’endosser son habit, d’ajuster son jabot et sa cravate blanche ; dîner à table d’hôte, sieste, promenade ; lire le Times, puis quelques bons vieux auteurs ; souper, théâtre, excellent sommeil. Il est aussi ménager de sa fortune que de l’emploi de son temps, et double à la longue son capital.
A côté de ce bon sens pratique, de ces habitudes réglées, on peut noter en lui plus d’un symptôme morbide, et ce coin de folie qui n’est pas rare chez les esprits supérieurs. Nullum magnum ingenium sine quadam mixtura dementiæ, a dit Sénèque. Peut-être, à l’égard de Schopenhauer, la nature avait-elle un peu forcé la dose. Il semble tenir de l’hérédité son humeur violente, ses terreurs sans cause, ses manies sans nombre, ses défiances et ses ombrages. On en retrouve la trace chez ses ascendants paternels et maternels. Il est certain que son père s’est tué dans une attaque de mélancolie noire. Lui-même, dès sa première jeunesse, est sujet à d’étranges lubies. Reçoit-il une lettre, il s’effraie, prévoit un malheur ; la nuit, au moindre bruit, il s’éveille, se jette sur ses pistolets. Il prend mille précautions contre les maladies, les accidents de toute sorte, habite un premier étage pour mieux échapper en cas d’incendie ; il tremble au contact d’un rasoir qui n’est pas le sien ; il serre soigneusement ses tuyaux de pipe, et dans les hôtels, il a soin d’apporter son verre, de peur que certains lépreux ne s’en servent. Son or est dissimulé dans des cachettes ; ses billets, fourrés par précaution au milieu des vieilles lettres ou sous des formules d’apothicaire ; pour dérouter la curiosité, ses comptes, ses notes d’affaires sont rédigés en grec et en latin. Que n’a-t-il emprunté cette devise à l’un de nos vieux satiriques : Je ne crains rien, fors le dangier ? — Il se croyait victime d’une persécution, et voyait une vaste conspiration du silence autour de son œuvre, ourdie par les professeurs de philosophie, aimant mieux les supposer malveillants qu’indifférents. Par une contradiction singulière il redoutait la critique des professeurs de philosophie sur ses ouvrages : « Que dans peu de temps les vers rongent mon corps, c’est une pensée que je puis supporter ; mais que les professeurs de philosophie rongent ma philosophie, j’en frissonne d’avance. »
Autre symptôme non moins grave, c’est la manie raisonnante : il raisonne sur tout, sur son grand appétit, sur le spiritisme, le clair de lune, l’amour grec, sur les songes et les présages. Une nuit, la servante rêve qu’elle essuie des taches d’encre, et ce même matin, par mégarde, Schopenhauer répand son encrier. Étrange concordance ! notre philosophe en est frappé : Alles was geschieht, geschieht nothwendig ! (Tout ce qui arrive, arrive nécessairement), s’écrie-t-il d’un ton solennel ; aussitôt de cette bouteille à l’encre sort tout un système[7] :
[7] Parerga, 3e édit., vol. I, p. 270.
Des traits pareils ne donneraient-ils pas l’envie de confier aux médecins aliénistes le soin d’écrire l’histoire de la philosophie. On s’apercevrait alors avec étonnement que ceux qui passent parmi les hommes pour des devins et des sages se sont montrés par moments et par accès des fous plus fous que les autres.
Comment expliquer le succès tardif mais réel, le retentissement subit de la philosophie de Schopenhauer ? C’est qu’il est possédé de la folie de son temps, cette folie que l’on a si justement appelée la maladie du pessimisme[8], ou encore la maladie du siècle, der Weltschmerz, la douleur du monde, cette folie qui compte tant de victimes, de Werther à René, de Childe-Harold à Rolla, et d’illustres malades : Byron, Musset, Henri Heine, rieurs attristés, viveurs blasés, sceptiques nuageux, révoltés lyriques qui adorent la vie et la maudissent. Schopenhauer est le théoricien de cette école de poètes. Ce qu’il y a chez lui d’original et de piquant, c’est que, placé entre deux époques, l’une de scepticisme aride, l’autre de mysticisme et d’emphase, il les rapproche et en apparence les concilie. On avait trop ri au dix-huitième siècle, le siècle de Voltaire au rire sec et strident. Le dix-neuvième commence avec la lassitude d’un lendemain d’orgie. C’est là ce qui caractérise la renaissance romantique et néo-chrétienne de la Restauration : le diable d’hier se fait ermite. « Faites-vous ermite », telle est justement la conclusion dernière du système de Schopenhauer. Au lieu de laisser Candide, désabusé par une cruelle expérience et guéri de ses illusions, cultiver en paix son jardin, il lui met entre les mains la Vie de Rancé par Chateaubriand et lui conseille de se faire trappiste : il arrache Mlle Cunégonde à sa pâtisserie et lui propose en exemple la Vie de sainte Élisabeth de Hongrie par Montalembert[9]. Pour être surprenante, cette conclusion n’en est pas moins fort logique. Car si le monde est, comme il l’affirme, une si profonde vallée de larmes, une si épaisse forêt de crimes, il n’y a qu’une issue, qu’un défilé pour en sortir dignement, ainsi qu’il convient à un sage ; non point par la porte sanglante du suicide, mais par les voies austères de l’ascétisme chrétien, ou plutôt de l’ascétisme bouddhique[10], renoncement plus grandiose encore, puisqu’il mène à l’espoir du néant. Schopenhauer, il est vrai, s’avouait, quant à lui, incapable d’atteindre par la volonté jusqu’à ces sublimes pratiques du trappiste ou du fakir : « affaire de grâce », comme il disait. Il ne fut, en réalité, qu’un bouddhiste de table d’hôte.
[8] Voir le Pessimisme au XIXe siècle, par E. Caro. Hachette, 1878.
[9] Dans les dernières pages de son ouvrage philosophique, Schopenhauer recommande en effet ces deux ouvrages sur Rancé et sainte Élisabeth à la méditation de ses lecteurs.
[10] Schopenhauer, interprète éloquent des idées bouddhistes, nous offre un remarquable exemple de l’affinité étrange qu’il y a entre la spéculation hindoue et la spéculation allemande : « A proprement parler, dit M. Taine, dans son essai sur le bouddhisme, les Hindous sont les seuls qui, avec les Allemands, aient le génie métaphysique ; les Grecs, si subtils, sont timides et mesurés à côté d’eux ; et l’on peut dire, sans exagération, que c’est seulement sur les bords du Gange et de la Sprée que l’esprit humain s’est attaqué au fond et à la substance des choses. Peu importe l’absurdité des conséquences, ils ont posé les questions suprêmes, et personne, hors d’eux, n’a même conçu qu’on pût les poser. »
Schopenhauer est bien mieux dans son rôle, dans la sincérité de sa nature lorsqu’il joue le Méphistophélès. A cette table de l’hôtel d’Angleterre à Francfort, où sa renommée attirait force pèlerins, au milieu de la fumée des pipes et du bruit des verres, ceux qui visitaient ce vieillard à l’œil clair et plein de malice en rapportaient l’impression d’une entrevue avec Belzébuth en personne[11]. Nul n’est plus propre que ce vieux cynique à déniaiser un bon jeune homme et à faner d’un souffle glacé la fleur de son âme et de ses rêves.
[11] Voir, dans la Revue des Deux-Mondes du 15 mars 1870, un intéressant article de M. Challemel-Lacour, où il raconte son entrevue avec Schopenhauer. « Ses paroles lentes et monotones, qui m’arrivaient à travers le bruit des verres et les éclats de gaîté de mes voisins, me causaient une sorte de malaise, comme si j’eusse senti passer sur moi un souffle glacé à travers la porte entr’ouverte du néant… Des vertiges inconnus me gagnaient… et il me sembla, longtemps après l’avoir quitté, être ballotté sur une mer houleuse, sillonnée d’horribles courants. » — Et pourtant M. Challemel-Lacour ne saurait passer pour un esprit craintif et timoré.
Je suppose qu’un petit philosophe imberbe soit allé le consulter. « Avez-vous 20,000 livres de rente ? lui eût demandé Schopenhauer. Non ? Abandonnez alors la philosophie : on doit vivre pour elle et non par elle. — Seriez-vous à la fois rentier et apprenti philosophe ? Il vous faut une troisième condition, mon jeune ami, un troisième vœu, non pas précisément le vœu de chasteté (un philosophe doit tout connaître, tout et le reste), mais le vœu de célibat ; une épouse légitime, une famille influent plus qu’on ne croit sur nos jugements, sur notre liberté d’esprit. Mais fuyez avant tout les universités. Croyez-moi ! On y enseigne les doctrines que l’État patronne, et les chaires de philosophie sont devenues des succursales de l’Église. Or, retenez bien ceci, il n’y a pas plus de philosophie chrétienne qu’il n’y a une arithmétique chrétienne. Pensez donc par vous-même, après avoir lu Kant et Schopenhauer, votre serviteur ; vous chasserez ainsi de votre esprit tous les préjugés que vingt siècles de juiverie et de Moyen-Age y ont entassés, et vous reconnaîtrez que l’idée de Dieu n’est pas une idée innée, qu’elle vous vient sans doute du temps où madame votre maman vous mettait à genoux sur votre lit et, vous croisant les mains, vous faisait réciter votre prière. Copernic a chassé Dieu du ciel ; mais, en réalité, Dieu est partout, dans la table sur laquelle vous écrivez, dans la chaise où repose votre très noble dos. N’allez pas, au moins, devenir matérialiste comme les garçons coiffeurs ou les élèves en pharmacie ; évitez également d’être un pur esprit, vous ressembleriez trop à ces têtes d’anges ailées mais sans corps que l’on admire dans les tableaux de piété. Ne cessez d’étudier les sciences, édifiez votre philosophie sur les faits, — à ce prix vous serez philosophe[12]. Allez, et que Bouddha vous ait en sa sainte garde ! »
[12] Cf. surtout Parerga, t. I. Zur Kantischen Philosophie. Ueber die Universitäts-Philosophie, passim.
A un théologien frais et rose au sortir du séminaire, Schopenhauer eût dit : « Jeune homme, nous ne pouvons nous entendre. Sans doute j’aime, je vénère le pessimisme des trappistes, mais je n’ai rien de commun avec la théologie. Je ne conteste pas vos bienfaits, loin de là. Assurément, vous et moi nous cherchons à satisfaire cet éternel besoin de l’homme que vous appelez le besoin religieux et que j’appelle le besoin métaphysique, mais vous vous adressez à la foule sous le voile de l’allégorie et du brillant symbole ; vous prenez des mines terribles et solennelles pour en imposer aux enfants dont la raison sommeille encore, tandis que le véritable philosophe parle au petit nombre des intelligences viriles le simple et mâle langage de la vérité abstraite et nue. Mais dites-moi, je vous prie, quelle diantre de nécessité vous pousse à réclamer les suffrages de la philosophie ? N’avez-vous pas tout pour vous ? révélations, textes sacrés, miracles, prophéties, un haut rang dans l’État, le consentement, le respect général, mille églises, mille chapelles ; n’êtes-vous pas les intermédiaires obligés, dès qu’on veut acheter ou mendier le ciel ? Outre le monopole des consolations, ne possédez-vous pas le privilège inestimable d’instruire l’enfance, de façonner les jeunes cerveaux pour la vie entière ? Et il vous faut encore l’approbation des philosophes ! Et il vous la faut à tout prix, tellement que jadis, quand vous étiez les maîtres, et que cette approbation vous manquait, vous aviez recours à des arguments sans réplique, la torture, le bûcher, l’ultima ratio theologorum. Que de victimes sur l’autel de votre Dieu, que de sang répandu en son nom ! Ah ! je ne demande qu’à laisser les dieux en paix, pourvu toutefois qu’ils me rendent la pareille. Ergo, pax vobiscum[13] ! »
[13] Cf. Die Welt, vol. II, liv. I, chap. 17. Ueber das metaphysische Bedürfniss.
Si un jeune avocat, orateur politique, tout feu et flammes, tout gonflé de phrases rondes, d’exemples historiques, fût venu devant lui étaler son système, Schopenhauer eût dit en fronçant le sourcil : « Et après ? n’espérez pas me convaincre. L’histoire, n’est-ce pas au fond toujours la même chose, qu’il s’agisse de ministres et de diplomates penchés sur une carte et occupés à se disputer des territoires, ou de paysans dans une auberge en querelle pour un lambeau de terre ou une partie de dés ; toujours les mêmes passions, les mêmes chimères, qu’il s’agisse de noisettes ou de royales couronnes ? Encore si votre histoire était vraie. Mais le mensonge la prostitue, elle sert à tous les partis. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les journaux, débits publics de poison autorisé. Ce poison, vous le proposez à la canaille comme une panacée, lui promettant, en haine du christianisme, le bonheur sur cette terre, odieux optimistes que vous êtes ! Vils flatteurs, vous dites au peuple qu’il est souverain, mais vous savez bien que c’est un souverain éternellement mineur, dupe d’habiles filous que l’on appelle démagogues. Vous m’épouvantez quand je vous vois jouer avec les passions populaires ; autant vaudrait manier la dynamite. Je tremble d’entendre les chaînes de l’ordre légal se briser avec fracas, et le monstre déchaîné rugir. Ultra-réactionnaire, oui, je le suis par horreur de vos criailleries, de votre vacarme, de vos émeutes qui m’assourdissent, m’inquiètent et me distraient de mes pensées, de mes travaux impérissables. Quand donc nous donnera-t-on à nous autres philosophes un philosophe couronné, un roi libre-penseur, un Frédéric II ? En attendant, que le diable vous emporte, tous tant que vous êtes[14] ! »
[14] Cf. surtout Parerga, II, chap. 9.
A un pauvre amoureux qui n’est que soupirs et que larmes… Mais nous ne voulons point détromper ici les jeunes cœurs épris d’idéal et d’horizons bleus. Quant aux lecteurs désabusés, nous les renvoyons à la Métaphysique de l’amour et à l’Essai sur les femmes. Loin de tomber aux pieds du sexe auquel il doit sa mère, Schopenhauer tombe à bras raccourcis sur ce malheureux sexe, justement parce qu’il lui doit sa mère, personne frivole, satisfaite de vivre et fort dépensière[15]. Après une pareille satire, il conviendrait de lire l’apologie de M. Stuart Mill. Cet anglais utilitaire, qui sous sa rigide armure de froide logique cachait un cœur chaleureux, a écrit un petit livre tranchant et chevaleresque sur la sujétion des femmes : parce qu’il a eu la fortune de rencontrer en Mme Mill une âme d’élite, aussitôt, s’il ne tenait qu’à lui, les femmes deviendraient électeurs, juges, ministres d’État. Schopenhauer, qui n’a connu, ce semble, que les dames qui ne se font guère prier, les relègue toutes au fond d’un sérail. Il méprise la monogamie ; théoriquement il est polygame, tétragame même, et ne voit qu’une objection à épouser quatre femmes, l’objection des quatre belle-mères.
[15] Nouvel Hamlet, il lui reprochait encore, à tort ou à raison, son infidélité à la mémoire d’un époux.
Enfin, c’est à notre pessimiste qu’il faut adresser le bourgeois gras et jovial, content de lui et des autres. Mais hélas ! l’éloquence d’un Démosthène ne saurait nous persuader que le monde est mauvais quand nous le trouvons bon. Comme l’a si bien dit Prevost-Paradol, « nos joies et nos tristesses sont bien plus réglées par les événements de notre vie et par le tour de nos caractères, que par la logique de nos croyances[16] ». Schopenhauer en est un remarquable exemple. Misanthrope revêche et dédaigneux dès sa jeunesse, écrivain obscur et mécontent, quand à la fin la gloire arrive, son front s’éclaircit, son humeur s’apaise, et il apprend à sourire. Le bruit et le succès de sa philosophie désenchantée l’enchantent, il ne s’en cache pas. A soixante ans il s’humanise, lui le farouche solitaire, au sein d’une petite famille de disciples zélés et dociles : le jour de sa fête arrivent les bouquets, les sonnets, une coupe en argent massif et d’autres surprises. Au concert de louanges point d’oreilles rebelles. Des jeunes gens inconnus envoient des lettres enthousiastes. Une femme, Mme Élisabeth Ney, accourt tout exprès de Berlin pour modeler son buste. Trois ou quatre artistes se disputent l’honneur de faire son portrait. Mieux que tout cela, ses livres ont des éditions nouvelles. Le Westminster Review, la Revue des Deux Mondes, le Journal des Débats[17], la Rivista contemporanea, etc., tout en critiquant ses doctrines, les répandent à travers l’Europe. Les hommes sont ainsi faits, je veux dire les auteurs : qu’on publie seulement leurs noms dans les gazettes, il ne leur en faut pas davantage ; les voilà réconciliés avec le monde.
[16] Les Moralistes français, p. 288.
[17] Schopenhauer écrivait en 1856, après avoir lu dans le Journal des Débats du 8 octobre l’article de M. Franck sur sa philosophie : « Je lui inspire une pieuse épouvante. Je vois qu’ils ont eu vent de moi. » (Memorabilien, p. 118.) Il disait, non sans impertinence, que la critique des journaux et des revues est faite non pas pour diriger le jugement du public, mais pour attirer son attention. Aussi, que ce jugement soit bon ou mauvais, il importe peu : « Censura perit scriptum manet. »
Au reste, il nous semble difficile d’admettre qu’un écrivain de talent puisse être un pessimiste pratique et convaincu. Il est bien trop occupé à nous dire les choses sombres avec éclat, les choses mornes avec attrait. La vraie misère profondément sentie n’est point si artiste. A peindre d’une main si habile les douleurs humaines, Schopenhauer a dû plus d’une fois finir par les oublier, tant il se plaît à revêtir sa philosophie de grande prose et à l’orner de belles images comme ces madones laides et noires que la dévotion des fidèles recouvre de riches étoffes et de rares bijoux.
Que de figures pittoresques et de sentences originales, mais aussi que de citations, que d’emprunts ! La curiosité amusée du lettré a glané à travers toutes les littératures, depuis l’espagnole jusqu’à l’hindoue ; il s’est assis au banquet des anciens, aux soupers français du dix-huitième siècle. Habile à ramasser tous les reliefs de ces délicats festins, il les sert aux Allemands comme un plat de sa façon, accommodé à une sauce métaphysique d’après le goût national. Les idées que nos auteurs français, en se jouant, laissent échapper de leurs lèvres, vite il s’en empare et les répète doctoralement. D’un de leurs mots il fait un traité. Mais ce mot, il ne le cite pas toujours. M. Ribot[18] a relevé un passage de Chamfort qui contient en dix lignes toute la métaphysique de l’amour. Quand il traite de l’honneur des femmes, c’est encore un mot de Chamfort qu’il développe sans le citer : « les femmes font cause commune ; elles sont liées par un esprit de corps, par une espèce de confédération tacite. » — « L’honneur des sexes, dit Schopenhauer, est un esprit de corps bien entendu. » De même, telle autre de ses pensées est due à l’inspiration de Pascal[19]. Voici un rapprochement plus frappant encore. On lit dans les Parerga (II, 271) : « La forme de gouvernement monarchique est la seule naturelle : nous en trouvons l’exemple chez les animaux mêmes, chez les abeilles… les grues voyageuses. » Saint Jérôme, dans une lettre au moine Rustique, avait dit dans les mêmes termes : « L’on a besoin d’un maître dans quelque art que ce soit. Les animaux mêmes et les troupeaux ont des chefs qui les conduisent : les abeilles ont leurs rois, les grues en ont une à leur tête. » On le voit, les grues voyageuses de Schopenhauer viennent de loin.
[18] Voir le petit livre si intéressant et si complet de M. Ribot : la Philosophie de Schopenhauer (Germer-Baillière). V. p. 70.
[19] Cf. Die Welt, vol. II, p. 261-262, 4e édit., — et Pascal, éd. Havet, vol. II, p. 16-17.
Dès lors, il est aisé de se rendre compte d’un procédé de composition familier à notre écrivain ; lecteur très soigneux, il découpe en petites notes les idées saillantes qu’il rencontre sur sa route, puis il coud ces bouts de papier et les relie par un long fil philosophique. Il suffit de lire, pour s’en convaincre, son Dialogue sur la religion, en partie tiré des auteurs anglais et français du dix-huitième siècle. Quand il prend la plume, Schopenhauer se drape dans la toge romaine ; Sénèque est son maître de style ; il se coiffe en même temps de la perruque de Voltaire, ou de Hume, ou d’Helvétius, ou de Chamfort, qui s’ajuste assez mal à sa tête carrée. Mais comme sous ce costume bizarre et disparate le Germain reparaît vite avec ses boutades, son imagination démesurée, son ironie âpre, ses gestes violents et ses invectives dignes des éloges de M. Frauenstædt[20] ! Comme l’on voit percer à travers son style le solitaire méditatif qui n’a jamais pensé que par monologues, qui ne s’est jamais retrempé aux sources vives et jaillissantes des discussions et des causeries[21], et qui ne s’attarde que trop volontiers à se commenter lui-même, car, s’il a des ailes à l’esprit, il n’en a point aux talons.
[20] Voir le passage des Memorabilien, où ce disciple félicite son maître de n’avoir dans la polémique rien de commun avec la bienséance française.
[21] La contradiction, l’objection même l’agaçaient au possible. Lire à ce sujet, dans les Memorabilien, p. 553, une lettre bien curieuse adressée à M. Frauenstædt.
L’ensemble de ses écrits le reflète ainsi avec une netteté merveilleuse ; et si l’on admire, à travers ses contradictions et ses folies, l’essor de son intelligence, je ne dirai pas son génie, mais ses éclairs de génie, ses lueurs soudaines et profondes, on ne saurait non plus assez louer sa parfaite indépendance, son étonnante sincérité. Je trouve en lui d’autres qualités morales, des sentiments de pitié et des actes de bienfaisance. Il haïssait les professeurs de Berlin, mais il aimait les bêtes. Ayant fait la rencontre d’un orang-outang à la foire de Francfort, il allait chaque jour visiter cet ancêtre présumé des hommes. Touché de son air triste, il comparaît le regard de cet être arrêté sur les confins de l’humanité au regard de Moïse devant la Terre promise. Par testament, il assura une retraite à son chien, comme s’il se fût agi d’un vieil ami, d’un parent pauvre.
Schopenhauer n’a été ni un saint ni un ascète ; les saints et les ascètes auront le droit de s’en montrer scandalisés. Mais comme il a prêché l’ascétisme, sa vie pratique ne fait pas en tous points honneur à sa doctrine.
S’il s’était borné au rôle de moraliste, d’observateur des hommes et de peintre des mœurs, on ne saurait raisonnablement exiger de lui l’austérité d’un sage. De même un poète ne doit compte au public que de ses sensations et de ses rêves, qui tiennent souvent à la couleur du ciel, au vent qui souffle, au nuage qui passe. Mais quand c’est un philosophe qui est en scène, un apôtre du renoncement, un prophète de la sombre mort, peut-être est-il juste que l’on sache quel homme a été le penseur sévère, peut-être est-il permis de mesurer à ses actes l’ardeur et l’énergie de sa conviction.
Nous n’oserions donc accuser M. Gwinner, son biographe, d’indiscrétion ou de sévérité, lorsqu’il se livre sur les habitudes privées de Schopenhauer à une minutieuse enquête, à laquelle, il est vrai, bien peu de personnes résisteraient ; il a voulu par là non pas affaiblir le goût du public pour des œuvres de haute valeur, mais mettre un terme au « culte malsain » dont Schopenhauer est l’objet en Allemagne.
Il ne semble pas que ce culte penche vers son déclin, si l’on en juge par le nombre toujours croissant de livres, de brochures et de dissertations sur les écrits de notre philosophe. De la Russie jusqu’à l’Amérique sa voix éveille chaque jour de nouveaux échos : il n’a pas échappé à la gloire périlleuse et parfois compromettante de posséder des disciples, cette plaie des grands hommes. Les uns s’efforcent de rendre ses doctrines populaires, d’autres tirent de ses préceptes un catéchisme religieux, à l’usage de ceux qui nient les religions établies, d’autres voient en lui un second Lessing, un éducateur de cette nation allemande à laquelle il reproche avec tant de verve son pédantisme, sa grossièreté, sa lourdeur ; d’autres le présentent comme le précurseur de Darwin, comme le métaphysicien de l’évolution, d’autres discutent avec une gravité imperturbable ses boutades sur les femmes, d’autres enfin exagèrent son pessimisme jusqu’à l’extravagance, ils ne se contentent pas d’être pessimistes, ils sont misérabilistes. Mais à tous ces commentateurs, à ces interprètes plus ou moins bien inspirés, ce qui manque par dessus tout c’est le charme étrange et l’humour du maître.
Et comme si ce n’était pas assez d’avoir des disciples, Schopenhauer, pour comble d’infortune, est maintenant exposé aux traducteurs.
J. BOURDEAU.