Sauvageonne
DEUXIÈME PARTIE
I
Rouelles est un village d’environ deux cents feux. Séparé d’Auberive par une des plus belles futaies du canton, il est bâti à la naissance d’un vallon et s’enfonce comme un coin dans la forêt de Montavoir, qui l’enserre de trois côtés dans un cirque de pentes boisées. A l’extrémité de l’unique rue, et un peu à l’écart, se dresse l’ancien château : un bâtiment carré, trapu, aux hautes toitures de tuiles, précédé d’une cour herbeuse, et flanqué aux deux ailes de tourelles en forme de pigeonniers. La maison d’habitation est peu confortable. Les pièces du rez-de-chaussée sont glaciales en hiver et d’une fraîcheur de cave en été. Quand le vent souffle de l’ouest, sa longue plainte traverse le vestibule et monte lamentablement dans la cage de l’escalier. Les chambres hautes sont plus logeables. Leurs murailles tendues de vieilles tapisseries reçoivent parfois la visite du soleil qui achève de faner leurs couleurs passées ; les lits à baldaquin, les massives armoires de chêne ou de poirier sculpté, les fauteuils Louis XVI recouverts de cretonne, les peintures des trumeaux et des dessus de portes donnent à cette partie de l’appartement un aspect vénérable et intime qui semble presque hospitalier, à côté de la mine rébarbative des pièces du rez-de-chaussée. Pourtant la vue qu’on a des fenêtres n’est rien moins qu’aimable et riante : un jardin bordé de charmilles rabougries et orné de buis taillés en pyramide, un parterre où les plantes poussent plus en feuilles qu’en fleurs, un verger plein de pommiers rongés de mousse, qui ne produisent du fruit que tous les trois ans ; puis une prairie spongieuse, infestée par les prêles, et, à l’extrémité de cette langue de pré, un petit étang qui confine aux lisières de la forêt.
Cet étang est la tristesse même. Les grands joncs qui lui font une ceinture frissonnante empiètent chaque année plus avant. Des fonds vaseux colorent d’une teinte lourde et plombée le peu d’eau stagnante qu’on aperçoit entre les quenouilles des massettes et les feuilles aiguës des sagittaires. Peu de plantes fleuries, à cause de l’ombre constamment projetée par les arbres du bois ; mais, dans le voisinage, de sombres touffes de ciguë, des souches de saules aux moignons noirs, et deux ou trois aulnes dont les racines rougeâtres semblent saigner dans l’eau brune. Au printemps, la morelle qui niche dans les joncs fait entendre vers le soir son gloussement plaintif ; en hiver, des bandes de canards sauvages viennent s’y ébattre ; en été, des chœurs de grenouilles y coassent en plein soleil dans les vases à demi desséchées. En toute saison, cette onde traîtresse et endormie, qui n’a ni la limpidité ni les honnêtes glouglous de l’eau courante, et cette verdure aqueuse, qui ne possède ni la santé ni la gaîté des végétations poussées en terre ferme, imprègnent d’une mélancolie malsaine ce coin de forêt, en même temps qu’elles inquiètent et arrêtent désagréablement le regard. Aussi l’étang figure-t-il dans la nomenclature locale sous un nom en harmonie avec sa physionomie tragique : on l’appelle la Peutefontaine[1].
[1] Peut, peute, en patois langrois, laid, mauvais, méchant.
C’est cependant cet endroit maussade et solitaire qu’Adrienne avait choisi pour y passer sa lune de miel, — moitié par rancune et dépit contre les gens d’Auberive, et moitié aussi par une sorte de tendresse égoïste. Elle voulait avoir Francis tout à elle ; jouir à son aise, sans être dérangée par des curieux ou des importuns, de cette floraison d’amour éclose à l’arrière-saison. La passion qui éclate tard chez des femmes ardentes et concentrées comme l’était Mme Lebreton, absorbe l’organisme tout entier et a des exigences d’autant plus impérieuses qu’elles ont été plus longtemps contenues. Cette Langroise à l’écorce dure et au cœur brûlant, demeurée moralement vierge depuis sa puberté jusqu’à trente-quatre ans, avait une faim de tendresse et d’affection exaspérée par un jeûne de dix-huit années. Aussi l’isolement de Rouelles ne l’effrayait-il pas ; elle l’eût volontiers souhaité plus complet et plus absolu encore, croyant fermement que Francis Pommeret était possédé autant qu’elle du désir de la solitude à deux, et n’ayant remarqué ni la grimace ni le sourire contraint du garde-général à la première visite qu’il fit dans sa nouvelle résidence.
Adrienne avait, du reste, mis tous ses soins à embellir le vieux château. Les ouvriers y avaient travaillé nuit et jour pendant le mois de septembre, et si le paysage environnant était forcément resté le même, l’intérieur de l’habitation avait été heureusement transformé : tapis épais du haut en bas de l’escalier, doubles fenêtres, doubles portes capitonnées, bourrelets et paravents partout ; on s’était ingénié à trouver des préservatifs variés contre le vent et le froid. Les pièces du bas, aérées, séchées, tendues à neuf, avec des sièges bas et moelleux, des portières à toutes les portes, d’amples rideaux drapés aux fenêtres, avaient un aspect de luxe cossu et réconfortant, que réchauffaient encore de grosses bûches de hêtre flambant clair sur les chenets des hautes cheminées.
A la Saint-Michel, après un voyage de huit jours dans la petite ville qu’habitait la famille Pommeret, les nouveaux mariés s’installèrent au château. Mme Adrienne avait poussé son mari à envoyer sa démission à l’administration des forêts, et il y avait consenti sans peine, trouvant qu’il aurait assez affaire d’administrer ses propres futaies. — Denise, naturellement, avait accompagné sa famille adoptive à Rouelles. Elle s’était remise assez vite du choc que lui avait causé la mystification de Francis, et, après quelques jours de bouderie, elle avait daigné faire la paix avec lui.
Après avoir regimbé à l’idée de ce mariage et déclaré à qui voulait l’entendre qu’elle détestait Francis Pommeret, Sauvageonne avait eu un de ces complets revirements familiers à sa nature fantasque, faite de contradictions, d’exagérations et de brusques sautes d’humeur. Maintenant elle paraissait ravie de se retrouver quasi en famille et de jouer à la petite fille avec les deux époux. Le peu de développement de sa poitrine, ses toilettes et ses gaucheries de pensionnaire, faisaient accepter ses caresses fougueuses et ses hardiesses comme des joueries sans conséquence. Dès le matin, avec l’impétuosité d’une chèvre sauvage, elle se précipitait dans la chambre où les nouveaux mariés étaient encore couchés. Les yeux fauves et largement ouverts de Denise observaient curieusement les deux têtes voisines l’une de l’autre, dans le grand lit tendu de vieille cretonne. Brusquement elle sautait au cou d’Adrienne, s’amusait à décheveler les nattes modestement roulées sous le filet de sa mère et à les répandre sur l’oreiller ; puis, avec un emportement passionné, elle lui couvrait de baisers les joues, le cou et les bras. Accoutumée depuis longtemps à ces façons peu réservées, Adrienne prenait le parti d’en rire, mais Francis en éprouvait une gêne singulière. Souvent le soir, après dîner, dans la salle déjà assombrie, Denise s’attaquait à lui directement et le lutinait, au grand amusement de Mme Pommeret, qui voyait avec une innocente satisfaction sa rebelle Sauvageonne s’humaniser peu à peu et traiter amicalement celui qu’elle avait regardé d’abord comme un intrus. Tandis qu’assis sur le divan, il était en train de fumer, Denise sautait d’un bond sur ses genoux, lui arrachait le cigare des lèvres, le lançait par la fenêtre ; puis, exagérant encore son parler enfantin, elle disait à Pommeret qu’il était aussi son petit père, qu’elle ne lui laisserait de repos que lorsqu’il aurait juré d’aimer sa petite fille et de ne jamais la gronder. Quand il s’était exécuté :
— Vous êtes gentil, ajoutait-elle, et pour la peine je vais vous embrasser.
Alors, plantant ses coudes sur les épaules de Francis, elle lui prenait la barbe des deux mains et lui déposait deux brusques baisers sur les joues.
Parfois, poussé à bout, il rabrouait durement la jeune fille, et cela finissait par une scène de colère et de larmes. Denise frappait du pied, sortait en claquant les portes, et le lendemain on ne la voyait pas de la journée. Elle s’enfuyait dans les bois et passait ses rages en courses vagabondes à travers la forêt, qu’elle connaissait aussi bien que les plus vieux bûcherons. Elle liait amitié avec les délinquants, les sabotiers, les charbonniers, toute la population boisière. Elle déjeunait de pommes de terre cuites sous la cendre d’un fourneau, faisait son dessert de cornouilles, d’alises et de noisettes glanées dans les fourrés, et ne rentrait qu’à la nuit tombante, échevelée, demi-déchaussée, le corsage dégrafé et la robe en lambeaux, rapportant avec elle comme un âpre parfum de plantes brisées et d’herbes foulées. Ses yeux s’illuminaient, ses narines palpitaient ; elle avait dans la cambrure des reins et dans l’allure quelque chose d’une faunesse. On eût dit que la sauvagerie et les passions nomades qui avaient été le lot des générations de bûcherons dont elle sortait s’étaient accumulées en elle et faisaient soudain explosion. Un jour, on entendit du côté de la lisière une galopade furieuse, puis on vit déboucher du taillis une génisse que Sauvageonne avait rencontrée dans une clairière et sur laquelle elle chevauchait. S’accrochant aux jeunes cornes, battant des talons les flancs de la bête exaspérée, traînant encore après ses vêtements des lianes de ronces ou de chèvrefeuilles arrachées au passage, elle traversa au galop l’unique rue de Rouelles, tandis que les paysannes effarées joignaient les mains, et elle ne s’arrêta, rouge et haletante, que dans la cour du château, où la génisse affolée s’abattit sur le pavé.
Au retour de ces escapades endiablées, elle restait pendant des heures blottie sur un canapé du salon, les jambes repliées, une main enfoncée dans ses cheveux roux, l’œil mi-clos, observant les mouvements et les moindres gestes de Francis Pommeret. Celui-ci, mal à l’aise sous l’espionnage incessant et muet de ce regard, où passait par intervalles un regard malicieux, finissait par devenir nerveux et souhaitait qu’elle reprît le chemin des bois, au risque de l’y voir commettre de nouvelles frasques. Néanmoins, tout en maugréant contre la petite peste qui mettait le désordre dans son intérieur et faisait damner les domestiques, il subissait l’indéfinissable attraction de Sauvageonne. Il lui trouvait quelque chose de l’âpreté de ces pommes vertes qu’elle croquait lorsqu’il l’avait rencontrée pour la première fois. Séduit et choqué en même temps, il s’offensait et s’alarmait de ses allures trop libres, de la dangereuse familiarité qui s’établissait entre elle et les gens de tout âge et de tout sexe travaillant aux bois. Souvent, par les brumeuses matinées d’octobre, quand il la voyait cheminer en tapinois vers les sentes de la forêt et s’y enfoncer sournoisement, après un oblique détour, d’étranges imaginations lui montaient au cerveau ; de vagues soupçons, pareils à ceux d’un mari jaloux, le poussaient à suivre Denise et à surveiller de loin ses allées et venues sous bois.
Une après-midi, ayant remarqué que la jeune fille, après avoir vagué distraitement autour de la Peutefontaine, venait de prendre le chemin d’une coupe en pleine exploitation, il fut de nouveau tracassé par ses craintes soupçonneuses et, voulant en avoir le cœur net, il sortit précipitamment afin de retrouver la trace de la fugitive. Au bout de cent pas, il l’aperçut escaladant comme un chat les pentes très raides de la tranchée et franchissant d’un bond les murgers qui couronnaient la crête du bois. — Peut-être, avec ce flair particulier aux animaux et aux sauvages, devina-t-elle qu’on la suivait et voulut-elle dépister son espion ; toujours est-il qu’elle fit deux ou trois crochets par des laies transversales et qu’au bout de quelques minutes elle mit l’ancien garde-général en défaut. Cependant, par esprit de contradiction ou par malice, afin de railler le trop curieux beau-père, de temps à autre sa voix de soprano aigu partait soudain, en manière de bravade, du fond d’une combe ou de l’épaisseur d’un taillis, et un houp ! sonore résonnait au loin, comme un signal lancé par Sauvageonne à quelque personnage mystérieux.
Après avoir marché une demi-heure, quasi à l’aveuglette, guidé seulement par les appels bizarres de Denise, qui imitait tantôt le trémolo de la huppe et tantôt la double note mélancolique du coucou, Francis déboucha enfin dans la coupe qui occupait les deux pentes d’une gorge arrosée par une source dont on distinguait çà et là le miroitement bleuâtre. A deux cents pas du taillis, on apercevait une loge de sabotier. Les ouvriers venaient de manger la soupe et flânaient aux entours de leur chantier ; l’un d’eux, allongé sur une jonchée de fougère, faisait la sieste. Tandis que Francis inspectait d’un rapide coup d’œil l’étendue du terrain exploité, Denise, les cheveux au vent, sortit à son tour du fourré. Elle n’avait pas remarqué son beau-père, ou, tout au moins, elle paraissait se soucier médiocrement de sa présence, car elle continuait de s’avancer dans la direction de la loge.
Quand elle fut près du sabotier qui sommeillait, elle le contempla un moment, puis, fouillant dans sa poche, elle lança au dormeur une poignée de faînes dont l’éparpillement l’éveilla en sursaut. Il s’étira, et tandis que les camarades du chantier riaient bruyamment, il se dressa sur ses pieds. C’était un beau jeune gars de vingt ans, bien découplé, à la mine joviale et à la barbe brune naissante. Une conversation animée s’engagea entre lui et la jeune fille. Ils discutaient comme deux camarades, avec de grands gestes et de longs éclats de rire. Cette camaraderie agaçait singulièrement les nerfs de Francis ; il quitta la lisière, et, se montrant plus à découvert :
— Denise ! cria-t-il avec humeur.
Elle tourna à demi la tête du côté de l’interpellateur, puis continua l’entretien sans s’émouvoir.
— Je parie que si ! s’exclama-t-elle en se penchant vers le jeune sabotier.
— Je gage que non ! repartit celui-ci… Qu’est-ce que vous pariez ?
— Un joli couteau que j’ai là en poche… Et vous ?
— Une paire de fins sabots de hêtre.
Il avait tendu sa large main rugueuse, et elle y tapa sans façon.
— A votre tour, mamselle ! dit-il en riant.
Elle avança sa petite main brune dans laquelle le gars tapa légèrement, après quoi il retint la main de Denise dans ses gros doigts, et, la secouant vigoureusement :
— Chose promise, chose due ! murmura-t-il ; vilain qui se dédit !
Francis marchait à grandes enjambées vers le groupe.
— Denise ! répéta-t-il d’un ton qui n’admettait guère de réplique ; venez, j’ai à vous parler !
Elle remua les épaules à la façon des enfants mal élevés, fit un signe de tête au sabotier, et suivit à quelque distance Francis, qui regagnait le taillis d’un air mécontent.
Ils prirent un sentier pierreux, jonché de feuilles sèches, et y cheminèrent quelque temps sans desserrer les lèvres. Tout à coup Francis Pommeret se retourna vers la jeune fille, qui croquait des noisettes derrière lui, et, d’un ton très âpre :
— Ma chère enfant, commença-t-il, vous avez avec ces gens des bois des façons qui ne conviennent ni à votre âge ni à votre condition.
Elle le regarda de côté avec un sourire quasi insolent :
— Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? répondit-elle.
— Ayant épousé votre mère adoptive, je me considère comme responsable de vos actions, et j’ai le droit de couper court à des familiarités déplacées.
— Quand je suis familière avec vous, cela vous ennuie ; quand je le suis avec d’autres, cela vous vexe… Vous n’êtes jamais content !… Je ne puis pourtant pas vivre comme un hérisson, et j’ai besoin d’avoir des amis, moi !
— Votre mère vous aime ; il me semble que c’est suffisant.
— Ma mère n’aime que vous et ne voit que par vos yeux… Cela peut vous sembler suffisant… A moi, non !
Elle hochait la tête, croisait les bras et poussait violemment du pied les feuilles sèches qui craquaient.
— Enfin vous n’êtes plus une petite fille, reprit Francis ; vous avez dix-sept ans passés, et, à votre âge, une jeune personne ne doit pas donner des poignées de main à un garçon de vingt ans, fût-il sabotier.
— Tiens ! fit-elle en éclatant de rire et en lui lançant un regard oblique ; vous ne me prenez plus pour une pensionnaire sans conséquence ?… C’est déjà quelque chose… Croyez-vous par hasard que je veuille faire de Zacharie mon bon ami ?
— Je ne crois rien ; mais tant que vous serez sous ma garde, je n’entends pas que vous couriez les bois seule et que vous fréquentiez ces gens-là.
— Un mot de plus et je retourne avec eux ! s’écria-t-elle d’un ton de défi, en hasardant quelques pas en arrière.
— Je vous le défends ! grommela-t-il les dents serrées. — Et, la saisissant violemment par le bras, il cherchait à l’entraîner.
— Ah ! c’est ainsi ! s’exclama-t-elle, rageuse, en se rebiffant ; eh bien ! nous verrons qui aura le dernier.
Elle lui opposait une résistance sérieuse, et il fut obligé de lui empoigner les deux bras pour paralyser ses efforts. Ils luttèrent un moment silencieusement ; elle, se débattant avec une énergie enragée ; lui, redoublant la force de son étreinte. Il était agité de sentiments très complexes, où il y avait de l’animosité, de l’irritation et, en même temps, une émotion nouvelle, moitié pénible et moitié plaisante : un confus chatouillement des nerfs et des sens, qui le surexcitait et lui faisait perdre tout sang-froid. A la fin, comprenant qu’elle ne serait pas la plus forte, la jeune fille, de plus en plus furibonde, se précipita tête baissée sur les bras virils noués aux siens et mordit à belles dents l’une des mains de son adversaire.
La douleur arracha un juron à Pommeret, et il lâcha vivement Denise. Elle l’avait mordu au sang. Tout à coup elle aperçut cette chair saignante et pâlit. Ses grands yeux devinrent humides. D’un bond, elle se précipita de nouveau sur lui et, cette fois, ses lèvres baisèrent la plaie où les traces de ses incisives étaient marquées par des gouttelettes vermeilles.
— Pardon ! murmura-t-elle d’une voix suppliante, je vous ai fait du mal ; pardon !
En même temps, avec son mouchoir, elle tamponnait la main qu’elle avait mordue.
Francis sentait dans sa gorge sèche une sorte d’étranglement, et il détournait les yeux.
— Ce n’est rien, répondit-il en retirant sa main ; rentrons !
— Pas avant que vous m’ayez dit que vous ne m’en voulez pas !
— Remettez-vous… Je ne vous en veux pas.
— Eh bien ! pour me le prouver, embrassez-moi !
Elle lui avait posé ses deux mains sur les épaules, et, se haussant sur la pointe des pieds, elle lui tendait humblement ses lèvres.
Il se raidit contre la tentation, vint à bout de maîtriser le tumulte de sa chair, et, en se reculant :
— Non ! fit-il d’une voix faible.
Elle le dévisagea curieusement ; ses prunelles dorées, où s’allumait une flamme ironique, demeuraient fixées sur les yeux de Francis, et, pendant une seconde, leurs regards furent pour ainsi dire fondus l’un dans l’autre. Alors, comme si elle eût deviné le trouble où elle l’avait jeté et les scrupules honnêtes qui le tourmentaient, elle n’insista plus, et, l’un derrière l’autre, ils redescendirent silencieusement vers Rouelles…
Ce même jour, à la brune, Mme Pommeret revenait d’une course dans le village. A l’orée du bois, elle eut en rencontre une femme en haillons qui cheminait pliée en deux sous un fagot, et comme cette pauvresse s’accotait au talus pour se reposer et souffler, Adrienne reconnut Manette Trinquesse. Elle avait la mine plus déguenillée encore que de coutume, et, en s’approchant, Mme Pommeret s’aperçut que la malheureuse était dans un état de grossesse avancée.
— Eh ! bonjour donc, geignit Manette, je vous salue bien, madame Lebreton… je veux dire madame Pommeret… Excusez, je ne peux m’habituer encore à votre changement de nom… Et vous vous êtes toujours bien portée depuis que vous avez quitté la Mancienne ?
— Mais oui, répondit Adrienne en fouillant dans son porte-monnaie et en mettant une pièce blanche dans la main rouge de Manette, et vous, comment allez-vous ?
— Bien des mercis, ma bonne dame, comme vous voyez, reprit-elle, en baissant les yeux vers sa taille arrondie, toujours dans la misère jusqu’au cou ; le guignon ne me lâche pas !… Et votre mari va bien aussi ?… je n’ai pas besoin de vous le demander… Je l’ai vu tout à l’heure dans le bois se promenant avec Mlle Denise. Eh ! comme elle est grande maintenant ! c’est une demoiselle… A eux deux, ils avaient quasiment l’air de jeunes mariés. Même que je me pensais, tout en ramassant mon fagot : il faut que Mme Pommeret ait grande confiance dans son mari pour le laisser courir ainsi par voies et par chemins avec une jeunesse !
— Fi donc, Manette ! s’écria Adrienne indignée, vous avez l’esprit tourné au mal, ma fille, et c’est vilain ce que vous dites là.
— Dame ! grommela Manette en se relevant et en remettant d’aplomb son fagot d’un coup d’épaule, elle ne lui est de rien à lui, Mlle Denise, n’est-ce pas donc ?… Il est quasi aussi jeune qu’elle, et voyez-vous, madame Lebreton, — je veux dire madame Pommeret, — les hommes sont toujours des hommes, et il ne faut jamais se fier à eux… Je suis payée pour le savoir, allez !… Enfin, ce ne sont pas mes affaires, n’est-ce pas ?
— Bonsoir ! interrompit sévèrement madame Adrienne. — Elle quitta brusquement la pauvresse, qui continua son chemin en soufflant et en geignant sous le poids de son bois mort.
Les insinuations perfides de Manette l’avaient tellement outrée qu’elle ne put s’empêcher, le soir, de les rapporter avec indignation à Francis, comme un échantillon de la malveillance des gens d’Auberive.
— Faut-il qu’il y ait de méchantes âmes au monde, s’écria-t-elle, pour inventer de pareilles vilenies !… Mais rassure-toi, ajouta-t-elle en tendant les deux mains à son mari, je ne suis pas jalouse, et ce n’est pas certes ma pauvre Sauvageonne qui m’inspirera jamais d’aussi misérables soupçons.
Francis n’avait pu s’empêcher de rougir ; les paroles confiantes de sa femme le troublaient dans son for intérieur, et comme il gardait un fonds d’honnêteté, il résolut de profiter de cet incident pour demander l’éloignement de Denise.
— Tout en les méprisant, répliqua-t-il, il ne faut pas donner volontairement prise aux calomnies, même ineptes, des gens du pays, et il serait sage de renvoyer Denise dans son couvent… Elle est d’une précocité inquiétante ; elle a des habitudes de vagabondage qui pourraient mal tourner pour elle et pour nous… Pas plus tard qu’aujourd’hui, je l’ai surprise tapant dans la main d’un jeune sabotier avec lequel elle me paraît beaucoup trop familière… Et mon avis est que deux années au moins de surveillance sévère ne peuvent lui faire que du bien.
Mme Adrienne se laissa convaincre, et il fut décidé qu’elle reconduirait Sauvageonne au Sacré-Cœur dans les premiers jours de novembre. Quand cette décision fut signifiée à la jeune fille, elle ne regimba ni ne se récria comme on l’avait craint ; elle se contenta de hausser les épaules et de se renfermer dans un silence gros de menaces. Seulement, le lendemain, se rencontrant tout à coup face à face avec Francis sur les marches de l’escalier, elle lui barra le passage, et le regardant droit dans les yeux :
— Eh bien ! dit-elle aigrement, vous en êtes venu à vos fins et vous devez être content !
— Content de quoi ? demanda-t-il en feignant de ne pas comprendre.
— Content de vous être débarrassé de moi en me faisant renvoyer au Sacré-Cœur…
— C’est dans votre intérêt, et d’ailleurs je ne suis pour rien dans la résolution prise par votre mère adoptive.
— Ne faites donc pas l’hypocrite !… Je sais parfaitement que c’est à vous que je dois d’être claquemurée… Mais vous me le paierez !
Elle s’éloigna là-dessus en lui lançant une œillade courroucée, et alla s’enfermer dans sa chambre.
Pourtant, à la veille de partir, elle parut s’être adoucie. Elle semblait accepter avec plus de sérénité sa nouvelle réclusion. Elle avait repris sa gaîté insouciante et bruyante, et, le matin du départ, quand sa malle, une fois ficelée, fut hissée dans la voiture qui devait l’emmener avec sa mère à Is-sur-Tille, elle descendit dans la cour et se tint auprès de Mme Pommeret, qui recevait les baisers d’adieu de son mari.
— Allons, dit Mme Adrienne, Sauvageonne, viens aussi l’embrasser !
— Adieu ! murmura Francis, adieu ma chère enfant, travaillez bien, soyez gentille !
En même temps, il lui tendait la main ; mais Denise n’eut pas l’air de la voir ; tandis qu’Adrienne était occupée à adresser ses dernières recommandations aux domestiques, elle fondit dans les bras de Francis, et, tout d’un coup, le jeune homme, stupéfait, sentit deux lèvres brûlantes se coller passionnément aux siennes.
Puis Denise, sans le regarder, murmura sourdement : — Au revoir ! — et elle s’élança dans la voiture.