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Sauvageonne

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IV

La petite église était pleine de fraîcheur et d’ombre, malgré le rutilant soleil caniculaire qui chauffait la place et la rue des Fermiers, où les toits en auvent découpaient une mince bande d’ombre bleue en avant des façades. L’humidité avait mis çà et là des taches de moisissure verte sur les murs de la nef blanchis à la chaux ; et les dalles disjointes du pavé, récemment arrosé par la femme du sacristain, exhalaient une odeur de terre mouillée. Dans le coin le plus obscur, en face de l’autel de la Vierge, se dressait la triple ogive du confessionnal de M. le curé Cartier. Autour, quatre ou cinq dévotes, les unes sur des chaises, les autres agenouillées sur la marche de l’autel, priaient, la tête dans les mains. De la place où elles étaient, on pouvait voir obliquement le maître-autel, où une jeune fille époussetait les vases de fleurs artificielles ; les tableaux du chemin de croix accrochés aux piliers ; les rangées de bancs de chêne noirci ; et, tout au fond, près du bénitier, le porche ouvert et cintré, dont la baie ensoleillée était coupée verticalement par les deux cordes tombant du clocher. Un pieux silence régnait sous la nef, interrompu seulement par un bruit de chaises dérangées avec précaution, ou par la toux discrète d’une des prieuses de la chapelle.

Une femme sortit du confessionnal avec la démarche contrite et soulagée d’une personne qui vient de nettoyer sa conscience, et alla se prosterner devant l’autel. Mme Lebreton avait posé son paroissien sur le dossier de sa chaise, elle s’était levée et pénétrait à son tour dans l’un des compartiments de chêne bruni. Elle s’agenouilla sur le marchepied, les mains jointes, appuyées à la tablette vermoulue, la tête légèrement inclinée de manière à ne pas regarder le confesseur en face. Quelques secondes après, la planchette qui masquait le vasistas treillissé glissa sur ses rainures ; et Mme Adrienne distingua dans l’ombre les deux yeux perçants du curé, ainsi qu’un bout de surplis blanc.

Elle se signa : — Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché.

Le curé, qui, d’un coup d’œil, avait reconnu à quelle pénitente il avait affaire, s’assujettit sur son siège, poussa un soupir, dégagea ses mains des larges manches de son surplis, puis se recueillit pendant que la veuve balbutiait très bas : « Je confesse à Dieu tout-puissant, à la bienheureuse Marie toujours vierge, et à vous, mon père, que j’ai beaucoup péché par pensées, par paroles et par actions… » Puis, d’une voix sourde mais nette, elle commença l’aveu de ses fautes : — négligences, murmures, distractions pendant l’office, mouvements de colère ou de coquetterie, lectures profanes, pensées légères ; tout le menu détail des péchés d’habitude qu’une femme bien élevée peut commettre ; — puis elle s’arrêta.

— Est-ce tout ? murmura le prêtre d’une voix âpre.

— Je crois que oui, mon père… Je m’accuse de tous ces péchés et de ceux que j’ai pu oublier ; j’en demande pardon à Dieu, et à vous, mon père, la pénitence et l’absolution, si vous m’en jugez digne…

Le curé s’agitait sur son siège : il reprit de sa voix rude, en dardant sur sa pénitente ses yeux renfoncés, qui luisaient comme les prunelles d’un chat au fond d’une cave :

— Êtes-vous bien sûre de m’avoir révélé toutes les infirmités de votre cœur ? N’avez-vous point omis volontairement des fautes qui vous paraissent vénielles, mais qui, aux yeux de Dieu, sont mortellement graves ?… Vous vous êtes accusée tout à l’heure de pensées et de désirs imprudents… A quelle occasion et de quelle façon vous sont-ils venus ?

Mme Adrienne baissa la tête, rougit et balbutia.

— Il ne faut pas, insista sévèrement le prêtre, qu’une fausse honte vous empêche de confesser tous vos péchés. N’oubliez pas que vous êtes au tribunal de la pénitence ; que vous devez découvrir à votre juge toutes les plaies de votre âme, lui en révéler les causes avec leurs circonstances aggravantes, sans rien déguiser ni diminuer… Si un coupable respect humain vous arrête, je vais vous questionner et vous me répondrez.

Elle demeurait la tête courbée, attendant avec inquiétude ce terrible interrogatoire. Le curé soupira profondément, puis, d’une voix prudemment assourdie :

— Vous recevez depuis quelque temps une personne dont la fréquentation est pleine de périls…

Elle releva vivement les yeux et regarda le prêtre d’un air effarouché.

— Vous savez, continua-t-il, de qui je veux parler ?

Elle tressaillit, puis d’une voix timide :

— Mais, objecta-t-elle, je reçois celui auquel vous faites sans doute allusion comme j’ai reçu son prédécesseur.

— Ce n’est pas la même chose… Le prédécesseur de cette personne était un homme âgé, d’une piété fervente, tandis que le nouveau venu est jeune, beaucoup trop jeune pour que ses assiduités ne soient pas un danger.

— Un danger… pour qui ? murmura-t-elle en regimbant.

— D’abord pour l’enfant que vous avez adoptée, et qui va revenir aux vacances, et aussi pour vous.

— Pour moi !… Mon père, la personne dont vous parlez ne s’est jamais départie envers moi de la réserve et du respect d’un homme bien élevé. Je n’aurais pas souffert, d’ailleurs…

— Je vous répète, interrompit le prêtre avec irritation, que ses visites sont un péril pour votre âme… La chair est faible, et vous n’êtes pas d’un âge qui vous mette à l’abri des désirs coupables.

— Mon père !

— Oserez-vous nier que les regards de ce jeune homme ne se portent constamment sur vous avec une expression de détestable concupiscence ?… Je l’ai remarqué, moi, prêtre ; j’en ai été scandalisé, et d’autres l’ont été comme moi.

Elle restait muette et comme abîmée dans sa confusion.

— Or, poursuivit-il, du moment qu’il y a scandale, c’est à vous de le faire cesser. « Malheur, dit l’Ecriture, à celui par qui le scandale arrive ! » Vous vous croyez aujourd’hui à l’abri des tentations de l’esprit malin ; c’est de l’orgueil pur… L’abîme attire l’abîme, et je vous dis que cet homme vous aime d’un amour illicite…

Il respira bruyamment, puis ajouta avec un accent d’autorité :

— Il faut cesser de le voir, il faut le fuir pour le salut de votre âme, pour votre réputation, pour le monde… C’est la pénitence que je vous impose. Réfléchissez à ce que je vous ai dit et revenez dans huit jours à ce saint tribunal… En ce moment je ne puis vous donner l’absolution… Achevez votre : « Je me confesse à Dieu. »

Et, tandis que, visiblement troublée, elle se frappait la poitrine en murmurant : « C’est ma faute, ma très grande faute ! » le curé marmotta la formule de la bénédiction, puis, relevant vers elle son regard perçant :

— Allez en paix ! fit-il ; et la cloison mobile, glissant sur les rainures, se referma brusquement.

Mme Lebreton sortit, toute rouge, du confessionnal. Elle était si remuée par les paroles du prêtre, et si en désarroi, qu’elle oublia de faire sa prière à la Vierge, et, traversant rapidement la nef, elle se trouva soudain sur la place, dont la pleine lumière l’éblouit. Elle ouvrit son ombrelle, autant pour accoutumer ses yeux à ce flamboiement du soleil de juillet que pour dérober sa figure bouleversée aux yeux curieux des dames de la poste, sans cesse embusquées derrière leurs rideaux entre-bâillés. Elle s’achemina lentement vers la Mancienne. Au sortir de la glaciale humidité de l’église, la chaleur de cette journée d’été lui faisait du bien. Le soleil, déjà oblique, allongeait les ombres des tilleuls de la promenade d’Entre-deux-Eaux, et un frisson d’or courait à la surface de la rivière sautillante. Mme Adrienne fermait les yeux, et, dans son cerveau engourdi, une seule pensée revenait avec la ténacité d’une obsession. Elle se répétait mentalement cette parole du curé : « Je vous dis que ce jeune homme vous aime ! » — Elle poussa distraitement la petite porte grillée de la Mancienne, traversa la cour, la tête penchée, les sourcils rapprochés, et elle allait monter chez elle quand, au milieu du vestibule, sa femme de chambre lui chuchota avec une nuance de discrétion affectée :

— Pardon, madame, M. Pommeret est dans le petit salon.

Elle tressaillit comme une personne qu’on éveille en sursaut.

— Pourquoi, murmura-t-elle d’une voix brève, ne lui avoir pas dit que j’étais sortie ?

— Madame avait annoncé qu’elle rentrerait vers cinq heures, et j’ai cru bien faire en priant M. Pommeret d’attendre…

— C’est bien !… Prenez tout cela.

Elle se débarrassa vivement de son mantelet, de son paroissien et de son chapeau ; puis, le cœur battant, les cheveux un peu en désordre, elle entra dans la pièce où on avait introduit le garde-général.

Ce petit salon, meublé d’un corps de bibliothèque de chiffonniers, de tables à ouvrage et de sièges bas et confortables, était le séjour préféré d’Adrienne ; elle y travaillait et y recevait ses visiteurs pendant la semaine. — A cause de la grande ardeur du soleil, les persiennes avaient été fermées et le store baissé, de sorte qu’une demi-obscurité régnait dans cette pièce haute de plafond, qu’une jardinière garnie de fuchsias égayait de sa profusion de clochettes rouges et de verdures tombantes.

Le garde-général, tournant le dos à l’entrée, debout près du divan, feuilletait un journal illustré. Au bruit que fit le battant de la porte il se retourna et aperçut Mme Adrienne qui s’avançait, sérieuse et les sourcils froncés.

— Pardon, monsieur, commença-t-elle d’une voix dont elle essayait en vain de dissimuler le tremblement, j’étais sortie… Je regrette qu’on ne vous l’ait pas dit et qu’on vous ait fait ainsi perdre votre temps.

— On m’avait prévenu, madame, répliqua Francis en s’inclinant, mais on avait ajouté que vous étiez à l’église et que vous en reviendriez bientôt… Je me suis permis de vous attendre… Ce n’est pas du temps perdu.

— C’est du temps mal employé, en tout cas, répondit-elle sèchement et en tirant ses gants avec un geste d’impatience.

Francis Pommeret la considérait avec étonnement.

— Qu’a-t-elle donc aujourd’hui ? se demanda-t-il.

Il songea tout à coup à cette station à l’église.

— Ah ! pensa-t-il, tout s’explique : elle aura vu le curé et il l’aura montée contre moi…

— Ai-je été indiscret ? reprit-il en la regardant fixement.

— Il n’y a pas eu indiscrétion de votre part, puisque Zélie a cru devoir vous engager à m’attendre… Seulement, ajouta-t-elle en rougissant faiblement, une autre fois je vous prie de ne pas agir aussi contrairement à nos usages… Ici, on épilogue sur tout, et il est inutile de faire causer les gens.

Elle disait cela d’un ton bref, saccadé, sans lever les yeux sur lui, la tête à demi tournée vers la jardinière, et les doigts occupés à fourrager machinalement dans les retombées des grappes rouges.

— Je ne m’étais pas trompé, songeait Francis, il y a du curé là-dessous… Ah ! monsieur l’abbé, vous me tirez dans les jambes ! eh bien ! à bon chat bon rat ! nous verrons qui aura le dernier !

Il fit quelques pas de côté, de manière à se trouver en face de Mme Adrienne, et, lui lançant son regard le plus doucement câlin :

— Madame, murmura-t-il, vous m’avez traité jusqu’à présent avec trop d’indulgence pour que vous vous refusiez aujourd’hui à m’expliquer la cause de votre brusque sévérité… Je vous supplie de me répondre franchement : avouez qu’on vous a excitée contre moi.

Elle rougit de nouveau.

— Eh bien ! oui, répliqua-t-elle, je n’ai pas l’habitude de garder les choses que j’ai sur le cœur, et j’aime mieux vous les dire… Oui, on trouve que vos visites à la Mancienne sont trop fréquentes. On m’a fait sentir que j’avais tort de vous recevoir aussi intimement, et que, dans ma position, votre présence ici était compromettante… Pour ma part, je n’y avais vu aucun inconvénient, et je vous rends cette justice que vous n’avez jamais donné le moindre prétexte à de pareilles accusations… Mais vous savez ce que c’est qu’un village, et combien l’opinion publique y est malveillante.

— Oui, dit Francis amèrement, je m’imagine qu’on n’a pas dû être tendre à mon égard… Mais à vous, madame, que peut-on reprocher ?

— On me reproche de vous avoir ouvert ma porte trop facilement… Oh ! croyez bien, monsieur, continua-t-elle en joignant les mains et en levant vers lui ses yeux humides, croyez bien qu’il m’est pénible de vous répéter de pareilles choses et que je regrette profondément ce qui arrive !

— Adieu, madame, répondit-il froidement en prenant son chapeau ; il ne me reste plus qu’à vous demander pardon des ennuis que je vous ai causés et à vous remercier des bontés que vous avez eues pour un étranger…

Il accompagna ces paroles d’un long regard attristé.

— Adieu ! fit-il encore en s’inclinant et en se dirigeant lentement vers la porte.

Elle songea qu’il s’en allait froissé et humilié, qu’il ne reviendrait plus à la Mancienne, que tout serait fini entre eux… Son cœur se serra, et, l’amour triomphant de sa prudence, elle le rappela :

— Monsieur Pommeret, s’exclama-t-elle, je ne veux pas que nous nous quittions fâchés… Ne partez pas ainsi !

Il s’arrêta.

— Vous m’en voulez de vous avoir parlé aussi franchement ? reprit-elle d’une voix singulièrement amollie.

— Non, madame.

— Alors pourquoi me quittez-vous si brusquement ?

— Parce que, du moment où nous ne devons plus nous voir, une brusque séparation est le parti le plus sage… le moins cruel… pour moi, du moins.

Elle avait détourné la tête et fixait obstinément les yeux sur les fleurs du store :

— Vous dites cela, continua-t-elle, avec une amertume qui me prouve combien je vous ai irrité.

— Je ne suis irrité que contre les gens dont les commérages vous ont causé tout cet ennui.

— Oui, c’est odieux ! murmura-t-elle en se tordant nerveusement les mains ; oui, il y a des gens qui ont l’esprit si méchant qu’ils voient le mal dans tout !… Si on les écoutait, on finirait par croire à des choses auxquelles on n’avait jamais pensé.

Francis avait de nouveau posé son chapeau sur un guéridon et il se rapprochait peu à peu de Mme Adrienne.

— On m’a donc bien noirci dans votre esprit ? demanda-t-il d’une voix insinuante.

Elle haussait les épaules et gardait le silence.

— De quel crime m’accuse-t-on ?

— Il ne s’agit pas d’un crime… N’insistez pas… Je rougirais de vous répéter les absurdités qu’on a imaginées.

— Je désire pourtant que vous me les répétiez, poursuivit-il en dardant vers Mme Lebreton un regard très tendre qui la troubla délicieusement ; un accusé a le droit de connaître les méfaits qu’on lui reproche.

— Non, je ne peux pas ! balbutia-t-elle.

— Laissez-moi au moins essayer de les deviner… On incrimine mes visites à la Mancienne ?

— C’est vrai.

— Et on ajoute qu’elles sont compromettantes, parce que j’ai trop de plaisir à vous voir… parce que je vous aime ?

Elle fit signe que oui, et, sa confusion augmentant, elle s’assit à l’extrémité du divan et se couvrit les yeux avec l’une de ses mains.

— Eh bien ! on a raison ! s’écria-t-il, et c’est l’exacte vérité… Je vous aime !

Elle restait immobile, confuse, étourdie. Cet aveu d’amour, — le premier qu’on lui eût adressé, — l’effrayait à la fois et l’enivrait. Elle l’écoutait comme une musique étrange et suave ; elle n’osait remuer, comme si elle eût craint, au moindre mouvement, de faire envoler cette sensation nouvelle, qu’elle savourait avec la volupté inquiète particulière aux joies défendues.

— Oui, continua-t-il en se penchant vers elle, je vous aime !… Et vous l’auriez toujours ignoré, si d’autres, plus clairvoyants que vous, ne s’en étaient aperçus.

Involontairement, elle fit un signe de tête. Etait-ce pour affirmer sa complète ignorance ou, au contraire, pour insinuer qu’elle avait tout deviné bien avant les autres ?… Ce fut dans ce dernier sens que Francis Pommeret interpréta ce geste mystérieux, car, avec une hardiesse qui démentait l’humilité de ses paroles, il s’assit près d’elle.

— Quoi ! vous le saviez ? s’écria-t-il.

Elle ne pouvait parler ; les mots s’arrêtaient dans sa gorge sèche. Pour toute réponse elle joignit ses deux mains avec une expression suppliante, comme pour lui demander de ne pas la questionner davantage. Ce mouvement laissa à découvert son visage, et, dans ses yeux profonds, Francis vit rouler deux larmes qui ne tombèrent pas, mais qui disparurent dévorées par la flamme des regards et par la chaleur des joues couvertes de rougeur.

— Vous le saviez ? répéta-t-il, et je vous fais pleurer !… Ah ! laissez-moi vous demander pardon de tout le chagrin que je vous cause.

La vue de ces yeux brillants et humides, de ces joues brûlantes lui faisait perdre le sang-froid à son tour. Il s’était agenouillé devant Mme Adrienne, et, malgré une muette résistance, il avait dénoué les mains de la jeune femme et les serrait dans les siennes.

Maintenant le péril du tête-à-tête se compliquait de sensations plus aiguës et plus troublantes. La pression des mains étroitement serrées, le frôlement de cette robe de dévote, le contact des genoux d’Adrienne, tout cela formait un ensemble de séductions irrésistibles pour un jeune homme rendu plus entreprenant par six mois de sagesse. Mme Lebreton lui semblait plus charmante encore que le jour de leur promenade au clair de lune, et il en était positivement amoureux. Quant à elle, jamais elle n’avait éprouvé ce qu’elle ressentait en ce moment. Cette brusque explosion d’amour la prenait au dépourvu ; toute neuve à de pareilles émotions, elle restait désarmée et prise de vertige. La lourdeur endormante produite par l’atmosphère de cette chaude après-midi de juillet la rendait plus faible encore. — Un silence profond régnait dans la petite pièce hermétiquement close ; derrière les persiennes et le store, on devinait, à une vague réverbération dorée, la violence du soleil du dehors, baignant de sa clarté implacable le jardin aux fleurs à demi pâmées. Entre la vitre et la mousseline du rideau, une mouche emprisonnée bourdonnait, se taisait et bourdonnait de nouveau. Et à travers ce silence, Francis, toujours agenouillé et de plus en plus grisé, jetait de brèves paroles, décousues, à peine articulées, comme un refrain toujours pareil et toujours délicieux :

— Je vous aime !… Vous êtes ma seule préoccupation… ma seule adoration !

Elle écoutait, les yeux fermés, ces mots d’amour dont les syllabes caressantes coulaient comme un philtre dans ses oreilles, vierges encore d’une pareille musique. Elle se laissait bercer et endormir par cette tendre litanie, et ses lèvres, devenues lourdes, ne s’ouvraient que pour murmurer, comme dans un rêve, de vaines et craintives supplications.

— Prenez garde !… Relevez-vous, je vous en prie… Si l’on venait !

Il n’y avait dans ces protestations rien qui fût de nature à refroidir l’élan de Francis ; au contraire, il y trouvait presque une autorisation tacite à pousser plus avant. Maintenant il couvrait de baisers les mains qu’il tenait toujours prisonnières et il répétait :

— Je n’ai jamais aimé que vous !

— Ne vous moquez pas de moi ! murmura-t-elle en se réveillant à demi, soyez raisonnable… ne restez pas à genoux !

Il se releva en effet, mais ce fut pour s’asseoir tout contre Mme Lebreton, et, à un mouvement effarouché qu’elle fit, il la prit dans ses bras. Elle fut si abasourdie de cette nouvelle hardiesse qu’elle se défendit à peine. Elle avait refermé les yeux, et derrière ses paupières closes, elle entrevoyait, comme dans un lointain confus, la boiserie sombre du confessionnal, elle entendait vaguement la voix du curé irrité lui disant : — Ce jeune homme vous aime ! — Et c’était bien vrai, il l’aimait, et il était là qui le lui chuchotait tout bas contre l’oreille.

— Ah ! balbutia-t-elle, c’est mal ! c’est mal !… Pourquoi vous ai-je connu ?

— Laissez-moi ! ajouta-t-elle avec un long frémissement de tout le corps et en s’arrachant à l’étreinte du garde-général.

Au moment où elle se débattait et reprenait possession d’elle-même, on frappa discrètement deux coups à la porte du petit salon. Francis s’était instinctivement reculé, et Mme Lebreton s’était levée…

— Entrez ! dit-elle d’une voix sourde.

C’était Zélie, la femme de chambre, dont la figure discrète et un peu hypocrite s’encadra dans l’entre-bâillement de la porte.

— Pourquoi avez-vous frappé ? demanda avec irritation Mme Adrienne, dont l’orgueil s’était soudain exaspéré à la pensée de cette précaution inusitée et injurieuse… Ne pouviez-vous entrer tout simplement comme d’habitude ?

— Je venais annoncer à madame que le dîner était servi, et je croyais, je craignais…

— Cela suffit !… Une autre fois dispensez-vous de ces excès de zèle…

Et, comme pour prouver qu’elle était au-dessus de pareilles suppositions, elle ajouta en se tournant à demi vers Francis :

— Mettez un second couvert ; M. Pommeret dîne avec moi.

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