← Retour

Pensées, maximes et fragments

16px
100%

II
MISÈRES DE LA VIE.

L’Arcadie nous a vus naître, tous tant que nous sommes, comme le dit Schiller ; c’est-à-dire que nous entrons dans le monde, pleins de prétentions au bonheur et à la jouissance, et que nous nous attachons à l’espérance insensée de voir ces prétentions réussir. Mais bientôt le destin paraît, il nous empoigne rudement et il nous apprend que rien ne nous appartient, mais que tout est à lui, qu’il a un droit incontestable non seulement sur tout ce que nous possédons et acquérons, sur notre femme et notre enfant, mais sur nos bras et jambes, sur nos yeux et nos oreilles, même sur notre nez en plein visage. — (P. I. 434.)


Tandis que la première moitié de la vie n’est qu’une infatigable aspiration vers le bonheur, la seconde moitié, au contraire, est dominée par un douloureux sentiment de crainte, car alors on finit par se rendre compte plus ou moins clairement que tout bonheur n’est que chimère, que la souffrance seule est réelle. Aussi les esprits sensés visent-ils moins à de vives jouissances qu’à une absence de peines, à un état en quelque sorte invulnérable. — Dans mes jeunes années, un coup de sonnette à ma porte me remplissait aussitôt de joie, car je pensais : « Bon ! voilà quelque chose qui arrive. » Plus tard, mûri par la vie, ce même bruit éveillait un sentiment voisin de l’effroi ; je me disais : « Hélas ! qu’arrive-t-il ? » — (L. 228.)


Rien de fixe dans la vie fugitive : ni douleur infinie, ni joie éternelle, ni impression permanente, ni enthousiasme durable, ni résolution élevée qui puisse compter pour la vie ! Tout se dissout dans le torrent des années. Les minutes, les innombrables atomes de petites choses, fragments de chacune de nos actions, sont les vers rongeurs qui dévastent tout ce qu’il y a de grand et de hardi… On ne prend rien au sérieux dans la vie humaine ; la poussière n’en vaut pas la peine. — (G. 51.)


A considérer la vie sous l’aspect de sa valeur objective, il est au moins douteux qu’elle soit préférable au néant ; et je dirais même que si l’expérience et la réflexion pouvaient se faire entendre, c’est en faveur du néant qu’elles élèveraient la voix. Si l’on frappait à la pierre des tombeaux, pour demander aux morts s’ils veulent ressusciter, ils secoueraient la tête. Telle est aussi l’opinion de Socrate dans l’apologie de Platon, et même l’aimable et gai Voltaire ne peut s’empêcher de dire : « On aime la vie ; mais le néant ne laisse pas d’avoir du bon » ; et encore : « Je ne sais pas ce que c’est que la vie éternelle, mais celle-ci est une mauvaise plaisanterie. » — (W. II. 531.)


La vie de chaque homme vue de loin et de haut, dans son ensemble et dans ses traits les plus saillants, nous présente toujours un spectacle tragique ; mais si on la parcourt dans le détail, elle a le caractère d’une comédie. Car le train et le tourment du jour, l’incessante agacerie du moment, les désirs et les craintes de la semaine, les disgrâces de chaque heure, sous l’action du hasard qui songe toujours à nous mystifier, ce sont là autant de scènes de comédie. Mais les souhaits toujours déçus, les vains efforts, les espérances que le sort foule impitoyablement aux pieds, les funestes erreurs de la vie entière, avec les souffrances qui s’accumulent et la mort au dernier acte, voilà l’éternelle tragédie. Il semble que le destin ait voulu ajouter la dérision au désespoir de notre existence, quand il a rempli notre vie de toutes les infortunes de la tragédie, sans que nous puissions seulement soutenir la dignité des personnages tragiques. Loin de là, dans le large détail de la vie, nous jouons inévitablement le piètre rôle de comiques. — (L. 75.)


Si un Dieu a fait ce monde, je n’aimerais pas à être ce Dieu : la misère du monde me déchirerait le cœur. — (N. 441.)


Imagine-t-on un démon créateur, on serait pourtant en droit de lui crier en lui montrant sa création : « Comment as-tu osé interrompre le repos sacré du néant, pour faire surgir une telle masse de malheur et de tourment ? » — (N. 441.)


Si l’on mettait devant les yeux de chacun les douleurs et les tourments épouvantables auxquels sa vie est continuellement exposée, à cet aspect, il serait saisi d’effroi : et si l’on voulait conduire l’optimiste le plus endurci à travers les hôpitaux, les lazarets et les chambres de torture chirurgicales, à travers les prisons, les lieux de supplices, les écuries d’esclaves, sur les champs de bataille et dans les cours d’assises, si on lui ouvrait tous les sombres repaires où la misère se glisse pour fuir les regards d’une curiosité froide, et si enfin on le laissait regarder dans la tour affamée d’Ugolin, — alors, assurément, lui aussi finirait par reconnaître de quelle sorte est ce meilleur des mondes possibles[24].

[24] « Il n’y a que violence dans l’univers ; mais nous sommes gâtés par la philosophie moderne, qui a dit tout est bien, tandis que le mal a tout souillé, et que dans un sens très vrai tout est mal, puisque rien n’est à sa place. »

J. DE MAISTRE.

Où Dante serait-il allé chercher le modèle et le sujet de son enfer ailleurs que dans notre monde réel ? Et pourtant, c’est bel et bien un enfer qu’il nous a peint. Au contraire, quand il s’est agi de décrire le ciel et ses joies, il se trouvait en face d’une difficulté insurmontable, justement parce que notre monde n’offre rien d’analogue. Au lieu des joies du Paradis, il fut réduit à nous faire part des instructions que lui donnèrent là ses ancêtres, sa Béatrix et divers saints. Par où l’on voit assez clairement quelle sorte de monde est le nôtre. — (L. 189.)


Ce monde, champ de carnage où des êtres anxieux et tourmentés ne subsistent qu’en se dévorant les uns les autres, où toute bête de proie devient le tombeau vivant de mille autres, et n’entretient sa vie qu’au prix d’une longue suite de martyres, où la capacité de souffrir croît en proportion de l’intelligence, et atteint par conséquent dans l’homme son degré le plus élevé ; ce monde, les optimistes ont voulu l’ajuster à leur système, et nous le démontrer a priori comme le meilleur des mondes possibles. L’absurdité est criante. — On me dit d’ouvrir les yeux et de promener mes regards sur la beauté du monde que le soleil éclaire, d’admirer ses montagnes, ses vallées, ses torrents, ses plantes, ses animaux, que sais-je encore. Le monde n’est-il donc qu’une lanterne magique ? Certes le spectacle est splendide à voir, mais y jouer son rôle, c’est autre chose. — Après l’optimiste vient l’homme des causes finales ; celui-là me vante la sage ordonnance qui défend aux planètes de se heurter du front dans leur course, qui empêche la terre et la mer de se confondre en une immense bouillie, et les tient proprement séparées, qui fait que tout ne reste pas figé dans une glace éternelle, ou consumé par la chaleur, qui, grâce à l’inclinaison de l’écliptique ne permet pas au printemps d’être éternel et laisse mûrir les fruits, etc. Mais ce ne sont là que de simples conditiones sine quibus non. Car si un monde doit exister, si ses planètes doivent durer, ne fût-ce qu’un temps égal à celui que le rayon d’une étoile fixe éloignée met pour arriver jusqu’à elles, et si elles ne disparaissent pas comme le fils de Lessing immédiatement après leur naissance, il fallait que les choses ne fussent pas charpentées assez maladroitement, pour que l’échafaudage fondamental menaçât déjà de crouler. Arrivons maintenant aux résultats de cette œuvre si vantée, considérons les acteurs qui se meuvent sur cette scène si solidement machinée : nous voyons la douleur apparaître en même temps que la sensibilité, et grandir à mesure que celle-ci devient intelligente, nous voyons le désir et la souffrance marcher du même pas, se développer sans limites, jusqu’à ce qu’enfin la vie humaine n’offre plus qu’un sujet de tragédies ou de comédies. Maintenant, si l’on est sincère, on sera peu disposé à entonner l’Alleluia des optimistes. — (L. 189.)


La vie ne se présente nullement comme un cadeau dont nous n’avons qu’à jouir, mais bien comme un devoir, une tâche dont il faut s’acquitter à force de travail ; de là, dans les grandes et petites choses, une misère générale, un labeur sans repos, une concurrence sans trêve, un combat sans fin, une activité imposée avec une tension extrême de toutes les forces du corps et de l’esprit. Des millions d’hommes, réunis en nations, concourent au bien public, chaque individu agissant ainsi dans l’intérêt de son propre bien ; mais des milliers de victimes tombent pour le salut commun. Tantôt des préjugés insensés, tantôt une politique subtile excitent les peuples à la guerre ; il faut que la sueur et le sang de la grande foule coulent en abondance pour mener à bonne fin les fantaisies de quelques-uns, ou expier leurs fautes. En temps de paix, l’industrie et le commerce prospèrent, les inventions font merveille, les vaisseaux sillonnent les mers et rapportent des friandises de tous les coins du monde, les vagues engloutissent des milliers d’hommes. Tout est en mouvement, les uns méditent, les autres agissent, le tumulte est indescriptible.

Mais le dernier but de tant d’efforts, quel est-il ? Maintenir pendant un court espace de temps des êtres éphémères et tourmentés, les maintenir au cas le plus favorable dans une misère supportable et une absence de douleur relative que guette aussitôt l’ennui ; puis la reproduction de cette race et le renouvellement de son train habituel. — (L. 68.)


Il est véritablement incroyable combien insignifiante et dénuée d’intérêt, vue du dehors, et combien sourde et obscure, ressentie intérieurement, s’écoule la vie de la plupart des hommes. Elle n’est que tourments, aspirations impuissantes, marche chancelante d’un homme qui rêve à travers les quatre âges de la vie jusqu’à la mort, avec un cortège de pensées triviales. Les hommes ressemblent à des horloges qui ont été montées et qui marchent sans savoir pourquoi ; et chaque fois qu’un homme est engendré et mis au monde, l’horloge de la vie humaine est de nouveau montée pour répéter encore une fois son vieux refrain usé d’éternelle boîte à musique, phrase par phrase, mesure pour mesure, avec des variations à peine sensibles.

Chaque individu, chaque visage humain et chaque vie humaine n’est qu’un rêve de plus, un rêve éphémère de l’esprit infini de la nature, de la volonté de vivre persistante et obstinée, ce n’est qu’une image fugitive de plus qu’elle dessine en se jouant sur sa page infinie de l’espace et du temps, qu’elle laisse subsister quelques instants d’une brièveté vertigineuse, et qu’aussitôt elle efface pour faire place à d’autres. Cependant et c’est là le côté de la vie qui donne à penser et à réfléchir, il faut que la volonté de vivre, violente et impétueuse, paie chacune de ces images fugitives, chacune de ces vaines fantaisies au prix de douleurs profondes et sans nombre, et d’une mort amère longtemps redoutée et qui vient enfin. Voilà pourquoi l’aspect d’un cadavre nous rend soudainement sérieux. — (W. I. 379.)


La vie de l’homme oscille, comme un pendule, entre la douleur et l’ennui[25], tels sont en réalité ses deux derniers éléments. Les hommes ont dû exprimer cela d’une étrange manière ; après avoir fait de l’enfer le séjour de tous les tourments et de toutes les souffrances, qu’est-il resté pour le ciel ? justement l’ennui. — (L. 72.)

[25]

. . . . Amaro e noia
La vita, altro mai nulla. . . . .
(A se stesso)
Nell’ imo petto, grave, salda, immota
Come colonna adamantina, siede
Noia immortale.

Leopardi (Al conte Pepoli.)
(Note du traducteur.)

Chargement de la publicité...