Pensées, maximes et fragments
II
PENSÉES SUR LA RELIGION.
S’imaginer que les sciences peuvent faire sans cesse de nouveaux progrès et se répandre de plus en plus, sans que cela empêche la religion de continuer à vivre et à fleurir, c’est se tromper étrangement. Les religions sont filles de l’ignorance et ne survivent pas longtemps à leur mère. — (L. 23.)
Foi et science ne peuvent guère vivre en harmonie dans un même esprit, non plus que loup et brebis en une même cage : et c’est la science qui est le loup et menace de croquer la brebis. — (L. 23.)
Les religions sont comme les vers luisants : elles ont besoin de l’obscurité pour éclairer. Un certain degré d’ignorance générale est la condition de toutes les religions, c’est le seul élément dans lequel elles puissent vivre. — (P. II. 369.)
Peut-être le moment si souvent prophétisé est-il proche où la religion se séparera des États européens, comme une nourrice de l’enfant trop âgé pour ses soins et prêt à passer aux mains du précepteur. — (P. II. 371.)
Temples et églises, pagodes et mosquées, dans tous les temps, par leur magnificence et leur grandeur, témoignent du besoin métaphysique de l’homme, qui, fort et indestructible, suit pas à pas le besoin physique. On pourrait, il est vrai, si l’on était d’humeur satirique, ajouter que le premier besoin est un modeste gaillard qui se contente à moins de frais. Des fables grossières, des contes à dormir debout, il ne lui en faut souvent pas davantage : qu’on les imprime assez tôt dans l’esprit de l’homme, et ces fables et ces légendes deviennent des explications suffisantes de son existence et des soutiens de sa moralité. Considérez par exemple le Coran : ce livre médiocre a été suffisant pour fonder une religion qui, répandue par le monde, satisfait le besoin métaphysique de millions d’hommes depuis 1200 ans, sert de fondement à leur morale, leur inspire un grand mépris de la mort et l’enthousiasme des guerres sanglantes et des vastes conquêtes. Nous trouvons dans ce livre la plus triste et la plus misérable figure du théisme. Peut-être a-t-il beaucoup perdu par les traductions ; mais je n’ai pu y découvrir une seule pensée ayant quelque valeur. Ce qui prouve que la capacité métaphysique ne va pas de pair avec le besoin métaphysique. — (L. 18.)
En réalité, toute religion positive est l’usurpatrice du trône qui appartient à la philosophie. Aussi les philosophes seront-ils toujours en hostilité avec elle ; quand bien même ils devraient la considérer comme un mal nécessaire, une béquille pour la faiblesse morbide de l’esprit de la plupart des hommes. — (M. 349.)
La religion catholique est une instruction pour mendier le ciel, qu’il serait trop incommode de mériter. Les prêtres sont les intermédiaires de cette mendicité. — (M. 349.)[40]
[40] « Que ferai-je toute ma vie ? se disait Julien au séminaire. Je vendrai aux fidèles une place dans le ciel. Comment cette place leur sera-t-elle rendue visible ? Par la différence de mon extérieur et de celui d’un laïque. » Stendhal (Rouge et noir).
Non content des soucis, des afflictions et des embarras que lui impose le monde réel, l’esprit humain se crée encore un monde imaginaire sous forme de mille superstitions diverses. Celles-ci l’occupent de toutes façons ; il y consacre le meilleur de son temps et de ses forces, dès que le monde réel lui accorde un repos qu’il n’est pas capable de goûter. On peut constater ce fait à l’origine, chez les peuples qui, placés sous un ciel doux et sur un sol clément, ont une existence facile, tels que les Hindous, puis les Grecs, les Romains, plus tard les Italiens, les Espagnols, etc. — L’homme se fabrique des démons, des dieux et des saints à son image ; ils exigent à tout moment des sacrifices, des prières, des ornements, des vœux formés et exécutés, des pèlerinages, des prosternations, des tableaux et des parures, etc. Fiction et réalité s’entremêlent à leur service, et la fiction obscurcit la réalité ; tout événement dans la vie est accepté comme une manifestation de leur puissance. Les entretiens mystiques avec ces divinités remplissent la moitié des jours, ils soutiennent sans cesse l’espérance ; le charme de l’illusion les rend souvent plus intéressants que la fréquentation des êtres réels. Quelle expression et quel symptôme de la misère innée de l’homme, de l’urgent besoin qu’il a de secours et d’assistance, d’occupation et de passe-temps ; et, bien qu’il perde des forces utiles et des instants précieux en vaines prières et en vains sacrifices au lieu de s’aider lui-même, quand les dangers imprévus surgissent tout à coup, il ne cesse pourtant de s’occuper et de se distraire dans cet entretien fantastique avec un monde d’esprits qu’il rêve ; c’est là l’avantage des superstitions, avantage qu’il ne faut pas dédaigner. — (W. I. 380.)
Pour dompter les âmes barbares et les détourner de l’injustice et de la cruauté, ce n’est pas la vérité qui est utile : car ils ne peuvent la concevoir ; c’est donc l’erreur, un conte, une parabole. De là la nécessité d’enseigner une foi positive. — (M. 349.)
Les religions sont nécessaires au peuple, et sont pour lui un inestimable bienfait. Même lorsqu’elles veulent s’opposer au progrès de l’humanité dans la connaissance de la vérité, il faut les écarter avec tous les égards possibles. Mais demander qu’un grand esprit, un Gœthe, un Shakespeare, accepte avec conviction impliciter, bona fide et sensu proprio, les dogmes d’une religion quelconque, c’est demander qu’un géant chausse le soulier d’un nain. — (W. II. 185.)
Quand on compare à la pratique des fidèles l’excellente morale que prêche la religion chrétienne et plus ou moins toute religion et que l’on se représente ce qu’il adviendrait de cette morale, si le bras séculier n’empêchait pas les crimes, et ce que nous aurions à craindre, si pour un seul jour on supprimait toutes les lois, l’on avouera que l’action de toutes les religions sur la moralité est en réalité très faible. Assurément la faute en est à la faiblesse de la foi. Théoriquement et tant qu’on s’en tient aux méditations pieuses, chacun se croit ferme dans sa foi. Mais l’acte est la dure pierre de touche de toutes nos convictions : quand on en vient aux actes et qu’il faut prouver sa foi par de grands renoncements et de durs sacrifices, c’est alors qu’on en voit apparaître toute la faiblesse. Lorsqu’un homme médite sérieusement un délit, il fait déjà une brèche à la moralité pure. La première considération qui l’arrête ensuite, c’est celle de la justice et de la police. S’il passe outre, espérant s’y soustraire, le second obstacle qui alors se présente c’est la question d’honneur. Si l’on franchit ces deux remparts, il y a beaucoup à parier qu’après avoir triomphé de ces deux résistances puissantes, un dogme religieux quelconque n’aura pas assez de force pour empêcher d’agir. Car si un danger prochain, assuré, n’effraie pas, comment se laisserait-on tenir en bride par un danger éloigné et qui ne repose que sur la foi. — (L. 23.)
La confession fut une heureuse pensée ; car vraiment chacun de nous est un juge moral parfait et compétent, connaissant exactement le bien et le mal, et même un saint, quand il aime le bien et a horreur du mal. Cela est vrai de chacun de nous, pourvu que l’enquête porte sur les actions d’autrui et non sur les nôtres propres, et qu’il s’agisse seulement d’approuver et de désapprouver, et que les autres soient chargés de l’exécution. Aussi le premier venu peut-il comme confesseur prendre absolument la place de Dieu. — (N. 433.)