Sauvageonne
V
Les premières semaines d’août avaient été très orageuses ; la pluie était tombée en abondance, et les jardins de la Mancienne en étaient encore tout ruisselants. L’Aubette, brusquement grossie, ayant changé en torrents les cascatelles du parc, les pelouses gardaient les traces limoneuses de ce soudain débordement. L’ouragan avait endommagé les arbres ; des jonchées de brindilles et de feuilles vertes couvraient la surface de la pièce d’eau, et les rosiers, courbés au ras du sol, laissaient traîner dans le sable leurs touffes de roses épanouies. — Nu-tête, les jupes relevées au-dessus de la cheville, Mme Lebreton visitait les plates-bandes mouillées, constatant les dégâts, promenant ses mains protégées par de vieux gants dans les trochées terreuses, relevant ici une tige couchée, donnant plus loin un coup de sécateur. Elle avait coupé, chemin faisant, deux œillets rouges et les avait attachés à son corsage. Sa démarche avait quelque chose de plus léger et de plus allègre que de coutume. Ses yeux bruns scintillaient, ses joues mates s’étaient nuancées de rose. De même que l’orage avait rafraîchi l’air et la verdure, on eût dit qu’il avait donné à Mme Adrienne un revif de jeunesse et d’épanouissement. Tandis qu’elle visitait ses massifs effondrés et ses parterres défoncés, elle entendit le sable crier sous un pas lent et mesuré ; elle tourna la tête et aperçut l’abbé Cartier à l’extrémité d’une allée.
Le long corps émacié du prêtre s’enlevait en noir sur la verdure ; la pleine lumière semblait augmenter encore sa maigreur austère et sa physionomie ascétique. Mme Lebreton, qui ne l’avait pas revu depuis l’après-midi du confessionnal, c’est-à-dire depuis près de trois semaines, ne put dissimuler son embarras. La rougeur de ses joues s’accentua, pendant que le curé, ramenant les plis de sa soutane flottante et soulevant son tricorne, l’abordait avec un salut cérémonieux et compassé.
— Bonjour, monsieur le curé, murmura-t-elle d’une voix un peu émue, comment vous portez-vous ?
— Pardonnez-moi de vous déranger si matin, madame, dit-il sans répondre à sa question, je fais la quête mensuelle pour mes pauvres et je n’ai pas cru devoir passer devant la Mancienne sans vous demander votre offrande.
— Vous avez eu raison, monsieur le curé, et c’est à moi de m’excuser de vous recevoir dans ce négligé… Vous me surprenez en costume de jardinière.
Le curé jeta un regard oblique sur le cou nu de la veuve, sur l’échancrure du corsage empourpré par les œillets rouges, puis il baissa les yeux d’un air choqué, et ses lèvres minces se pincèrent encore plus que d’habitude.
Joubert dit quelque part que « les parfums cachés et les amours secrets se trahissent. » Il se dégageait de la personne d’Adrienne Lebreton une odeur d’amour et de voluptueuse satisfaction qui fut pour le prêtre une révélation soudaine et qui lui fit éprouver un intime frémissement de pieux dégoût et de sainte colère.
— Voulez-vous avoir la bonté de me suivre, reprit-elle en dénouant les tirettes de sa robe, dont les plis retombèrent modestement sur ses pieds ; je vous remettrai mon offrande…
Le curé emboîta le pas silencieusement derrière elle, en gardant toujours sa mine renfrognée. Quand ils furent dans le petit salon, elle ouvrit le tiroir d’un chiffonnier, y prit deux louis, et les déposa dans la main osseuse du doyen.
— Voici pour vos pauvres, monsieur le curé, dit-elle en s’inclinant.
L’amour heureux rend les cœurs plus charitables et les mains plus donnantes ; l’aumône était deux fois plus importante que d’ordinaire, mais ce gâteau inespéré n’eut pas le don d’adoucir Cerbère. Sans quitter son air maussade, M. le curé empocha la généreuse offrande de la veuve et se contenta de remercier du bout des lèvres.
— J’ai regretté, continua Mme Lebreton, que vos occupations ne vous aient pas permis de venir dîner dimanche dernier à la Mancienne… Du reste, je n’ai pas eu de chance cette fois ; il m’a manqué encore d’autres convives : les dames de la poste, ainsi que le notaire et sa femme.
Le curé prit l’air étonné d’un homme qui ignore ce qui se passe dans sa paroisse.
— En vérité !… Ces dames étaient-elles absentes d’Auberive ?
— Non ; les demoiselles Chesnel étaient retenues par un travail urgent, et Mme Bouchenot était souffrante… Mais vous, monsieur le curé, vous n’étiez ni absent, ni malade… Pourquoi m’avoir fait faux-bond ?
— Excusez-moi, madame, murmura-t-il en pinçant les lèvres, et permettez que je garde pour moi les raisons de mon abstention.
Mme Adrienne avait redressé brusquement la tête.
— Vos raisons, répliqua-t-elle en essayant de sourire, sont donc bien mauvaises, monsieur le curé, pour que vous craigniez de me les dire ?
Il salua cérémonieusement :
— Je les crois bonnes, mais je vous en prie, madame, n’insistez pas… Laissez-moi conserver avec vous une réserve dont je ne me suis pas départi depuis notre dernière entrevue.
En entendant ces paroles entortillées, Mme Lebreton pâlit.
— J’insiste, au contraire, reprit-elle d’un ton bref, et je vous supplie de vous expliquer, monsieur le curé ; j’aime les situations nettes.
L’abbé Cartier poussa un soupir sifflant et contristé.
— Vous le voulez, madame ? Eh bien ! soit.
Il continua d’une voix assourdie :
— Lorsque j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec vous pour la dernière fois, je ne vous ai pas épargné certains conseils dictés par une sage circonspection… Vous avez cru devoir les dédaigner… Voyant mon autorité pastorale méconnue, il ne me restait plus qu’une chose à faire : m’abstenir… En m’asseyant de nouveau à votre table, j’aurais eu l’air d’autoriser par ma présence des choses que je déplore, et j’aurais scandalisé mes paroissiens, qui le sont déjà assez par le spectacle de ce qui se passe…
— Que se passe-t-il donc et de quel scandale parlez-vous ? s’écria Adrienne.
— Vous le demandez, madame ?… Me sied-il bien à moi, prêtre, de vous répéter les propos qui courent le pays ?
— Oui, je le désire… Vous vous êtes trop avancé pour ne point aller jusqu’au bout… Que dit-on, s’il vous plaît ?
— On dit que M. Pommeret vient ici très souvent, non seulement en plein jour, mais le soir…
— C’est vrai, M. Pommeret passe quelques-unes de ses soirées à la Mancienne… Quel mal y voit-on ?
— Si le mal n’existe pas, et je l’espère, poursuivit le curé en baissant les yeux, pourquoi ce jeune homme, au lieu de sortir comme tout le monde par la grille, s’échappe-t-il à la nuit close par la petite porte du parc ?
— Mais c’est un véritable interrogatoire ! s’exclama Adrienne avec un rire nerveux. Continuez, je vous en prie.
— Excusez-moi, il y a des choses que ma bouche ne doit pas répéter.
— Vous pouvez les répéter, dit-elle d’un ton hautain, puisque je consens à les entendre.
— On ne se cache que pour mal faire, ajouta le prêtre sévèrement.
— Pourquoi me cacherais-je ?… Ne suis-je pas veuve et libre de ma personne ?
— On n’est jamais libre de braver l’opinion publique… Savez-vous ce que crient tout haut nos paysans ? « Quand on est riche, on se croit tout permis ! » Voilà ce qu’ils disent, et si, par politique ou par intérêt, certaines personnes persistent à vous faire bon visage, croyez bien qu’elles se dédommagent lorsqu’elles sont hors de votre présence…
— Pardon ! les bonnes âmes qui s’occupent de moi, et vous-même, monsieur le curé, vous oubliez une chose : c’est que je suis veuve, je vous le répète, et que je puis avoir le désir légitime de changer de condition… Depuis quand considère-t-on comme un scandale de voir une veuve encore jeune songer à un second mariage ?
La bouche du prêtre se plissa et un sourire sardonique erra sur ses lèvres.
— Ah ! dit-il, du moment que vous croyez à des intentions de mariage de la part de M. Pommeret !…
— Et quelles intentions voulez-vous donc qu’ait un homme loyal et bien élevé à l’égard d’une femme qu’il aime ? s’écria Mme Lebreton devenant cramoisie.
— Me préserve le ciel de porter un jugement téméraire ! soupira le curé en secouant la tête, mais j’ai une médiocre confiance dans les intentions des jeunes gens sans principes.
— Monsieur le curé, vos préventions vous font dépasser la mesure, répondit sèchement Adrienne. Elles sont aussi injurieuses pour moi que pour M. Pommeret… Me croyez-vous femme à recevoir intimement un homme que je ne considérerais pas comme mon futur mari ?
— Admettons que cela finisse par un mariage, riposta le prêtre d’un ton amer, ce sera encore tant pis.
— Pourquoi tant pis ?
— Ce jeune homme a dix ans de moins que vous, insinua-t-il avec malveillance.
— Qu’importe, s’il m’aime telle que je suis ?
— Il est vrai qu’il est sans fortune, ajouta le curé en ricanant.
— Monsieur ! protesta Mme Lebreton indignée, j’aime M. Pommeret et j’ai confiance en lui.
— Et cette enfant que vous aviez adoptée, la sacrifierez-vous aussi à vos nouveaux projets ?
— Denise vivra avec nous, et M. Pommeret lui servira de père.
— Un père bien jeune ! objecta méchamment l’abbé Cartier. — Enfin, reprit-il en rajustant sa ceinture qui glissait sur ses maigres hanches, je souhaite que tout ceci tourne aussi bien que vous le désirez, madame !… Quand dois-je publier vos bans ?
A cette question brusquement posée, Adrienne rougit et resta un moment silencieuse. Les petits yeux renfoncés du prêtre étaient fixés sur elle, et l’embarras de Mme Lebreton n’échappait pas au perspicace abbé Cartier. Il devina qu’elle s’était vantée en annonçant comme certaines les intentions matrimoniales du jeune Pommeret.
— Ah ! ah ! ce beau mariage n’est pas aussi avancé qu’on essayait de me le faire croire ! songea-t-il en jouissant du trouble où il avait jeté son interlocutrice.
— Rien ne presse encore, murmura-t-elle… Je vous ferai prévenir quand l’époque sera fixée.
— Le plus tôt sera le mieux ! reprit-il. Je suis votre serviteur, madame.
Il la salua et se retira, laissant Mme Adrienne toute contristée et pensive. Le soleil avait beau illuminer le jardin, elle voyait tout en noir maintenant, et les paroles du prêtre lui avaient assombri le reste de sa journée.
C’est dans cet état de songerie anxieuse que Francis Pommeret la trouva, lorsqu’à la tombée de la nuit il arriva à la Mancienne.
Ainsi que l’avait insinué le curé, il y passait maintenant presque toutes ses soirées. De temps à autre, il y entrait ostensiblement, au grand jour, comme quelqu’un qui va rendre une visite ; le plus souvent il s’y glissait à la nuit close, après avoir fait un long détour par le chemin de la Grand’Combe. Il s’introduisait alors par la petite porte du parc, entre-bâillée juste à point pour lui livrer passage. Il croyait ainsi dépister l’attention du village, et il se figurait naïvement que personne ne se doutait de son manège. Les amoureux sont pleins de ces illusions enfantines ; ils sont persuadés que, pour n’être pas vus, il leur suffit d’avoir la bonne intention de ne pas se laisser voir. Ces subterfuges d’autruche qui s’imagine être invisible parce qu’elle enfouit sa tête dans un buisson, ne trompaient plus personne à Auberive. Chaque soir, le garde-général était épié secrètement. On savait exactement l’heure à laquelle il entrait à la Mancienne, le temps qu’il y passait, le chemin qu’il prenait pour en sortir ; et le curé n’avait rien exagéré en affirmant que l’imprudente conduite des deux amoureux commençait à exciter une sourde indignation chez les petites gens comme chez les notables du bourg.
A la lueur de la lampe posée dans un coin du salon, Francis Pommeret remarqua bien vite les sourcils froncés d’Adrienne et l’expression de tristesse répandue sur sa physionomie.
— Qu’avez-vous ? lui demanda-t-il en l’attirant près de lui.
Il lui avait pris les mains et la regardait tendrement en face.
— J’ai reçu la visite du curé, répondit-elle, et il m’a dit des choses qui ont teint mes idées en noir.
— Je n’aime pas cet homme, s’écria Francis ; il est haineux et rancunier comme tous les gens bilieux… Sa bile malfaisante s’extravase jusque dans ses moindres paroles… Qu’a-t-il encore inventé pour vous mettre l’âme à l’envers ?
— Il n’a rien inventé, malheureusement !… Il s’est contenté d’appuyer durement le doigt sur la plaie, en me rapportant tout le mal qu’on pense de moi et en me reprochant d’être un objet de scandale pour sa paroisse.
— L’abbé Cartier prend ses désirs pour des réalités… Il cherche à vous éloigner de moi, parce qu’il devine que je vous aime.
— Il n’a pas eu grand’peine à le deviner, reprit Mme Adrienne avec un sourire attristé, car je le lui ai moi-même déclaré.
— Quelle imprudence ! s’exclama le garde-général ; il va le répéter dans toutes les maisons d’Auberive !
— Il n’aura pas besoin de le répéter, poursuivit-elle en secouant la tête, tout le village sait déjà à quoi s’en tenir sur notre compte… Je ne suis ni sourde ni aveugle, et je remarque bien que les gens d’ici ne sont plus les mêmes pour moi. Rien ne m’échappe, ni la froideur réservée de mes anciennes relations, ni les regards sournois et les chuchotements des paysans quand je passe dans les rues, ni les précautions injurieusement discrètes de mes domestiques… On me juge, on me juge sévèrement, et je l’ai mérité… La malignité publique ne se marque pas encore ouvertement, parce qu’ici la population est timide, mais il ne faut qu’une circonstance malheureuse pour tout faire éclater… Je ne vous reproche rien, mon ami, ajouta-t-elle en voyant la figure de Francis se rembrunir, je ne regrette rien !… Même dans cette situation tristement fausse, je me trouve heureuse de vous avoir connu… Mais je ne voudrais pas que cette enfant que j’ai adoptée et qui va revenir ici aux vacances, je ne voudrais pas que Denise fût exposée à entendre blâmer ma conduite, ni qu’elle fût témoin de quelque fâcheux éclat… Aussi j’envisage sérieusement les choses et je pense qu’il faut prendre un grand parti.
— Quel parti ? murmura le jeune Pommeret, qui se méprenait sur le sens de cette allocution et avait une mine allongée… Il croyait qu’elle allait lui dire de rompre et il se voyait déjà banni de la Mancienne.
— Francis, reprit-elle d’une voix un peu tremblante, mais dont le ton s’était néanmoins haussé et devenait vibrant, m’aimez-vous bien fort ?… Non pas comme un enfant qui se monte la tête pour la première femme qu’il trouve à son gré, mais comme un homme sérieux, loyal ?… M’aimez-vous d’un amour solide et durable ?
— Je vous adore ! répondit-il en lui baisant les mains et en les retenant dans les siennes, et rien ne pourra me séparer de vous.
— En ce cas, mon ami, il faut imposer silence aux mauvaises langues et rendre notre situation nette, inattaquable… Il faut nous marier le plus tôt possible.
Francis Pommeret eut un mouvement d’effarement qui lui fit lâcher les mains de Mme Adrienne. Il fut pris d’un soudain éblouissement, et dans un éclair il vit, comme du haut d’une montagne, le riche domaine de la Mancienne, le parc, les bois, les fermes et les prés, les rentes et les sacs d’écus étalés à ses pieds, tandis qu’une invisible voix lui chuchotait à l’oreille : « Toutes ces richesses sont à toi, toi, pauvre hère, le sixième enfant d’une famille de petits bourgeois, où, de tout temps, on a tiré le diable par la queue !… » Cela dura à peine deux secondes, puis les réflexions vinrent coup sur coup avec une rapidité électrique.
Il faut rendre cette justice au garde-général que jamais l’idée d’un si merveilleux dénoûment n’avait été sérieusement agitée dans son esprit. Il n’était ni cupide ni ambitieux. Chez ce garçon sanguin et bien portant, l’amour du plaisir prédominait sur les facultés raisonneuses et calculatrices. Il avait été entraîné vers Mme Lebreton, non point par l’arrière-espoir d’un beau mariage, mais par ce premier et tumultueux bouillonnement d’un sang chaud qui pousse un jeune homme de vingt-quatre ans, bien équilibré et bien en point, à courtiser une femme jeune encore et très désirable, — surtout quand cette personne possède seule, dans un pays perdu, cette grâce féminine et cette élégance mondaine qui sont un assaisonnement de plus pour un vaniteux et un voluptueux de l’espèce de Francis. Il avait vu dans cette conquête un moyen de satisfaire ses appétits de plaisir, tout en passant son temps confortablement, et il n’avait jamais regardé au-delà. Maintenant qu’il avait atteint le sommet où il avait rêvé de s’élever et qu’il entrevoyait de nouvelles perspectives non prévues, il en était plus ébloui qu’émerveillé. Il n’avait guère jusque-là songé sérieusement au mariage, et la pensée de se lier pour toujours, quand il avait à peine tâté de la vie, le rendait tout d’abord plus méditatif qu’enthousiaste.
Mme Adrienne regardait avec inquiétude sa mine hésitante et songeuse.
— Vous ne me répondez pas ! balbutia-t-elle d’une voix étranglée.
— Pardon ! dit-il enfin… Songez que je suis pauvre comme Job et que vous êtes, à ce qu’on prétend, trois fois millionnaire… Si j’accepte le bonheur que vous m’offrez, les envieux et les malveillants m’accuseront de vous avoir épousée pour votre argent… Voilà ce qui me fait hésiter.
Les yeux bruns de Mme Lebreton jetèrent à Francis deux regards baignés de tendresse et de reconnaissance. Elle lui savait gré d’un pareil scrupule ; elle triomphait de cette réponse qui faisait tomber à plat les méchantes insinuations du curé, et lui montrait les côtés délicats et fiers du caractère de l’homme qu’elle aimait.
— Cher ! reprit-elle en saisissant les mains de Francis, je vous remercie de m’avoir répondu franchement et je vous aime encore davantage… Si de pareilles considérations vous font hésiter, que dirai-je donc, moi, qui ai dix ans de plus que vous ? L’âge met entre nous une bien autre disproportion que la fortune… Je vous aime mieux que vous ne m’aimez !… En insistant sur cette misérable question d’argent, vous allez me faire croire que vous avez plus d’amour-propre que d’amour… Je suis aussi orgueilleuse que vous, et cependant j’ai mis mon orgueil sous mes pieds pour me donner à vous tout entière.
Il allait répliquer et protester. Elle lui ferma gentiment la bouche avec sa main.
— Taisez-vous ! chuchota-t-elle avec un accent passionné qui chatouilla délicieusement Francis… D’abord, monsieur, je ne veux pas vous mettre le poignard sur la gorge… Ne parlons plus de cela, ce soir ; mais réfléchissez-y sérieusement, et demain seulement rapportez-moi votre réponse.
Elle l’entraîna dans les allées du parc silencieux et noir, sous un ciel encore lourd et orageux. Les massifs sentaient déjà l’automne ; les phlox à demi séchés, les roses-thé qui s’effeuillaient et les clématites épanouies imprégnaient l’air d’une odeur amollissante, d’un alanguissement endormeur, qui auraient énervé des résolutions plus énergiques que celles du jeune Pommeret. Tenant le bras de Mme Adrienne serré contre son bras, il écoutait rêveusement le glou-glou des ruisseaux qui coulaient sous les ponts rustiques ; il regardait dans l’écartement des grands marronniers sombres la façade blanchissante de la Mancienne. La lampe du salon éclairait d’une lueur orangée la porte-fenêtre du rez-de-chaussée, et, dans cette obscurité mystérieuse, l’habitation avait un air plus somptueux et plus imposant encore. Francis songeait qu’il n’avait plus qu’un mot à dire pour que toute cette opulence fût à lui ; en même temps, avec un mouvement d’orgueil satisfait, il se remémorait sa première visite à la Mancienne, quand, morfondu par la bise de février et esseulé, il s’était arrêté sous ces mêmes arbres, et avait jeté son premier regard de convoitise sur les jardins et la maison…
Ils étaient assis depuis longtemps déjà sur un banc rustique et s’y oubliaient, quand l’horloge sonna onze heures. Mme Adrienne reconduisit le jeune homme jusqu’à la petite porte, et, lui serrant les deux mains avec une énergie un peu nerveuse :
— A demain soir ! lui dit-elle.
Francis Pommeret regagna, par des ruelles détournées, la promenade d’Entre-deux-Eaux. Tout le bourg paraissait endormi. Le ciel était couvert, et les branches touffues des tilleuls plongeaient la promenade dans des ténèbres si noires que le garde-général avait grand’peine à se maintenir au milieu de la chaussée qui sépare les deux bras de l’Aube. Au tournant qui domine l’abreuvoir, un obstacle à la fois élastique et résistant fit soudain trébucher Francis, et, n’eût été le tronc d’un tilleul auquel il se raccrocha, il aurait pris un bain au plus bel endroit de la rivière. Après s’être remis sur pied, il essaya en tâtonnant de se rendre compte de la cause de sa chute, et reconnut qu’une corde avait été tendue à hauteur des genoux, en travers du chemin, de façon à faire faire un plongeon dans l’Aube à quiconque suivrait nuitamment et étourdiment le chemin d’Entre-deux-Eaux. Il articula un violent juron. Au même moment, il entendit de gros éclats de rire résonner aux fenêtres obscures de la maison voisine. Evidemment, c’était pour lui qu’on avait préparé ce traquenard, et les mauvais plaisants qui lui avaient joué ce tour se gaussaient de sa mésaventure, croyant que leur farce avait pleinement réussi. — Quand il arriva au seuil de son auberge, il trouva contre l’ordinaire la porte fermée aux verrous, et, pour la faire ouvrir, il dut heurter assez longtemps à coups de poing, tandis que le gros rire agaçant continuait dans la maison d’en face. — Les gens de l’auberge étaient sans doute de connivence avec les farceurs qui avaient tendu la corde, car ce fut seulement au bout de cinq minutes que la maîtresse d’hôtel, tout habillée, daigna ouvrir. Elle feignit un étonnement gouailleur.
— Quoi ! c’est vous, monsieur le garde-général ? Eh bien ! vrai, je ne vous savais point dehors, et il y a beau temps que je vous croyais mussé dans votre lit !
Tout en parlant, elle soulevait son lumignon et examinait Francis des pieds à la tête, pensant le trouver trempé comme une soupe.
Il lui arracha le lumignon des mains et monta, furieux, dans sa chambre.
— Adrienne a raison, pensa-t-il en se déshabillant, il faut clore le bec à ces gens-là, qui deviennent insolents ; ce soir, ils se sont attaqués à moi ; demain, si je n’y mets ordre, ils s’attaqueront à elle.
Le dimanche suivant, un peu avant la grand’messe, les paysans, qui badaudaient sur la place en attendant le dernier coup, virent l’appariteur ouvrir le grillage du cadre où l’on affichait les actes de la mairie, et y coller une demi-feuille de papier timbré couverte d’écriture. Les curieux se rapprochèrent et lurent, avec un émoi que trahissaient de confuses exclamations, la première publication de mariage projeté entre « Pierre-François Pommeret, garde-général des forêts, demeurant à Auberive, — et Laurence-Marie-Adrienne Ormancey, veuve en premières noces de Marcel Lebreton, demeurant à la Mancienne, même commune. »
Mlle Irma Chesnel, qui, de la fenêtre du bureau de poste, observait les hochements de tête et les ricanements des paysans attroupés, ne put résister à la curiosité qui la démangeait et alla, cheveux au vent, se mêler au groupe qui s’amassait devant le grillage municipal. Elle déchiffra lentement le griffonnage du maître d’école. Quand elle retraversa la place, elle avait le nez pincé et les coins des lèvres tombants.
— Ça y est, ma chère ! s’écria-t-elle en rentrant dans le bureau où sa sœur ficelait les paquets de son courrier ; elle l’épouse, ils sont affichés !
— La sotte ! s’exclama à son tour la receveuse des postes en maniant au-dessus de la flamme son bâton de cire à cacheter.
— C’est égal ! reprit Mlle Irma, qui crevait de dépit… il y a des gens qui ont de la chance, et le garde-général peut se flatter d’avoir fait un beau rêve !… Je lui souhaite beaucoup de plaisir avec une femme qui a dix ans de plus que lui !
— Ma chère, répliqua sentencieusement Mlle Chesnel aînée, tandis qu’elle étendait sa cire sur les ficelles croisées, à cheval donné on ne regarde pas la bride… C’est elle que je plains : elle fait une sottise et elle s’en mordra les doigts !