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Pensées, maximes et fragments

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PENSÉES, MAXIMES ET FRAGMENTS

I
DOULEURS DU MONDE
LE MAL DE LA VIE. — RÉSIGNATION. — RENONCEMENT. — ASCÉTISME ET DÉLIVRANCE.

I
DOULEURS DU MONDE[22].

[22] P. II, ch. XII, p. 312 et suiv.

Si elle n’a pas pour but immédiat la douleur, on peut dire que notre existence n’a aucune raison d’être dans le monde. Car il est absurde d’admettre que la douleur sans fin qui naît de la misère inhérente à la vie et qui remplit le monde, ne soit qu’un pur accident et non le but même. Chaque malheur particulier paraît, il est vrai, une exception ; mais le malheur général est la règle.

De même qu’un ruisseau coule sans tourbillons, aussi longtemps qu’il ne rencontre point d’obstacles, de même dans la nature humaine, comme dans la nature animale, la vie coule inconsciente et inattentive, quand rien ne s’oppose à la volonté. Si l’attention est éveillée, c’est que la volonté a été entravée et qu’il s’est produit quelque choc. — Tout ce qui se dresse en face de notre volonté, tout ce qui la traverse ou lui résiste, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de désagréable et de douloureux, nous le ressentons sur-le-champ, et très nettement. Nous ne remarquons pas la santé générale de notre corps, mais seulement le point léger où le soulier nous blesse : nous n’apprécions pas l’ensemble prospère de nos affaires, et nous n’avons de pensées que pour une minutie insignifiante qui nous chagrine. — Le bien-être et le bonheur sont donc tout négatifs, la douleur seule est positive.

Je ne connais rien de plus absurde que la plupart des systèmes métaphysiques qui expliquent le mal comme quelque chose de négatif ; lui seul au contraire est positif, puisqu’il se fait sentir. Tout bien, tout bonheur, toute satisfaction sont négatifs, car ils ne font que supprimer un désir et terminer une peine.

Ajoutez à cela qu’en général nous trouvons les joies au-dessous de notre attente, tandis que les douleurs la dépassent de beaucoup.

Voulez-vous en un clin d’œil vous éclairer sur ce point, et savoir si le plaisir l’emporte sur la peine, ou si seulement ils se compensent, comparez l’impression de l’animal qui en dévore un autre, avec l’impression de celui qui est dévoré.


La consolation la plus efficace, dans tout malheur, dans toute souffrance, c’est de tourner les yeux vers ceux qui sont encore plus malheureux que nous : ce remède est à la portée de chacun. Mais qu’en résulte-t-il pour l’ensemble ?

Semblables aux agneaux qui jouent dans la prairie, pendant que, du regard, le boucher fait son choix au milieu du troupeau, nous ne savons pas, dans nos jours heureux, quel désastre le destin nous prépare précisément à cette heure, — maladie, persécution, ruine, mutilation, cécité, folie, etc.

Tout ce que nous cherchons à saisir nous résiste ; tout a sa volonté hostile qu’il faut vaincre. Dans la vie des peuples, l’histoire ne nous montre que guerres et séditions : les années de paix ne semblent que de courtes pauses, des entr’actes, une fois par hasard. Et de même la vie de l’homme est un combat perpétuel, non pas seulement contre des maux abstraits, la misère ou l’ennui ; mais contre les autres hommes. Partout on trouve un adversaire : la vie est une guerre sans trêve, et l’on meurt les armes à la main.


Au tourment de l’existence vient s’ajouter encore la rapidité du temps qui nous presse, ne nous laisse pas prendre haleine, et se tient derrière chacun de nous comme un garde-chiourme avec le fouet. — Il épargne ceux-là seulement qu’il a livrés à l’ennui.


Pourtant, de même qu’il faudrait que notre corps éclatât, s’il était soustrait à la pression de l’atmosphère, de même si le poids de la misère, de la peine, des revers et des vains efforts était enlevé à la vie de l’homme, l’excès de son arrogance serait si démesuré, qu’elle le briserait en éclats ou tout au moins le pousserait à l’insanité la plus désordonnée et jusqu’à la folie furieuse. — En tout temps, il faut à chacun une certaine quantité de soucis, ou de douleurs, ou de misère, comme il faut du lest au navire pour tenir d’aplomb et marcher droit.

Travail, tourment, peine et misère, tel est sans doute durant la vie entière le lot de presque tous les hommes. Mais si tous les vœux, à peine formés, étaient aussitôt exaucés, avec quoi remplirait-on la vie humaine, à quoi emploierait-on le temps ? Placez cette race dans un pays de cocagne, où tout croîtrait de soi-même, et où les alouettes voleraient toutes rôties à portée des becs, où chacun trouverait aussitôt sa bien-aimée et l’obtiendrait sans difficulté, — alors on verrait les hommes mourir d’ennui, ou se pendre, d’autres se quereller, s’égorger et s’assassiner et se causer plus de souffrances que la nature ne leur en impose maintenant. — Ainsi pour une telle race nul autre théâtre, nulle autre existence ne sauraient convenir.


De ce caractère négatif du bien-être et de la jouissance opposé au caractère positif de la douleur, il résulte que le bonheur d’une existence donnée ne doit pas être estimé d’après ses joies et ses jouissances, mais d’après l’absence de peines, seule chose positive. Dès lors le sort des autres animaux paraît plus supportable que celui de l’homme. Examinons de plus près l’un et l’autre.

Sous quelques formes variées que l’homme poursuive le bonheur ou cherche à éviter le malheur, tout se réduit, en somme, à la jouissance ou à la souffrance physique. Combien cette base matérielle est étroite : se bien porter, se nourrir, se protéger contre le froid et les intempéries, et enfin satisfaire l’instinct des sexes ; ou bien, au contraire, être privé de tout. Par conséquent, la part réelle de l’homme dans le plaisir physique n’est pas plus grande que celle de l’animal, si ce n’est que son système nerveux, plus susceptible et plus délicat, agrandit l’impression de toute jouissance comme aussi de toute douleur. Mais combien ses émotions surpassent celles de l’animal ! A quelle profondeur et avec quelle violence incomparable son cœur est agité ! pour n’obtenir à la fin que le même résultat : santé, nourriture, abri, etc.

Cela vient en premier lieu de ce que chez lui tout s’accroît puissamment par la seule pensée du passé et de l’avenir, d’où naissent des sentiments nouveaux, soucis, crainte, espérance ; ces sentiments agissent beaucoup plus violemment sur lui que ne le peuvent faire la jouissance et la souffrance de l’animal, immédiates et présentes. L’animal, en effet, n’a pas la réflexion, ce condensateur des joies et des peines ; celles-ci ne peuvent donc s’amonceler, comme il arrive pour l’homme, au moyen du souvenir et de la prévision : chez l’animal la souffrance présente a beau recommencer indéfiniment, elle reste toujours comme la première fois une souffrance du moment présent, et ne peut pas s’accumuler. De là l’insouciance enviable et l’âme placide des bêtes. Chez l’homme, au contraire, la réflexion et les facultés qui s’y rattachent, ajoutent à ces mêmes éléments de jouissance et de douleur que l’homme a de communs avec la bête, un sentiment exalté de son bonheur ou de son malheur qui peut conduire à des transports soudains, souvent même à la mort ou bien encore à un suicide désespéré. Considérées de plus près, les choses se passent comme il suit : ses besoins qui, à l’origine, ne sont guère plus difficiles à satisfaire que ceux de l’animal, il les accroît de parti pris dans le but d’augmenter la jouissance : d’où le luxe, les friandises, le tabac, l’opium, les boissons spiritueuses, le faste et le reste. Seul aussi il a une autre source de jouissance, qui naît également de la réflexion, une source de jouissance et par conséquent de douleur d’où découleront pour lui des soucis et des embarras sans mesure et sans fin, c’est l’ambition et le sentiment de l’honneur et de la honte : — autrement dit, en prose vulgaire, ce qu’il pense de ce que les autres pensent de lui. Tel sera, sous mille formes souvent bizarres, le but de presque tous ses efforts qui tendent bien au delà de la jouissance ou de la douleur physiques. Il a sur l’animal, il est vrai, l’avantage incontesté des plaisirs purement intellectuels, qui comportent bien des degrés divers, depuis les plus niais badinages ou la conversation courante jusqu’aux travaux intellectuels des plus élevés : mais alors comme contre-poids douloureux apparaît sur la scène l’ennui, l’ennui que l’animal ignore, du moins à l’état de nature, car les plus intelligents parmi les animaux domestiques, en soupçonnent déjà les légères atteintes : chez l’homme, c’est un véritable fléau ; en voulez-vous un exemple ? Voyez cette légion de misérables gens qui n’ont jamais eu d’autre pensée que de remplir leur bourse et jamais leur tête, et pour qui le bien-être devient alors un châtiment, parce qu’il les livre aux tortures de l’ennui. On les voit, pour s’y soustraire, galoper de droite et de gauche, se glisser ici et là, voyager de côtés et d’autres, s’informer avec angoisse des lieux de plaisir et de réunion d’une ville dès qu’ils y arrivent comme le nécessiteux des endroits où il trouvera des secours, — et, en effet, la pauvreté et l’ennui sont les deux pôles de la vie humaine. Enfin il reste à rappeler que dans les plaisirs de l’amour, l’homme a des choix très particuliers et très opiniâtres, qui parfois s’élèvent plus ou moins jusqu’à l’amour passionné. C’est là encore pour lui une source de longues peines et de courtes joies…

Pour comble de misère, l’homme sait ce que c’est que la mort ; l’animal ne la fuit que par instinct sans la connaître, et sans la regarder jamais en face. L’homme a sans cesse devant lui cette perspective. Peu de bêtes meurent d’une mort naturelle, et la plupart ont juste le temps de se reproduire, et ensuite elles deviennent la proie d’une autre. L’homme seul en est arrivé à ce point que, dans son espèce, ce qu’on appelle la mort naturelle est devenu la règle, malgré quelques exceptions notables ; et pour cette raison, l’avantage reste encore aux bêtes. Joignez à cela que l’homme atteint aussi rarement que les animaux les limites naturelles de sa vie, à cause de sa manière de vivre si contraire à la nature, de ses efforts et de ses passions, et de la dégénérescence qui en résulte pour la race.

Les animaux ne demandent qu’à vivre et à respirer ; la plante est absolument satisfaite de sa destinée ; l’homme a d’autant moins d’exigences qu’il est plus stupide. Aussi la vie de l’animal contient-elle moins de souffrances, mais aussi moins de joies que la vie humaine. La première raison, c’est que l’animal reste libre de soucis, de préoccupations et de tous les tourments qui les accompagnent, mais il est vrai que l’espérance lui manque ; il ignore cette anticipation par la pensée d’un avenir joyeux, cette fantasmagorie pleine d’heureuses promesses que crée l’imagination, cette source la plus abondante de nos plus grandes joies et de nos plus grands plaisirs ; il est destitué d’espérance : et cela parce que sa conscience est bornée à ce qui tombe sous ses sens, c’est-à-dire à l’instant présent. L’animal, c’est le présent incarné : aussi ne connaît-il qu’un degré de crainte et d’espérance limité aux objets présents et sensibles ; l’horizon de l’homme embrasse toute la vie, et même la dépasse. — Mais, justement pour ce motif, les bêtes, comparées à nous, nous apparaissent jusqu’à un certain point vraiment sages, c’est-à-dire dans une jouissance paisible du présent que rien ne vient troubler ; leur âme si manifestement paisible, fait souvent honte à notre état d’esprit inquiet et obsédé de pensées et de soucis. Et puis ces joies futures et espérées ne nous sont pas données gratuitement. En effet, jouir d’avance par l’attente ou l’espoir d’une satisfaction que l’on se propose, c’est diminuer d’autant la jouissance, comme si l’on en avait retranché une partie. L’animal lui, est affranchi de cette jouissance anticipée et de la diminution qui en résulte, et jouit ainsi du présent et du réel tout entiers et sans réduction. De même aussi les maux ne pèsent sur lui que de leur poids réel et vrai, tandis que pour nous, crainte et prévision, ἡ προσδοκία τῶν κακῶν, en décuplent souvent la charge.

C’est cette faculté particulière qu’ont les animaux de se donner tout entiers à l’impression du moment qui contribue beaucoup à la joie que nous causent nos bêtes domestiques ; elles sont le présent personnifié, et nous rendent sensibles en quelque sorte les heures légères et propices, tandis que nos pensées volent souvent au delà et n’y prennent garde. Mais cette faculté des bêtes d’être plus réjouies que nous ne le sommes par le seul fait de vivre dans le présent, l’homme égoïste et sans cœur en abuse et l’exploite souvent de telle sorte qu’il ne leur accorde rien autre chose que cette existence aride et dénudée : n’emprisonne-t-il pas dans un étroit espace l’oiseau fait pour parcourir un hémisphère, où la pauvre bête crie et finit par souhaiter la mort : l’uccello nella gabbia canta non di piacere, ma di rabbia ; et son plus fidèle ami, le chien si intelligent, il le met à la chaîne ! Je n’en vois jamais un à l’attache sans une intime pitié pour lui et une indignation profonde contre son maître. Je pense avec satisfaction au fait raconté par le Times il y a quelques années : un lord qui tenait un grand chien à l’attache, traversant un jour sa cour, fut tenté de caresser la bête. Sur quoi celui-ci, d’un coup de dent, lui déchira le bras du haut en bas, et c’était bien fait ! Il voulait dire par là : « Tu n’es pas mon maître, mais mon démon persécuteur, toi qui fais de ma courte existence un enfer. » Puisse-t-il en arriver autant à quiconque met les chiens à l’attache. Tenir les oiseaux dans une cage, c’est aussi torturer les bêtes. Ces êtres si favorisés de la nature, qui traversent comme une flèche rapide les champs célestes, les emprisonner dans une cage étroite pour jouir de leurs cris !


Ainsi c’est un degré supérieur de connaissance qui rend la vie de l’homme plus riche en douleurs que celle de l’animal ; nous pouvons rapporter ce fait à une loi plus générale, et arriver à une vue d’ensemble beaucoup plus large.

La connaissance est en soi toujours exempte de douleurs. La douleur n’atteint que la volonté, et consiste dans l’obstacle, l’empêchement, la contrariété de la volonté ; mais c’est une condition indispensable que cet obstacle soit accompagné de la connaissance. De même, en effet, que la lumière n’éclaire l’espace que s’il y a des objets pour la réfléchir ; de même que le son a besoin d’être répercuté, et que si le bruit, en général, est entendu à distance, c’est parce que les ondes vibratoires de l’air viennent se briser sur des corps durs, si bien qu’il paraît étonnamment faible sur les sommets isolés des montagnes, et que le chant produit peu d’effet à l’air libre : ainsi l’obstacle opposé à la volonté, pour être ressenti comme une douleur, doit être accompagné de la connaissance, qui est pourtant, en soi, étrangère à toute douleur.

La douleur physique a pour condition les nerfs et leur relation avec le cerveau ; la lésion d’un membre n’est pas sentie, quand les nerfs qui le relient au cerveau sont coupés, ou que le cerveau lui-même est paralysé par le chloroforme. Pour le même motif, dès que la conscience est éteinte par la mort, nous considérons comme sans douleur tous les tressaillements qui suivent encore. Quant à la douleur morale, il va de soi qu’elle a pour condition la connaissance ; elle s’accroît avec le degré de la connaissance, cela se conçoit aisément. — Nous pouvons exprimer ce rapport par une image : la volonté est comme la corde d’un instrument ; l’obstacle qui la froisse produit la vibration, la connaissance est le fond sonore, la douleur est le son.

En conséquence, non seulement le monde inorganique, mais la plante même est étrangère à toute douleur : quels que soient les obstacles auxquels la volonté puisse être soumise dans l’un et dans l’autre. Au contraire, tout animal, même l’infusoire, souffre une douleur ; parce que la connaissance, si incomplète qu’elle soit, est le vrai caractère de l’animal. A mesure qu’elle s’élève sur l’échelle animale, la douleur croît en proportion. Elle est encore infiniment faible dans les espèces inférieures : de là vient par exemple que les insectes coupés en deux et qui ne sont plus reliés que par un intestin mangent encore. Chez les animaux supérieurs, la douleur n’approche pas de celle de l’homme, par suite de l’absence des idées et de la pensée. Mais aussi la faculté de souffrir ne devait atteindre son degré suprême que dans l’être où, en vertu de la raison et de ses délibérations réfléchies, existe aussi la possibilité de nier cette volonté. Sans cela, c’eût été une cruauté sans motif.


Dans la première jeunesse, nous sommes placés devant la destinée qui va s’ouvrir devant nous, comme les enfants devant un rideau de théâtre, dans l’attente joyeuse et impatiente des choses qui vont se passer sur la scène : c’est un bonheur que nous n’en puissions rien savoir d’avance. Car, aux yeux de celui qui sait ce qui se passera réellement, les enfants sont d’innocents coupables condamnés non pas à la mort, mais à la vie, et qui pourtant ne connaissent pas encore le contenu de leur sentence. — Chacun n’en désire pas moins pour soi un âge avancé, c’est-à-dire un état que l’on pourrait exprimer ainsi : « Aujourd’hui est mauvais, et chaque jour sera plus mauvais — jusqu’à ce que le pire arrive. »


Lorsqu’on se représente, autant qu’il est possible de le faire d’une façon approximative, la somme de misère, de douleur et de souffrances de toute sorte que le soleil éclaire dans sa course, on accordera qu’il vaudrait beaucoup mieux que cet astre n’ait pas plus de pouvoir sur la terre pour faire surgir le phénomène de la vie qu’il n’en a dans la lune, et qu’il serait préférable que la surface de la terre comme celle de la lune se trouvât encore à l’état de cristal glacé. —

On peut encore considérer notre vie comme un épisode qui trouble inutilement la béatitude et le repos du néant. Quoi qu’il en soit, celui-là même pour qui l’existence est à peu près supportable, à mesure qu’il avance en âge, a une conscience de plus en plus claire qu’elle est en toutes choses un disappointment, nay, a cheat, en d’autres termes qu’elle a le caractère d’une grande mystification, pour ne pas dire d’une duperie… —

Quiconque a survécu à deux ou trois générations se trouve dans la même disposition d’esprit que tel spectateur assis dans une baraque de saltimbanques à la foire, quand il voit les mêmes farces répétées deux ou trois fois sans interruption : c’est que les choses n’étaient calculées que pour une représentation et qu’elles ne font plus aucun effet, l’illusion et la nouveauté une fois évanouies. —

Il y aurait de quoi perdre la tête, si l’on observe la prodigalité des dispositions prises, ces étoiles fixes qui brillent innombrables dans l’espace infini, et n’ont pas autre chose à faire qu’à éclairer des mondes, théâtres de la misère et des gémissements, des mondes qui, dans le cas le plus heureux, ne produisent que l’ennui ; — du moins à en juger d’après l’échantillon qui nous est connu. —

Personne n’est vraiment digne d’envie, et combien sont à plaindre. —

La vie est un pensum dont il faut s’acquitter laborieusement : et dans ce sens, le mot defunctus est une belle expression. —

Imaginez un instant que l’acte de la génération ne soit ni un besoin ni une volupté, mais une affaire de réflexion pure et de raison : l’espèce humaine pourrait-elle bien encore subsister ? Chacun n’aurait-il pas eu plutôt assez pitié de la génération à venir, pour lui épargner le poids de l’existence, ou du moins n’aurait-il pas hésité à le lui imposer de sang-froid ? —

Le monde, mais c’est l’enfer, et les hommes se partagent en âmes tourmentées et en diables tourmenteurs. —

Il me faudra sans doute entendre dire encore que ma philosophie est sans consolation ; — et cela simplement parce que je dis la vérité, tandis que les gens veulent entendre dire : le Seigneur Dieu a bien fait tout ce qu’il a fait. Allez à l’église, et laissez les philosophes en repos. Du moins, n’exigez pas qu’ils ajustent leurs doctrines à votre catéchisme : c’est ce que font les gueux, les philosophâtres : chez ceux-là vous pouvez commander des doctrines selon votre bon plaisir. Troubler l’optimisme obligé des professeurs de philosophie est aussi facile qu’agréable. —

Brahma produit le monde par une sorte de péché ou d’égarement, et reste lui-même dans le monde pour expier ce péché, jusqu’à ce qu’il se soit racheté. — Très bien ! — Dans le bouddhisme, le monde naît par suite d’un trouble inexplicable, se produisant après un long repos dans cette clarté du ciel, dans cette béatitude sereine, appelée Nirvana qui sera reconquise par la pénitence, c’est comme une sorte de fatalité qu’il faut entendre au fond en un sens moral, bien que cette explication ait une analogie et une image exactement correspondante dans la nature par la formation inexplicable du monde primitif, vaste nébuleuse d’où sortira un soleil. Mais les erreurs morales rendent même le monde physique graduellement plus mauvais et toujours plus mauvais, jusqu’à ce qu’il ait pris sa triste forme actuelle. — C’est parfait ! — Pour les Grecs le monde et les dieux étaient l’ouvrage d’une nécessité insondable. — Cette explication est supportable, en ce sens qu’elle nous satisfait provisoirement. — Ormuzd vit en guerre avec Ahriman : — on peut encore admettre cela. — Mais un Dieu comme ce Jéhovah, qui animi causâ, pour son bon plaisir et de gaîté de cœur produit ce monde de misère et de lamentations, et qui encore s’en félicite et s’applaudit, avec son πάντα καλά λίαν[23]. Voilà qui est trop fort ! Considérons donc à ce point de vue la religion des Juifs comme la dernière parmi les doctrines religieuses des peuples civilisés ; ce qui concorde parfaitement avec ce fait qu’elle est aussi la seule qui n’ait absolument aucune trace d’immortalité.

Quand même la démonstration de Leibnitz serait vraie ; quand même on admettrait que, parmi les mondes possibles, celui-ci est toujours le meilleur, cette démonstration ne donnerait encore aucune théodicée. Car le créateur n’a pas seulement créé le monde, mais aussi la possibilité elle-même : par conséquent, il aurait dû rendre possible un meilleur monde.

La misère qui remplit ce monde proteste trop hautement contre l’hypothèse d’une œuvre parfaite due à un être absolument sage, absolument bon, et avec cela tout puissant ; et d’autre part, l’imperfection évidente et même la burlesque caricature du plus achevé des phénomènes de la création, l’homme, sont d’une évidence trop sensible. Il y a là une dissonance que l’on ne peut résoudre. Au contraire, douleurs et misères sont autant de preuves à l’appui, quand nous considérons le monde comme l’ouvrage de notre propre faute, par conséquent comme une chose qui ne saurait être meilleure. Tandis que, dans la première hypothèse, la misère du monde devient une accusation amère contre le créateur et donne matière à des sarcasmes, elle apparaît dans le second cas, comme une accusation contre notre être et notre volonté même, bien propre à nous humilier. Car elle nous conduit à cette pensée profonde que nous sommes venus dans le monde déjà viciés comme les enfants de pères usés de débauche, et que si notre existence est tellement misérable, et a pour dénoûment la mort, c’est que nous avons continuellement cette faute à expier. D’une manière générale rien n’est plus certain : c’est la lourde faute du monde qui amène les grandes et innombrables souffrances du monde ; et nous entendons cette relation au sens métaphysique et non physique et empirique. Aussi l’histoire du péché originel me réconcilie-t-elle avec l’ancien testament, elle est même à mes yeux la seule vérité métaphysique du livre, bien qu’elle s’y présente sous le voile de l’allégorie. Car notre existence ne ressemble à rien tant qu’à la conséquence d’une faute et d’un désir coupable…

Voulez-vous toujours avoir sous la main une boussole sûre, afin de vous orienter dans la vie et de l’envisager sans cesse dans son vrai jour, habituez-vous à considérer ce monde comme un lieu de pénitence, comme une colonie pénitentiaire, a penal colony, — un ἐργαστήριον, ainsi déjà l’avaient nommé les plus anciens philosophes (Clem. Alex. Strom. L. III, c. 3, p. 399) et parmi les pères de l’Église comme Origène l’exprimait avec une hardiesse louable. (Augustin. De civit. Dei, L. XI, c. 23). — La sagesse de tous les temps, le brahmanisme, le bouddhisme, Empédocle et Pythagore confirment cette manière de voir ; Cicéron (Fragmenta de philosophia, vol. 12, p. 316, éd. Bip.) rapporte que les anciens sages dans l’initiation aux mystères enseignaient, nos ob aliqua scelera suscepta in vita superiore, pœnarum luendarum causa natos esse. Vanini exprime cette idée de la façon la plus énergique, Vanini qu’on a trouvé plus commode de brûler que de réfuter, quand il dit : Tot, tantisque homo repletus miseriis, ut si christianæ religioni non repugnaret, dicere auderem : si daemones dantur, ipsi, in hominum corpora transmigrantes, sceleris pœnas luunt (De admirandis naturæ arcanis, dial. L, p. 353). Mais même dans le pur christianisme bien compris, notre existence est considérée comme la suite d’une faute, d’une chute. Si l’on se familiarise avec cette pensée, on n’attendra de la vie que ce qu’elle peut donner, et loin de considérer comme quelque chose d’inattendu, de contraire à la règle ses contradictions, souffrances, tourments, misères grandes ou petites, on les trouvera tout à fait dans l’ordre, sachant bien qu’ici bas chacun porte la peine de son existence, et chacun à sa manière. — Parmi les maux d’un établissement pénitentiaire, le moindre n’est pas la société qu’on y rencontre. Ce que vaut la société des hommes, ceux-là qui en mériteraient une meilleure le sauront sans que j’aie besoin de le dire. Une belle âme, un génie, peuvent parfois y éprouver les sentiments d’un noble prisonnier d’État qui est aux galères entouré de vulgaires scélérats ; et comme lui ils cherchent à s’isoler. Mais en général cette idée sur le monde nous rend capables de voir sans surprise, à plus forte raison sans indignation, ce qu’on appelle les imperfections, c’est-à-dire la misérable constitution intellectuelle et morale de la plupart des hommes que leur physionomie même nous révèle…

La conviction que le monde, et par suite l’homme sont tels qu’ils ne devraient pas exister, est de nature à nous remplir d’indulgence les uns pour les autres ; qu’attendre, en effet, d’une telle espèce d’êtres ? — Il me semble parfois que la manière convenable de s’aborder d’homme à homme, au lieu d’être Monsieur, Sir, etc., pourrait être : « compagnon de souffrance, socî malorum, compagnon de misères, my fellow-sufferer. » Si bizarre que cela paraisse, l’expression est pourtant fondée, elle jette sur le prochain la lumière la plus vraie, et rappelle à la nécessité de la tolérance, de la patience, à l’indulgence, à l’amour du prochain, dont nul ne pourrait se passer, et dont par conséquent chacun est redevable.

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