Sauvageonne
II
Adrienne revint au bout de huit jours, après avoir réintégré Denise au Sacré-Cœur. Elle avait hâte de rentrer à Rouelles et de jouir enfin pleinement de ce bonheur conjugal qu’elle avait acheté au prix de tant de tracas et qu’elle ne croyait pas cependant avoir payé trop cher. A peine était-elle de retour que l’hiver s’annonça par un âpre vent du nord qui acheva d’effeuiller les hêtres de la forêt. — Les ruisseaux devinrent silencieux, et la glace emprisonna les joncs de la Peutefontaine. Les arbres s’étoilaient de givre ; sur la blancheur bleuâtre et poudroyante des bois, les feuillages tannés et persistants des chênes tranchaient seuls. Bientôt le ciel lui-même s’assombrit et la neige tomba. Un floconnement menu et serré emplit l’air obscurci, et le lendemain, au réveil, les hôtes de Rouelles virent les bois et les champs couverts d’une épaisse couche blanche. Les chemins avaient disparu, un silence profond régnait dans l’étroite vallée ; pendant des semaines, la neige interrompit presque toute communication entre le village et le reste du monde.
Cette saison, où toute la chaleur et la vie se concentrent dans un petit espace, où l’on se resserre et où l’on se calfeutre, est la vraie saison de l’intimité. Mme Pommeret le pensait ainsi ; elle ne maudissait pas trop ce rigoureux hiver qui mettait la solitude autour de la maison et livrait Francis tout entier à sa tendresse. Dans la haute pièce bien capitonnée, qui était devenue la chambre conjugale, un large feu de charme et de hêtre flambait libéralement. Les nouveaux époux ne la quittaient guère, et le soir, après qu’on avait renvoyé les domestiques, Adrienne servait elle-même le thé que Francis dégustait lentement, en se laissant gâter et dodeliner par sa femme. Celle-ci n’était point chiche d’attentions ; elle en accablait son mari prodigalement, imprudemment, sans se douter que ces menues tendresses, qui sont les sucreries de l’amour, affadissent rapidement les cœurs masculins. La passion elle-même, à ce régime trop substantiel, arrive vite à la satiété, quand elle n’est pas soutenue et comme tonifiée par une énergique et cordiale affection. Cette affection existait bien au cœur d’Adrienne, mais il était douteux que Francis l’éprouvât aussi sérieusement. Ainsi qu’on l’a vu déjà, le jeune Pommeret avait été poussé vers la propriétaire de la Mancienne par des mobiles purement instinctifs et égoïstes : — appétits vaniteux, curiosité désœuvrée, amoureux désirs accrus par le manque de distraction ; — les circonstances seules avaient développé du côté du mariage un sentiment qui n’était d’abord qu’une fantaisie. L’amour de Francis ressemblait à ces arbustes hâtifs qui ont juste assez de sève pour se couvrir de fleurs, mais que le travail de la fructification épuise et mène à un prompt dépérissement.
Chez Adrienne, au contraire, la passion longtemps concentrée était maintenant dans son plein épanouissement. La nouvelle épousée s’y abandonnait avec d’autant moins de réserve que, dans ses idées un peu mystiques, le mariage rendait tout permis et sanctifiait l’œuvre de chair jusque dans ses emportements. L’atmosphère voluptueuse qu’elle entretenait autour de Francis n’avait pas tardé à paraître à celui-ci un peu lourde et assoupissante. L’ardeur éveillée en lui par le désir de triompher des scrupules et des terreurs d’une aimable dévote s’était apaisée après la première victoire. Son appétit, d’abord très excité par un piquant ragoût d’honnête pruderie et de tendresse brûlante, avait fini par se blaser d’un régal toujours le même. Les prosaïques détails de la vie commune, le retour périodique des caresses accoutumées avaient fait le reste. Au bout de trois mois, Francis, refroidi et dégrisé, regrettait déjà d’avoir aliéné sa liberté de célibataire au prix de cette monotone servitude dorée ; il se reprochait d’avoir cédé à l’entraînement d’un mariage riche et se demandait avec ennui comment il aurait la force d’aller jusqu’au bout, honnêtement, sans donner de coups de canif dans ce lien indissoluble qui l’attachait à une femme destinée à être vieille dans dix ans et peut-être plus tôt. — Ce n’était pas que la pauvre Adrienne ne mît tout en œuvre pour retenir le plus qu’elle pouvait de cette jeunesse déjà fuyante et pour retarder la venue de la maturité. Elle soignait ses toilettes, redoublait de coquetterie, cherchant pour le jour et pour la nuit des ajustements de rubans frais et de dentelles fleuries, destinés à lui donner des airs printaniers de jeune mariée. Mais les fruits déjà empourprés par l’automne ne paraissent que plus mûrs lorsqu’ils sont entourés de feuilles vertes. Ces toilettes roses et blanches ne faisaient que plus crûment ressortir les premiers déclins de l’arrière-saison. Francis trouvait même que la figure expressive de sa femme n’avait pas gagné au mariage : la sévérité de ses sourcils noirs s’était accentuée, son teint mat s’était épaissi, la fermeté de ses traits avait dégénéré en dureté. Tous les raffinements conseillés par les journaux de mode ne parvenaient ni à effacer cet embrunissement de la maturité, ni à émoustiller l’ardeur endormie de ce jeune mari. — Après une journée d’oisiveté passée à bâiller sur un livre ou à fumer de nombreux cigares, Francis voyait arriver le soir avec terreur, et il en venait à envier le lit d’auberge où, jadis, il s’endormait solitairement et paisiblement, après une course en forêt. Au réveil, la figure pensive et sévère d’Adrienne au milieu de ces enjolivements de rubans clairs, de frivolité et de fine broderie, lui semblait manquer de charme et de montant. Alors, involontairement, il repensait à Sauvageonne, à cet âpre fruit vert, qui avait un moment rempli la maison de son capiteux et vif parfum de jeunesse, et il sentait de nouveau sur ses lèvres le goût savoureux de ce violent baiser d’adieu donné par l’étrange fille au moment du départ.
Peu à peu il saisissait les moindres prétextes pour coucher dans la pièce qu’il appelait son cabinet de travail et où il avait fait dresser un lit ; il en inventait même au besoin. — Adrienne était trop perspicace et trop préoccupée de sa passion pour ne point s’apercevoir de ce refroidissement, quelque adroite précaution dont se servît Francis pour le dissimuler. D’abord cette découverte fut pour elle comme un coup brutal donné à travers son bonheur, puis elle chercha à s’aveugler et à s’abuser elle-même ; — ce n’était pas possible, l’homme qui l’avait si violemment aimée à la Mancienne n’avait pu se transformer si vite en un indifférent… Francis se trouvait peut-être souffrant, fatigué, mais qu’il fût las de son bonheur, c’était inadmissible. — Malheureusement, Francis se portait comme un charme, mangeait de bon appétit, dormait huit heures d’affilée, et il fallait renoncer à expliquer sa froideur par un état maladif. D’ailleurs il y avait dans ses allures, dans son regard, dans ses façons de parler, certains indices auxquels une femme aimante ne se trompe pas…
Adrienne savait se contraindre. Elle enferma en elle-même son anxiété, ses soupçons, ses tristesses, et sans rien laisser paraître au dehors, elle observa douloureusement son mari. Comme elle ne se plaignait pas, comme elle ne lui adressait jamais d’observations, Francis se persuada qu’elle ne s’apercevait de rien, et, débarrassé de la crainte de la froisser, il en prit encore plus à son aise.
Un matin, ils venaient de déjeuner, et la femme de chambre s’était retirée après avoir servi le café. Ce jour-là, le vent soufflait de l’ouest, la pluie tombait, et on était en plein dégel. Les arbres, débarrassés de leur linceul de neige, s’enlevaient de nouveau en noir sur le fond blanchissant du sol forestier : les chênes avec leurs rameaux noueux et puissants, les hêtres avec leur tronc lisse et leurs abondantes retombées de branches flexibles. La Peutefontaine fumait comme une chaudière bouillante ; çà et là, dans les champs, la couche neigeuse s’amincissait sous l’averse, laissant transparaître le vert tendre des prés ou la terre brune des labours. La pluie tombait en nappes tumultueuses, et, de tous côtés, des bruits d’eau ruisselante clapotaient au dehors ; l’ondée pleurait contre les vitres, les gouttières des toits se dégorgeaient sur les pavés de la cour ; un sanglotement sourd et continu semblait remplir la petite vallée.
Après avoir siroté son café, Francis s’était levé machinalement ; d’un air désœuvré, il allait de la table à la fenêtre, soulevant un coin de rideau, sifflotant en sourdine, étouffant un bâillement, et se demandant avec ennui comment il passerait cette longue après-midi pluvieuse. Adrienne, tapie dans un fauteuil au coin de la cheminée, le menton appuyé sur la main, les sourcils froncés, observait silencieusement les virades lentes et les mines consternées de son mari. Bientôt, fatigué de tourner dans le même cercle comme un loup dans sa cage, Francis tira ostensiblement de sa poche son étui à cigares et se dirigea vers la porte.
— Tu me laisses ? demanda brusquement Adrienne, au moment où il soulevait doucement la portière.
— Je vais fumer dehors.
— Oh ! tu peux fumer ici, je te le permets… Tu entre-bâilleras une fenêtre, voilà tout.
— Impossible, objecta-t-il, la pluie fouette les carreaux et le tapis serait inondé.
— Bah ! allume tout de même ton cigare : j’aime encore mieux supporter ta fumée que de rester seule… Nous ouvrirons la fenêtre quand la pluie aura cessé.
— Elle n’a pas mine de vouloir cesser de si tôt, hasarda-t-il en lorgnant toujours le bouton de la porte.
— Cela ne fait rien, fume ici… Je t’en prie !
Francis, mis au pied du mur, laissa retomber la portière et prit un cigare. En même temps, une grimace d’impatience et un haussement d’épaules manifestaient son agacement. Il se croyait abrité par les rideaux du lit, qui formaient comme un écran entre lui et sa femme, mais il avait compté sans une glace posée juste en face du fauteuil d’Adrienne. Le miroir refléta fidèlement l’expression irritée des regards, le mouvement à la fois furibond et résigné des épaules soulevées et retombantes. Mme Pommeret vit tout cela comme à la lueur d’un éclair et tressaillit.
— Francis, dit-elle, vous ne m’aimez plus !
Il était en train d’allumer son cigare ; il se retourna, rougit légèrement et regarda sa femme en essayant de sourire.
— Quelle plaisanterie ! Moi, je ne t’aime plus ?… A quoi vois-tu cela ?
— A tout… Si je ne me plains pas, croyez-vous que je ne m’aperçoive pas de vos façons d’être avec moi ?… J’observe, je réfléchis, et mes réflexions ne sont pas gaies, je vous assure.
Il paraissait fort déconcerté de la tournure que prenait la conversation, et tirait coup sur coup des bouffées de fumée, comme pour masquer derrière ce nuage sa mine embarrassée et inquiète.
— En vérité, murmura-t-il, c’est une mauvaise querelle que tu me cherches ! Quels griefs as-tu contre moi ? Que me reproches-tu ?
— Rien… Du moment où vous vous trouvez irréprochable, je n’ai rien à vous dire… Seulement je me souviens, je compare, et la comparaison d’aujourd’hui avec autrefois n’est pas à votre avantage.
— Tout cela est bien vague, fit-il en ricanant ; je ne serais pas fâché d’avoir à répondre à une accusation un peu plus nette… En quoi suis-je coupable ? Est-ce que je ne vis pas constamment auprès de toi ? Est-ce que je t’ai jamais donné le moindre motif de jalousie ?… Voyons, parle ! s’écria-t-il en s’irritant de l’attitude trop calme d’Adrienne.
— Souvenez-vous seulement de ce que vous étiez pour moi à la Mancienne !… Alors vous n’aviez pas hâte de me quitter, vous ne me marchandiez pas les heures que vous passiez près de moi, ces mêmes heures que, maintenant, vous m’accordez comme une aumône !
— Voilà des exagérations !… Ma chère, reprit-il avec humeur, en lançant son cigare dans la cheminée, tu n’es plus une jeune fille romanesque, mais une femme sensée… Laisse-moi te parler comme à une personne raisonnable…
— Je vous écoute, interrompit-elle avec un accent sarcastique. Voyons comment vous me prouverez que les femmes, même de mon âge, peuvent se passer de tendresse et d’affection.
— Mon affection n’a pas changé, répliqua Francis. Quant à la tendresse, ou, pour parler plus net, quant à la passion, mon Dieu, ma chère amie, la passion ne dure pas plus que les orages violents. D’ailleurs elle est plus nuisible qu’utile en ménage… Crois-moi, la meilleure garantie du bonheur est encore une amitié solide, basée sur l’estime et la confiance réciproques.
Il continua ainsi longtemps, dans un langage sentencieux et banal, vantant les affections calmes, les vertus et les sentiments modérés. Il s’écoutait causer et admirait la façon dont ses phrases bien pondérées s’enchaînaient les unes aux autres. Tout à coup il fut interrompu par une explosion de colère. Adrienne s’était levée toute frémissante :
— Il fallait me débiter toutes ces belles phrases à la Mancienne avant de vous jeter à mes pieds !… Vous me teniez alors un tout autre langage ; vous me promettiez des adorations sans fin et des tendresses toujours plus ardentes… O Dieu ! Dieu ! s’écria-t-elle en se tordant les mains, il n’y a pas six mois que vous me juriez toutes ces choses, et cette passion qui devait toujours durer s’est usée plus vite que les vêtements que je portais ce jour-là !… Vous me demandez quels griefs j’ai contre vous ?… Les voilà, mes griefs ; vous m’avez trompée, vous m’avez menti !… Si vous pensiez réellement ce que vous pensez aujourd’hui, c’était alors qu’il fallait me le dire, et non pas maintenant… C’est indigne !
— Adrienne ! s’exclama-t-il d’une voix qu’il essayait de rendre paternelle, je vous en prie, soyez raisonnable, voyez les choses avec sang-froid… Alors comme aujourd’hui…
— Non, interrompit-elle de nouveau avec un geste désespéré, n’insistez pas !… Laissez-moi penser au moins qu’à la Mancienne vous ne jouiez pas une atroce comédie… Laissez-moi croire que vous avez eu une minute d’amour pour moi… Sans cela, je serais trop complètement malheureuse !
Et, comme elle achevait, ses grands yeux sombres, qui étaient restés secs jusque-là, devinrent humides ; un sanglot souleva sa poitrine et ses larmes coulèrent, tandis qu’au dehors l’averse faisait rage contre les carreaux.
Francis, pris de pitié, essaya tout ce qu’il put pour calmer cette tempête de larmes brusquement soulevée ; il s’approcha de sa femme, lui serra tendrement les mains, lui parla doucement comme à un enfant qu’on veut endormir et lui répéta sur tous les tons qu’elle l’avait mal compris, qu’il l’aimait toujours aussi sincèrement qu’autrefois… Bref, la paix se fit et un raccommodement s’ensuivit ; mais après les paroles mal sonnantes et difficiles à oublier qui avaient été échangées de part et d’autre, le charme de leur ancienne intimité ne se retrouva plus. Même dans les moments les meilleurs, leur tendresse n’eut plus le velouté ni le fondant des premiers jours. Entre ces deux mariés de six mois un fossé commença de se creuser plus profondément chaque jour. La confiance n’existait plus, chacun d’eux ayant fait à l’autre une de ces sourdes blessures qui s’enveniment toujours davantage, parce qu’elles atteignent les fibres les plus délicates du cœur. En dépit de l’amour qu’elle conservait encore, Adrienne ne pardonnait pas à Francis de s’être amoindri dans son estime ; Pommeret s’apercevait de cet amoindrissement, il en était humilié et s’en irritait intérieurement.
Les relations des deux époux entrèrent dans une nouvelle phase. Leur intimité eut des hauts et des bas : elle fut tantôt tendre et tantôt violemment orageuse. En vain, aux heures de raccommodement, s’efforçaient-ils d’oublier leurs griefs réciproques ; ils gardaient toujours dans leur par-dedans de mystérieuses arrière-pensées qui gâtaient toute la douceur de leurs caresses. Adrienne soupçonnait Francis de lui faire un crime de son âge, et celui-ci s’imaginait volontiers que sa femme l’accusait tout bas d’avoir cherché à faire un mariage d’argent. Par moment, leurs yeux se confrontaient comme pour saisir au fond d’un regard ce regret ou ce reproche latent ; cette préoccupation glaçait leurs lèvres et empêchait tout abandon. Il y avait dans leur intimité quelque chose de détraqué qui sonnait tristement comme un ressort brisé. Ils s’en apercevaient, s’en dépitaient, et des paroles amères s’échangeaient de nouveau.
Adrienne, ayant plus donné d’elle-même, était plus profondément atteinte par ce désastre. Son caractère ardent et concentré la prédisposait plus particulièrement à souffrir de ces déceptions d’amour. Par orgueil, elle se contraignait pour ne pas laisser voir le chagrin qui la rongeait, et cette contrainte réagissait douloureusement sur son organisation nerveuse. Peu à peu sa santé s’altéra. Une maladie obscure, perfide, qui s’attaque sourdement aux organes les plus délicats du corps féminin, et qui est souvent la conséquence d’un état moral violemment troublé, commença de se développer en elle. Le médecin de Langres, appelé en consultation à Rouelles, cita sentencieusement à Francis un vieil adage d’Hippocrate, en lui décrivant la maladie de sa femme ; en même temps il lui recommanda d’épargner à Mme Pommeret toutes les émotions pénibles, surtout de ménager ses nerfs, qui étaient « à fleur de peau. »
Dès qu’elle connut l’affection dont elle souffrait, Adrienne fut prise d’un redoublement de tristesse. Il lui vint à l’idée que son mal aurait pour premier effet de la vieillir aux yeux de Francis et de le rendre encore plus indifférent. Et comme l’une des conséquences de cette maladie est de grossir hors de toute proportion les moindres contrariétés, la pauvre femme tomba dans des accès d’humeur noire qui assombrirent notablement l’intérieur de la maison de Rouelles. Il faut rendre cette justice à Francis Pommeret qu’il se montra, dans cette conjoncture, un mari dévoué et attentif. Soit à raison des remords de sa conscience, soit par générosité, il s’efforçait de faire oublier à Adrienne les heures orageuses qui avaient troublé la sérénité de leur vie intime. Désormais il n’avait plus à inventer de prétexte pour déserter l’appartement conjugal, Mme Pommeret ayant exigé elle-même qu’il passât ses nuits dans une pièce voisine. Il semblait vouloir, du moins, la dédommager de ce sacrifice en l’entourant de petits soins et de distractions pendant le jour. Il l’amusait en lui lisant un roman ou en se mettant au piano, et quand, avec le mois de mai, les beaux jours revinrent, il la promena à travers les allées reverdies de Montavoir, dans une bonne voiture mollement suspendue, qu’on avait fait venir de Dijon.
En dépit de ces minutieuses attentions, la santé d’Adrienne ne se rétablissait pas. Une nouvelle consultation eut lieu et les médecins furent d’avis que, dès la fin de juin, Mme Pommeret partît pour Plombières, dont les eaux produiraient certainement de bons résultats. Elle accepta avec joie l’espérance qu’on lui donnait, et s’occupa avec entrain de ses préparatifs de départ. Francis avait sur-le-champ déclaré qu’il accompagnerait sa femme dans les Vosges ; mais celle-ci s’opposa très résolument au départ de son mari.
— Non, mon ami, lui dit-elle, je te remercie, mais je suis assez grande pour voyager seule, et je suis habituée à me tirer d’affaire moi-même… J’emmènerai ma femme de chambre, et si j’ai besoin d’une compagnie plus gaie, j’écrirai au Sacré-Cœur qu’on m’envoie Sauvageonne… Toi, tu resteras à Rouelles. Songe que je ferai là-bas deux saisons et que nous voici au plein moment des récoltes ; je tiens à ce que tu me remplaces pour surveiller nos cultivateurs de la Mancienne. — D’ailleurs, ajouta-t-elle en lui serrant les mains, j’agis aussi par coquetterie… A quoi bon te faire assister à toutes les petites misères d’une malade qui prend les eaux ? Cela me dépoétiserait encore à tes yeux. Je ne veux pas que tu sois témoin des ennuyeux détails de la cure qui doit me remettre sur pied ; je préfère te revenir tout à fait en bon état et te surprendre par ma mine florissante… Ainsi, c’est convenu, tu garderas la maison ; je ne suis pas fâchée que tu t’ennuies un peu de moi ; cela entre dans mes petits calculs…
Après avoir insisté sans succès, Francis prit le parti de s’incliner. Il conduisit sa femme à Langres, l’installa commodément dans le train qui devait la déposer à Aillevillers-Plombières, et après force recommandations, force affectueuses embrassades, il vit fuir le convoi, remonta en voiture et revint dîner à Rouelles.
Quand le lendemain il se réveilla seul dans cette grande maison silencieuse, il se crut un moment redevenu célibataire. Il sentait au dedans de lui une confuse allégresse dont il ne jugea pas à propos d’approfondir les causes. Il se leva, déjeuna rapidement, afin de ne pas marquer cette joie incorrecte devant les domestiques, et s’empressa de gagner la forêt. Il vaguait par les tranchées du pas léger et capricieux d’un écolier en vacances, qui a la bride sur le cou et qui peut s’amuser à son aise, sans entrevoir une perspective désagréable de leçons et de devoirs pour le retour. Les loriots sifflaient dans les merisiers, une exquise odeur de fraise s’exhalait au bord des coupes ensoleillées ; il faisait bon vivre !… Le jour suivant, il poussa jusqu’à la Mancienne, visita les faucheurs dans la prairie, plaisanta avec les faneuses et s’en revint affamé. Deux lettres l’attendaient sous sa serviette : la première, timbrée de Plombières, annonçait l’arrivée et l’installation d’Adrienne ; la seconde, illustrée à l’un des angles par un cœur enflammé surmonté d’une croix, était datée du Sacré-Cœur de Dijon et couverte de pattes de mouche zigzaguant comme des notes de musique. Sauvageonne lui écrivait en ces termes :
« Je me suis demandé s’il fallait commencer ma lettre par « petit père » ou par « cher monsieur ». Vous auriez sans doute trouvé le premier trop familier, et le second m’a paru trop cérémonieux ; de sorte que je me suis décidée à ne rien mettre du tout. J’ai appris par ma mère que vous étiez seul à Rouelles, et comme je suppose que vous devez énormément vous ennuyer, la présente n’a d’autre but que de vous distraire. Je l’écris en cachette et je la confie à une élève qui quitte demain la maison ; — elle a de la chance, celle-là ! — Je tiens à vous prouver que je n’ai pas de rancune et que je pense à vous. Quand vous irez au bois, si vous passez par la coupe du Fays, souhaitez le bonjour de ma part à nos amis les sabotiers… A propos, encore une commission !… Ayez la bonté d’entrer dans ma chambre et de fouiller dans le premier tiroir de ma commode ; vous y trouverez un livre à couverture bleue, l’Histoire de la belle Mélusine, que je vous prie de rendre au fermier de Crilley, qui me l’a prêté. Là-dessus, je baise la main que j’ai mordue et je vous fais ma plus belle révérence.
Denise. »
Francis trouva cette épître impertinente et déplacée. Pourtant elle lui trotta dans la tête toute la soirée et ramena sa pensée vers la pensionnaire du Sacré-Cœur. Cette Sauvageonne avait un caractère aussi difficile à déchiffrer que les pattes de mouche de sa lettre. Ses audacieuses inconvenances étaient-elles préméditées ou bien agissait-elle avec la témérité d’une nature inconsciente et élémentaire ? Dans tous les cas, c’était une créature dangereuse, et Francis se félicitait de la savoir loin de Rouelles. Il alluma dédaigneusement son cigare avec le billet de la jeune fille et se coucha. Mais le matin, dès qu’il fut levé, il prit la clé de la pièce qui faisait face à son cabinet de travail et entra pour la première fois dans la chambre réservée à Denise.
L’intérieur de cette chambre était en harmonie avec les toilettes excentriques et les allures bizarres de la personne qui l’avait habitée. La fenêtre donnait sur les bois. Les murs étaient ornés de nombreuses images d’Epinal aux couleurs crues et violentes, représentant Damon et Henriette, Pyrame et Thisbé, les Vierges sages et les Vierges folles, etc. Sur la tablette de la cheminée, il y avait une collection d’objets forestiers qui trahissaient les goûts agrestes et les promenades vagabondes de la jeune fille : nids de pies et nids de guêpes, cornes de cerf, pétrifications étranges, brins de charme autour desquels un chèvrefeuille, enroulé en hélice, comme un serpent, avait fait corps avec le bois, grands papillons jaunes striés de noir, aux ailes terminées en pointes, colliers de graines de houx rouges comme du corail. Au milieu de ces bibelots, qui rappelaient les fétiches d’une hutte sauvage, le lit de bambou à rideaux de mousseline blanche avait un air virginal. Francis ouvrit le tiroir qui lui avait été désigné. Il s’en exhalait une pénétrante odeur féminine mêlée à un parfum de menthe et de mélilot, et il y régnait un désordre caractéristique : nœuds de ruban fanés, épingles à cheveux, vieux gants, livres dépareillés, chemisettes déchirées, jupons blancs tachés de verdure ; tout cela pêle-mêle. Tandis qu’il fourrageait dans ce fouillis pour y dénicher la Belle Mélusine, Pommeret mit la main sur un mouchoir de batiste, taché de sang, qu’il crut reconnaître. Le souvenir de la lutte dans la tranchée du Fays lui remonta à la tête avec l’odeur éparse dans toutes ses nippes ; il prit le volume de la bibliothèque bleue et quitta l’appartement.
La lettre de la veille et le coup d’œil jeté dans les recoins intimes de cette chambre lui avaient remis devant les yeux la figure originale et inquiétante de Denise avec ses allures garçonnières, ses souplesses de fauve et ses yeux phosphorescents. Maintenant elle le suivait partout, elle le hantait comme certains airs entendus autrefois et qui vous reviennent aux lèvres avec une obsession agaçante. Pour essayer de s’en débarrasser, il s’occupait d’affaires ou il écrivait à Adrienne ; mais dès qu’il sortait en plein air, sous bois, le souvenir de Sauvageonne le relançait opiniâtrement et cheminait avec lui.
La saison semblait être de connivence avec cette obsession pour lui agiter le corps et l’esprit. L’été était dans son plein, la forêt dans toute sa magnificence fleurie. Partout des frissons d’herbes plantureuses, des floraisons aux couleurs éclatantes, des parfums de chèvrefeuilles et de troënes. Au fond des massifs, les ramiers roucoulaient langoureusement ; leurs voix sourdes et caressantes éveillaient un écho sensuel dans le cœur de Francis. Il rentrait à la brune au château, étourdi, fatigué, mais énervé et incapable de dormir.
Deux semaines se passèrent ainsi. Un soir qu’il achevait de dîner, étendu dans un fauteuil et regardant par la fenêtre ouverte les étoiles s’allumer une à une au-dessus du bois, il entendit sur le chemin un roulement de carriole, puis on sonna à la porte cochère, et il distingua un bourdonnement de voix étonnées dans le vestibule. Au moment où il se levait pour mettre le nez à la fenêtre, la porte s’ouvrit et la cuisinière parut effarée.
— Qu’y a-t-il donc ? fit Francis impatienté.
— Monsieur, c’est Mlle Denise qui revient.
— Oui, c’est moi ! s’écria une voix mordante. En même temps la cuisinière livrait passage à Sauvageonne.
— Vous ?
Francis n’en croyait par ses yeux. Il avait relevé l’abat-jour de la lampe et regardait d’un air ébahi Denise plantée en face de lui, les bras croisés. — Mais quel changement s’était opéré !… Huit mois avaient suffi pour accomplir cette merveilleuse métamorphose qui se produit entre seize et dix-huit ans chez les filles. A la place de l’adolescente dégingandée qui avait quitté Rouelles en novembre, Pommeret voyait devant lui une grande et belle personne bien cambrée sur ses reins et admirablement faite. Les épaules s’étaient élargies, les bras s’étaient arrondis ; la poitrine développée gonflait le corsage de la robe d’alépine noire ; les irrégularités du visage s’étaient atténuées ; le teint était d’une fraîcheur éblouissante ; les opulents cheveux roux avaient légèrement bruni ; tordue en un épais chignon, leur masse rejetait en arrière cette tête rayonnante de jeunesse, aux lèvres rouges entr’ouvertes par un sourire de défi, aux narines palpitantes, aux yeux étincelants.
— Vous ? répéta Francis abasourdi et ébloui.
— Oui, reprit Denise avec une affectation d’assurance que démentait le tremblement de sa voix vibrante, je m’assommais là-bas et je me suis fais renvoyer. On n’a même pas voulu me garder jusqu’au retour de ma mère.
— Et vous êtes revenue seule ? demanda sévèrement Pommeret.
— Oh ! rassurez-vous ! répondit-elle ironiquement, j’ai été ramenée par une sœur converse qui vous apporte une lettre de la supérieure… A propos, elle est dans le vestibule, la sœur, et je crois qu’il faudra lui faire servir à souper… Elle l’a bien gagné !