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Sauvageonne

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VI

Il avait été convenu entre Mme Lebreton et Francis que ce dernier profiterait de la quinzaine des publications pour se rendre chez ses parents et solliciter leur consentement au mariage. Comme on le pense bien, cette formalité ne souleva de la part de la famille Pommeret aucune objection. L’union projetée était une trop belle affaire, et trop inespérée, pour ce couple bourgeois qui avait élevé ses six enfants à la sueur de son front. Le père et la mère Pommeret ne songèrent pas même une seconde à s’offusquer de la disproportion d’âge existant entre leur fils et sa fiancée et à se demander si ce mariage, où la jeunesse était d’un côté et l’argent de l’autre, offrait de sérieuses chances de bonheur pour l’avenir. Les millions de Mme Lebreton les aveuglaient sur tout le reste. Ils embrassèrent Francis avec des larmes de félicité et se hâtèrent de publier pompeusement par toute la ville la nouvelle de cette bonne aubaine. Un seul détail gâtait leur satisfaction : — en présence des dispositions peu bienveillantes de la population d’Auberive, Mme Adrienne avait désiré que la noce se fît le plus simplement du monde, sans aucune cérémonie et sans autre invitation que celle des quatre témoins. Il fut décidé que Mme Pommeret mère, pour raison de santé, garderait la maison et que le père seul se rendrait à Auberive, la veille de la célébration. Ces dispositions une fois arrêtées, Francis, muni des bénédictions et des recommandations maternelles, prit, dans le courant de septembre, le train qui devait le ramener à Langres.

Lorsqu’il arriva à l’hôtel, la voiture d’Auberive était déjà partie ; comme la matinée était belle et qu’il avait de bonnes jambes, le garde-général n’eut pas la patience d’attendre un second départ, et résolut de gagner sa résidence à pied par la traverse. Ce voyage pédestre est d’autant plus agréable qu’à partir de la seconde moitié de la route on chemine sous bois, à travers la magnifique forêt de Montavoir, ce qui, à la mi-septembre, est une agréable promenade, même pour les gens peu sensibles aux beautés du paysage.

Le ciel était clair ; le sol, baigné par les abondantes rosées du matin, avait une élasticité qui aidait à la marche. Un léger vent d’est caressait les ramures déjà dorées des hêtres, éparpillant çà et là les premières feuilles tombantes. Les taillis humides exhalaient cette odeur anisée de champignon qui est particulière aux bois en automne. Francis, mis en bonne humeur par le beau temps et par la pensée soulageante d’être à peu près débarrassé des corvées préliminaires du mariage, cheminait allègrement. Il avait atteint les hautes futaies qui s’étendent entre Auberive et Rouelles, et, descendant les lacets qui zigzaguent jusqu’au fond de la Grand’Combe, il pouvait apercevoir déjà, entre les branches, les prairies où on fauchait les regains, les toits violets de la Mancienne et les premières maisons du bourg, sur lesquelles planait une fumée ensoleillée. Comme il tournait brusquement l’un des angles du sentier, il entendit dans le fourré un fracas de branches brisées, et, le forestier se réveillant soudain en lui, ses sourcils se froncèrent à la pensée qu’on commettait, à son nez et à sa barbe, un délit dans sa forêt. Voulant au moins tancer le délinquant, il s’engagea vivement dans le taillis, écarta d’une main impatiente les cépées de cornouillers et parvint jusqu’à une étroite éclaircie où un spectacle inattendu s’offrit à ses yeux ébaubis.

A la fourche maîtresse d’un robuste pommier sauvage, une étrange créature féminine était juchée. Sans pitié pour la santé du fruitier qu’elle avait pris d’assaut, elle cassait de belles branches chargées de pommes vertes, et les distribuait libéralement à deux gamins en haillons, vautrés au pied de l’arbre, qui détalèrent précipitamment dès qu’ils eurent entrevu le garde-général. La cueilleuse de pommes, empêtrée dans les ramures touffues, ne pouvait se tirer d’affaire avec la même facilité. Elle s’accrocha à l’une des branches, abaissa violemment les feuillées, et, se voyant bloquée sur son perchoir, elle demeura un moment bouche béante.

C’était une jeune personne à laquelle, à première vue, Francis donna quatorze ou quinze ans. Elle paraissait en effet à peine sortie de l’adolescence. Ses épaules, sa poitrine plate et sa taille mince n’avaient pas encore pris tout leur développement ; ses mains rouges, emmanchées à de longs bras, semblaient d’autant plus démesurées qu’elles sortaient des manches étriquées et trop courtes d’un corsage taillé en blouse. Pourtant la partie inférieure du corps, déjà plus complètement formée, indiquait qu’après l’achèvement de la croissance tous ces angles étaient destinés à disparaître : les hanches s’arrondissaient sous la jupe collante, et, grâce à la posture de cette fillette perchée sur sa branche, les jambes pendantes et bien modelées montraient leurs chevilles finement attachées à deux pieds mignons et cambrés, chaussés de bottines dont plusieurs boutons avaient sauté. — La tête, qui passait à travers le feuillage, était pour le moins aussi originale que la toilette de cette créature. — Une figure longue au nez retroussé, à la bouche très rouge et largement fendue ; deux grands yeux fauves, un front busqué, des mâchoires saillantes, un teint blanc semé de taches de son, et, comme encadrement, une épaisse chevelure rousse, frisée comme une toison et moutonnant jusqu’au dessous des épaules ; — puis, dans la bouche, dans les ailes du nez, les fossettes des joues et les prunelles des yeux, un éclair d’audace et de malice passant rapidement par intervalles, comme passe un coup de soleil sur la plaine par une journée de vent.

— Pourquoi ravagez-vous cet arbre et donnez-vous ainsi le mauvais exemple aux polissons du village ? demanda sévèrement Francis à la délinquante.

— Ça ne vous regarde pas !… Passez votre chemin ! répondit-elle avec un ton d’enfant mal élevée ; — puis, tout en lui jetant cette réponse impertinente, ayant dévisagé son interlocuteur et ayant constaté sans doute à sa mise et à sa bonne mine qu’elle n’avait pas affaire au premier venu, elle ajouta en manière d’explication : — Cela m’amuse… J’ai bien le droit de m’amuser, je suppose !

— Ce n’est pas un amusement convenable pour une fille de votre âge… D’ailleurs, cet arbre n’est pas à vous, et vous commettez des dégâts qui sont punis d’une amende.

— Bah ! s’il y a une amende, ma mère la paiera !

— Qui ça, votre mère ?

— Mme Lebreton, la propriétaire de la Mancienne… Vous la connaissez sans doute, si vous êtes du pays ?

Francis ne put retenir un mouvement de désagréable surprise. C’était donc là cette fille adoptive, cette Sauvageonne trop bien nommée !… Elle lui faisait l’effet d’une petite personne passablement excentrique et indépendante. L’occasion était bonne de connaître le caractère de cette étrange belle-fille qui était destinée à vivre dans son intérieur conjugal, et il résolut de pousser plus avant son interrogatoire, sans trahir son incognito.

— Je ne suis pas d’ici, répliqua-t-il brièvement, puis il continua d’un air indifférent :

— Ah ! vous êtes la fille de Mme Lebreton ?… Je croyais qu’elle n’avait pas d’enfants.

— Je suis sa fille adoptive, répondit-elle avec impatience… Après ?

— Je lui en fais mon compliment ! murmura ironiquement Francis ; y a-t-il longtemps que vous habitez Auberive ?

— J’y suis revenue hier soir.

— Vous sortez du couvent, je présume ?

— A quoi voyez-vous cela ?

— A votre goût pour le grand air et les pommes vertes… et puis à votre tournure.

— J’ai donc bien la mine d’une pensionnaire ! s’écria-t-elle dépitée. — Elle surprit les yeux de son interlocuteur fixés sur ses bas, dont l’un était troué ; elle rougit, puis mettant un genou sur la fourche du pommier, d’un souple mouvement des reins elle se dressa sur ses pieds et se maintint debout en accrochant son bras à l’une des branches supérieures. De l’autre main elle défripait sa jupe et tâchait de prendre un air décent.

Planté au pied de l’arbre, Francis, maintenant, la voyait tout entière : elle était élancée, svelte, et assez gracieuse dans ses mouvements de chat sauvage.

— Quel âge me donnez-vous ? reprit-elle en se tenant raide sur son perchoir.

— Mais celui que vous avez… quinze ans à peu près.

— J’en ai dix-sept ! fit-elle en se redressant.

— Vraiment ! alors vous avez quitté votre pension pour tout à fait ?

— C’est-à-dire, je l’aurais quittée sans le prochain mariage de ma mère adoptive… Mais probablement on m’y refourrera encore pour un an, afin de se débarrasser de moi !

La façon maussade dont elle prononça ces derniers mots n’indiquait pas qu’elle eût un grand enthousiasme pour l’événement qui allait modifier l’intérieur de la Mancienne.

— Ah ! murmura hypocritement Francis, Mme Lebreton se remarie !… Connaissez-vous votre futur beau-père ?

— Non, répondit-elle en haussant les épaules, il est absent… Ma mère le trouve très bien, naturellement, puisqu’elle l’épouse, mais je ne sais rien encore ni de l’âge ni de la figure de ce monsieur… Oh ! du reste, ajouta-t-elle en agitant la main, je vois d’ici ce que ce peut être… Un homme grave, tiré à quatre épingles et déjà vieux.

— Pourquoi vieux ?

— Dame ! parce que ma mère n’est plus jeune, et je suppose qu’elle aura pris un mari plus âgé qu’elle.

— Quel âge a donc Mme Lebreton ? demanda Francis en se mordant les lèvres.

— Trente-quatre ans au moins !

— Et vous appelez cela n’être plus jeune ?

— Tiens !… ça peut sembler jeune à un vieillard, mais moi, je trouve que c’est vieux… Et vous ?

— Je ne suis peut-être pas trop bon juge, et vous me rangez probablement aussi dans la catégorie des vieux.

— Vous ? par exemple !… Attendez ! — Elle l’examinait de haut en bas avec attention. Ses yeux fauves semblaient s’arrêter complaisamment sur la jolie barbe blonde bien peignée, les épaules robustes, la poitrine large et la taille élégante de Francis Pommeret. Et tout en le dévisageant avec la curiosité audacieuse et impertinente d’une jeune sauvage, elle laissait voir une naïve admiration qui ne pouvait qu’être très flatteuse pour son interlocuteur.

— Vous devez avoir plus de vingt ans, dit-elle enfin, mais pas beaucoup plus.

— J’en ai vingt-quatre.

— Eh bien ! vous voyez… Cela ne fait déjà pas une si grande différence entre nous.

— Oui, remarqua-t-il avec un accent ironique, en jetant un regard dédaigneux sur la toilette fripée de Denise, je pourrais à la rigueur demander votre main pour le jour où vous quitterez vos robes courtes.

— Pourquoi vous moquez-vous de moi ? s’écria-t-elle, vexée ; vous n’êtes pas poli !

Elle baissa les yeux, s’avisa que ses jambes devaient être à découvert et fut saisie d’un pudique embarras qui ne lui était pas venu jusque-là.

— Je voudrais bien descendre, murmura-t-elle, mais… vous me gênez, vous savez !

— Je m’en vais.

— Non, tournez-vous seulement… Là !… hop !

Un bond, puis un cri ; — ses pieds s’étaient pris dans sa robe, et elle avait roulé dans les broussailles.

— Vous êtes-vous fait mal ? s’exclama-t-il en se retournant et en se penchant vers Denise.

— Non pas, répondit-elle en restant assise là où elle avait roulé, et en éclatant de rire, mon pied a glissé, voilà tout… Bon ! poursuivit-elle en regardant ses bottines, les boutons qui restaient sont partis !

— Où étiez-vous en pension ?

— Au Sacré-Cœur de Dijon.

— Ah !… Est-ce que toutes les élèves grimpent aux arbres, au Sacré-Cœur ?

— Oh ! Dieu non ! Elles sont bien trop pimbêches !… Moi, je suis très mal notée à cause de ma tenue… Mais cela m’est égal : on ne me forcera jamais à dire ce que je ne pense pas… Cette année, on voulait m’enrôler dans les Enfants de Marie qui ont pour mission d’espionner leurs compagnes et de tout rapporter à ces dames… J’ai refusé net. Cela a fait un scandale !… On parlait de me renvoyer à la maison… C’est moi qui aurais été contente !

— Vous avez au moins le mérite de la franchise, dit Francis avec un rire un peu contraint… Vous devez faire le désespoir de votre mère adoptive ?

— Ça, c’est vrai… Mais je n’en viens pas moins à bout de lui imposer mes volontés. C’est une bonne femme, ma mère… un peu raide, mais bonne femme.

— Votre futur beau-père sera peut-être moins bon homme ?

— Oh ! celui-là, reprit-elle en secouant la tête, je le déteste d’avance !

Elle s’était assise à la turque dans l’herbe, les jambes repliées sous sa robe, et, ayant tiré de sa poche une douzaine de pommes sauvages, elle triait les plus appétissantes.

— En voulez-vous ? demanda-t-elle à Francis.

Et sur le geste négatif de celui-ci, elle en croqua une. Elle ouvrait sa grande bouche, et l’on voyait ses petites dents très blanches mordre avec sensualité dans le fruit d’un vert pâle.

Francis l’apercevait de profil. Le front busqué et le menton saillant de l’adolescente se découpaient nettement sur le fond verdoyant des cépées. Le rouge vif de ses lèvres se détachait dans l’ombre, tandis que le haut de sa tête demeurait en pleine lumière et que le soleil flambait dans les crépelures de ses cheveux roux.

— Drôle de créature ! pensait Francis en l’écoutant croquer bruyamment sa pomme juteuse… Que vous détestiez votre futur beau-père, reprit-il tout haut, cela se comprend, mais que vous le gouverniez à votre gré comme votre mère adoptive, ce sera probablement plus difficile… Il aura sa volonté, lui aussi, et il essaiera peut-être de vous faire plier à son tour.

— Je ne l’engage pas à essayer ! grommela-t-elle entre ses dents.

— Hem ! objecta le garde-général en dissimulant une grimace de mécontentement, il sera le maître, et il faudra que vous cédiez pour avoir la paix.

— Plutôt que de céder, je quitterai la Mancienne.

— Et où irez-vous ?

Elle releva vers lui sa figure expressive, et un éclair de menace passa dans ses yeux étincelants :

— Dans les bois… On dit que j’y suis née : j’y retournerai.

Le garde-général haussa les épaules. Il se trouvait maintenant édifié sur le caractère et les dispositions de sa future belle-fille ; il tira sa montre :

— Déjà onze heures ! il faut que je me remette en route.

— Vous demeurez loin d’ici ? demanda Denise en penchant la tête de côté pour regarder le jeune homme sans être gênée par le soleil.

— A deux bonnes lieues, près de Rouvres.

— C’est dommage que vous ne soyez pas du pays !… J’aurais eu du plaisir à tailler une causette avec vous de temps à autre… Vous avez l’air bon enfant, quoique un peu moqueur.

— Grand merci !… Nous nous reverrons peut-être un de ces jours.

— Oui, lui cria-t-elle, si vous repassez par ici, entrez à la Mancienne, je vous présenterai à maman !

— Et à votre beau-père ? ajouta ironiquement Francis en s’éloignant.

— Oh ! lui !… Voilà pour lui ! s’exclama-t-elle en passant rapidement l’un de ses doigts sous son nez avec un geste de gamine.

Elle avait changé de posture. Maintenant à genoux, le dos incliné, le cou tendu, accrochée d’une main à un brin de noisetier, elle regardait le garde-général descendre lentement à travers les cépées qu’il dépassait de la tête. Les pupilles dilatées de la fillette avaient la fixité sournoise et l’éclair anxieux de celles du chat quand il oblique le corps et penche la tête pour observer un objet dont la nouveauté l’intrigue et l’émeut. Ses lèvres s’étaient entr’ouvertes avec cette expression demi-rêveuse que les primitifs donnaient fréquemment à leurs têtes de vierges. Elle écoutait sonner sur les cailloux le pas ferme de ce beau garçon aux mains soignées, à la taille bien prise et aux yeux de velours. Elle s’inclinait davantage pour le suivre plus longtemps dans le sentier en pente. Quand il eut disparu à un tournant, et que le bruit de ses pas se fut amorti dans l’éloignement, elle se rejeta en arrière, assise sur ses talons ; et, les bras croisés sur sa poitrine d’adolescente, elle resta immobile dans la lampée de soleil qui la baignait tout entière.

Les rayons presque perpendiculaires faisaient pétiller ses cheveux roux comme s’ils eussent été chargés d’étincelles électriques. Le ciel, débarrassé des nuées du matin et devenu tout bleu, brasillait. L’air était presque aussi brûlant qu’en été, et là où la terre était nue, il en sortait une chaude vapeur transparente, à travers laquelle les troncs d’arbres et les brins d’herbe semblaient trembloter dans une silencieuse ondulation. Déjà roussies, les fougères exhalaient à l’entour une odeur de cassis mûr. La forêt était pleine de bruissements sourds : crépitements de faînes tombantes, serpentements de couleuvres ou d’orvets dans les feuilles sèches, grignotements d’écureuil rongeant une noisette ou de mésange épluchant une branche moussue…

Denise, les paupières mi-closes, essayait de reconstituer par le souvenir la figure de ce jeune homme, qui avait traversé comme une apparition les feuillées encore remuées de son passage. De temps en temps, elle rouvrait les yeux, les emplissait de soleil ; puis, quand elle était éblouie au point de ne plus voir les objets que cernés d’un cercle d’azur foncé, elle refermait ses paupières et ruminait de nouveau ses souvenirs. Un doux meuglement de vache dans les prés la réveilla de cette extase. A côté d’elle, un petit lézard vert s’était étalé sur les ronces et s’enivrait de lumière. Elle aspira longuement l’odeur des regains qui montait de la prairie, secoua sa chevelure brûlante et chercha un coin d’ombre sous les noisetiers. Elle s’y traîna paresseusement sur les genoux, se tapit sous la ramée, puis, arrachant à pleines mains des poignées d’herbe fraîche, elle referma les yeux et se renversa tout de son long sur la pelouse dans l’attitude abandonnée d’un jeune animal qui sommeille…

Pendant ce temps Francis regagnait d’un pied leste son auberge d’Auberive. Il y secouait la poussière de la route, procédait à sa toilette et s’attablait affamé devant son déjeuner. Quand il se fut rafraîchi et restauré, il passa une redingote et redescendit vers la Mancienne. Il entra sans se faire annoncer dans le petit salon, où il surprit Mme Lebreton debout sur le perron du jardin, regardant la route et épiant l’arrivée du courrier.

— Quoi ! c’est vous ? s’écria-t-elle, surprise et joyeuse, la voiture n’est pas encore passée ; comment donc êtes-vous venu ?

— A pied, répondit Francis ; je n’ai pas eu la patience d’attendre le second départ.

Elle lui prit les mains. Elle l’examinait en souriant, et le jeune homme à son tour l’enveloppait d’un long regard plus calme et plus attentif, s’étonnant de la trouver moins jeune qu’au jour où il l’avait quittée. Pourtant elle n’avait pu s’envieillir en une quinzaine. Peut-être était-ce la lumière crue du jardin qui accentuait traîtreusement les fils argentés de la mèche blanche plantée au milieu des cheveux bruns de la veuve, et marquait davantage ces petites rides aux coins des paupières, ces menus points noirs tavelant les ailes du nez comme les piqûres d’une pêche mûrie ?

Il se hâta de l’entraîner dans la pénombre du petit salon. Il lui enlaça la taille avec l’un de ses bras, l’attira vers lui, et la baisant sur les yeux :

— Chère, lui dit-il, mon père sera ici lundi, et mardi nous serons mari et femme.

— Ah ! s’écria-t-elle en se serrant bien fort contre lui, il me tarde que tout soit fini !… Vous ne vous doutez pas des misères qu’on m’a faites ici depuis les publications. Tout le pays s’est tourné contre moi. On dirait, ma parole, qu’en vous épousant je frustre ces gens-là de je ne sais quelles espérances !… Il n’est pas d’avanies dont ils ne m’aient accablée. Chaque matin, je trouve sur les murs du parc des inscriptions injurieuses ou des plaisanteries grossières, crayonnées au charbon. Le juge de paix, qui me convoitait sans doute, me donne tort dans mes discussions avec les paysans qui empiètent sur mes champs. Le curé se permet contre moi des allusions perfides en pleine chaire, et les dames de la poste me tournent le dos… Oh ! continua-t-elle, en essuyant des larmes qui roulaient dans ses yeux, les vilaines gens et l’odieux village !… Je n’y mettrai plus les pieds dès que nous serons mariés… Nous irons habiter, à Rouelles, l’ancien château qui m’appartient en propre, et où les ouvriers travaillent déjà à notre installation… J’en ai assez, de la Mancienne et d’Auberive !… N’est-ce pas votre avis ?

Involontairement Francis s’était rembruni. Cette propriété de la Mancienne, si agréablement située et si confortable, allait donc lui échapper avant qu’il eût pu en jouir, et ce serait là un des premiers effets de ce mariage qui lui faisait tant d’envieux ! L’idée de s’enterrer à Rouelles, dans un vieux château perdu à la lisière des bois, lui souriait médiocrement. Néanmoins il s’était promis de ne pas se laisser dominer par des considérations matérielles ; il mettait son amour-propre à paraître complètement désintéressé, et il fit contre fortune bon cœur.

— Chère Adrienne, répondit-il, je tiens pour sage et excellent tout ce que vous déciderez, et je vivrai heureux partout où nous serons ensemble.

Elle le fit asseoir sur le divan et se blottit près de lui, les mains dans ses mains.

— Parlons d’autre chose, murmura-t-elle, parlons de vous !… Êtes-vous content de votre voyage ? qu’a dit votre famille en apprenant vos projets ?

— Ma famille a été enchantée… ma mère a dû vous écrire ; elle a pleuré de joie et elle regrette que sa mauvaise santé ne lui permette pas de venir vous embrasser.

— Ainsi on ne vous a fait aucune objection ?

— Aucune.

— On n’a pas trouvé choquant que vous épousiez une femme plus âgée que vous ?… car je suis vieille, mon ami, et il me semble que cette quinzaine m’a encore vieillie.

En même temps elle le regardait droit dans les yeux, souhaitant et redoutant à la fois de deviner ce qu’il pensait intérieurement de cet aveu hasardé avec une arrière-pensée de coquetterie… Pour fuir ce regard trop chercheur, Francis prit la tête d’Adrienne et lui baisa les cheveux. — Je vous aime ! dit-il, et je vous trouve charmante.

— Et, reprit-elle en se débarrassant lentement de cette embrassade amoureuse, leur avez-vous avoué que non-seulement j’étais une vieille femme, mais que je vous apportais en dot une grande fille ?… Et quelle fille !… Au fait, vous allez la voir : elle est arrivée d’hier et je crois qu’elle est là-haut… Je vais vous l’amener.

Elle s’élança vers l’antichambre et appela : — Denise ! — Au sommet de l’escalier, une voix aigrelette répondit : — Me voici ! — Et Francis entendit la jeune fille qui dévalait comme un tourbillon du haut des marches.

Il tournait le dos à la porte et regardait le jardin, tout en écoutant, dans le vestibule, les propos échangés entre Mme Lebreton et sa fille adoptive :

— Comme te voilà fagotée !… Tu as donc couru dans les ronces pour mettre ta robe dans cet état ?… Viens que j’arrange un peu tes cheveux ; tu as l’air d’un chat fâché… Je vais te présenter à un monsieur qui sera dans quelques jours mon mari… Tâche d’être convenable !

Pommeret crut comprendre que l’indocile créature regimbait silencieusement à cette présentation, car Mme Adrienne répétait avec une nuance d’humeur :

— C’est bon ! c’est bon !… Allons, viens ! ne fais pas la sotte !

Elle finit par pousser dans le petit salon la rebelle Denise, qui s’avançait en rechignant.

— Voici ma Sauvageonne, reprit Adrienne en entraînant la jeune fille vers Francis, toujours debout contre la porte-fenêtre. — Denise, donne la main à M. Pommeret, qui sera, lui aussi, ton père adoptif.

Francis se retourna brusquement vers Denise, qui poussa un cri :

— Vous ! comment c’est vous ? s’exclama-t-elle furieuse.

Elle était devenue cramoisie et ses grands yeux s’ouvraient démesurément.

— Mon Dieu, oui, répliqua ironiquement le garde-général. Est-ce que cela vous fâche, que je ne sois pas aussi vieux que vous le pensiez ?

— Vous vous êtes moqué de moi, je vous déteste ! cria Denise ; — et, lâchant la main d’Adrienne, elle alla se jeter avec un emportement farouche sur le divan, enfouit son visage dans les coussins, et se mit à fondre en larmes.

— Eh bien ! qu’a donc cette petite ? demanda Mme Lebreton, en se tournant d’un air ébahi vers Francis.

— Ce n’est rien, répondit-il… Mlle Denise et moi, nous nous sommes déjà rencontrés tout à l’heure : elle, au haut d’un arbre, moi, dans le chemin… Elle m’en veut sans doute de ce que je lui ai caché mon nom… Elle croquait des pommes vertes de si bon cœur, que j’aurais été désolé de troubler son déjeuner par une nouvelle désagréable…

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