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Sauvageonne

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V

Une semaine se passa, et malgré les tentatives conciliatrices de Mme Pommeret le bon accord ne se rétablit pas entre Denise et Francis. Adrienne n’y comprenait rien. Elle savait par expérience que, si les colères de Sauvageonne étaient violentes, elles ne duraient pas longtemps d’ordinaire, et cette rancune persistante l’étonnait d’autant plus qu’elle ne pouvait obtenir ni de son mari ni de Denise la raison de cette brouille mystérieuse. Si elle s’adressait à Francis, il haussait les épaules et répondait avec humeur :

— Est-ce que je sais, moi ?…

Elle se rabattait sur Denise ; mais à toutes ses questions l’opiniâtre fille ne répliquait que d’une façon énigmatique, en fronçant les sourcils et en tenant obstinément ses fauves regards fixés à terre.

— T’es-tu querellée avec Francis ?

— Non.

— Lui as-tu donné quelque sujet de plainte ?

— Est-ce qu’il se plaint ?

— Non pas, mais il faut bien qu’il se soit passé quelque chose de grave pour que tu lui fasses aussi mauvais visage.

— Je ne peux pas changer ma figure.

— En tout cas, tu pourrais changer de manières et tâcher d’être plus aimable. Tes bouderies sont très déplaisantes.

— Si je déplais, qu’on me renvoie !

— Pourquoi parles-tu de la sorte ?… Qui t’a mis en tête de quitter une maison où l’on fait ce qu’on peut pour te rendre la vie agréable ?… Tu n’es qu’une ingrate !

— Je le sais bien…

On ne pouvait lui arracher rien de plus que ces réponses ambiguës et mal sonnantes. Elle vivait confinée dans sa chambre et ne reprenait que de loin en loin ses longues promenades dans la forêt. Son aversion subite pour Francis Pommeret et le brusque changement de son humeur, naguère si en dehors, maintenant si taciturne, n’avaient pas échappé à la curiosité toujours éveillée des domestiques ; la bizarrerie de sa conduite provoquait à l’office de nombreux commentaires généralement peu charitables :

— Vous conviendrez, remarquait Zélie, que madame n’a pas de chance avec cette fille-là… C’est encore heureux qu’elle ne l’ait pas emmenée à Plombières, nous aurions eu trop de maux à la garder et elle y aurait fait les cent coups.

— Je ne suis pas de votre avis, mamselle Zélie, répondait Modeste, la cuisinière, qui ne pardonnait pas à Denise de s’être mêlée du ménage en l’absence d’Adrienne ; — au contraire, madame aurait eu bon nez de nous débarrasser de cette Sauvageonne… Tout le monde y aurait gagné… Vous n’avez pas idée de ce qu’elle m’a fait endurer, et des diableries qu’elle inventait pour enjôler M. Pommeret… Je n’ai pas les yeux en poche, et encore que je ne sois qu’une bête, j’ai remarqué des choses qui me faisaient bouillir dans ma peau… Enfin, voulez-vous que je vous dise le fin mot ?… Eh bien ! je crois que mamselle Denise est jalouse de madame, voilà !…

— Voulez-vous bien brider votre langue, vieux serpent à sonnettes ! se récriait Pierre en dégustant sa potée ; on ne sait vraiment pas où, vous autres femmes, vous allez prendre les idées que vous vous fourrez dans la cervelle… Mamselle Denise est une enfant qui n’a pas plus de méchanceté que mes chevaux, et tout ça, ce sont des dailleries.

— Des dailleries !… Pourquoi donc alors votre Sauvageonne, qui était tout sucre et tout miel le mois dernier, est-elle devenue rêche comme un chardon depuis le retour de madame ?… Pourquoi le jour même a-t-elle fait son paquet et s’est-elle vredée (sauvée), comme si elle avait eu le feu après ses chausses ?… Voyez-vous ! il n’y a pas plus méchante espèce que ces rousses… A la place de madame, je ne serais pas tranquille avec une créature qui a ainsi le diable au corps… Et monsieur est de mon avis pareillement ; vous n’avez qu’à regarder sa figure depuis huit jours…

Il ne fallait pas, en effet, être un observateur bien perspicace pour remarquer la mine piteuse de Francis, chaque fois que les nécessités de la vie commune le mettaient en présence d’Adrienne et de Denise. Il expiait durement son péché, étant condamné à jouer une humiliante comédie. Afin de ne pas éveiller les soupçons de sa femme, il s’efforçait de paraître attentif et empressé ; et, d’un autre côté, il se rendait compte du caractère odieux et avilissant que prenaient ces tendresses maritales aux yeux de Denise qui s’était donnée à lui et qu’il avait prétendu aimer passionnément. Après chaque mot gracieux adressé à Adrienne, il regardait furtivement la jeune fille, craignant de surprendre sur ses lèvres ou dans ses regards une trop visible expression de mépris et de colère. Les heures des repas devenaient pour lui des heures de supplice. Le pis était que Mme Pommeret, avec toute l’effusion d’une femme aimante qui rentre au logis après deux mois d’absence, ne se gênait pas pour se montrer tendre et expansive devant Denise, qu’elle traitait toujours en enfant. Elle n’attendait pas les démonstrations de son mari et les provoquait volontiers. Les lettres aimables écrites par Francis pendant le séjour à Plombières avaient fait illusion à Adrienne ; elle était revenue pleine d’indulgence et de bon espoir dans l’avenir, et elle manifestait sa confiance en donnant à Pommeret des marques d’un amour raffermi et tonifié par l’absence. C’était tantôt une parole caressante mignotement coulée dans l’oreille, tantôt une main s’offrant d’elle-même libéralement aux lèvres du jeune mari, tantôt un baiser pris au passage. Francis, très mal à l’aise, n’osait se dérober à ces menues privautés conjugales, mais il les recevait d’un air contraint, avec une réserve qui étonnait Adrienne, sans amortir le coup brutal asséné à Sauvageonne par chacune de ces cruelles caresses. Assise en face des deux époux, elle assistait avec des regards farouches à ces épanchements, et se sentait mordue en plein cœur par une atroce jalousie mêlée d’indignation.

Un jour elle n’y put tenir. Mme Pommeret s’était penchée vers son mari et, tenant d’une main une assiette pleine de framboises des bois, de l’autre elle présentait un à un les fruits aux lèvres de Francis et les lui faisait avaler de force. Ses doigts rougis effleuraient la bouche du patient ; elle se complaisait à ce manège enfantin et riait d’un joli rire aux notes amoureuses et câlines. Soudain, Denise jeta sa serviette sur la table, se leva tout d’une pièce et sortit en faisant claquer la porte.

Adrienne, stupéfaite, avait déposé l’assiette devant elle.

— Eh bien ! s’écria-t-elle, qu’est-ce qui lui prend ?

Elle regardait avec ahurissement la porte encore vibrante derrière laquelle Sauvageonne venait de disparaître, puis ses yeux interrogeaient Francis. Celui-ci rougissait, se mordait les lèvres et avait une mine inquiète que Mme Pommeret trouva aussi étrange que la brusque sortie de Denise. Elle plia silencieusement sa serviette et se leva à son tour. Comme elle passait devant la chambre de la jeune fille, elle crut entendre un bruit sourd de sanglots.

— Denise ! cria-t-elle en secouant le bouton de la porte, — mais la porte était verrouillée à l’intérieur et Denise ne répondit pas.

Pour la première fois depuis son retour, Adrienne conçut des soupçons. Les allures de Sauvageonne et de Francis avaient quelque chose de louche. Elle se rappela certains détails qui d’abord ne l’avaient point frappée ; elle rassembla plusieurs menus incidents qui lui avaient semblé insignifiants et qui, maintenant, rapprochés, éclairés l’un par l’autre, prenaient une physionomie inquiétante. Les singuliers propos tenus un soir de l’automne dernier par Manette Trinquesse, la fuite de Sauvageonne le jour même du retour de Plombières, les airs ahuris et embarrassés de Francis, quelques mots à double entente échappés à la cuisinière, et surtout cette violente sortie de sa fille adoptive, toutes ces choses lui donnaient à réfléchir. Elle se sentait enveloppée d’une atmosphère équivoque dont elle voulait pénétrer le mystère. Comme elle avait un remarquable empire sur elle-même et savait maîtriser ses émotions, elle dissimula, et silencieusement, attentivement, elle épia désormais la conduite de son mari et de Denise.

Mais les deux jeunes gens avaient compris sans doute à quel péril ils s’exposaient en ne se possédant pas mieux, car à partir de ce jour-là ils se tinrent sur leurs gardes, et pendant plus d’un mois Mme Pommeret ne put recueillir aucun indice nouveau, qui fût de nature à confirmer ses soupçons. Denise était devenue impassible et impénétrable ; Francis avait repris de l’aplomb et faisait meilleure contenance. Et cependant un courant glacé de méfiance et de rancune soufflait entre eux. Ils ressemblaient à deux complices qui ont enterré un secret, et qui, tout en se haïssant mutuellement, restent d’accord pour ne pas se perdre. Les muettes et tenaces observations d’Adrienne ne lui apprenaient rien ; mais son subtil instinct de femme l’avertissait néanmoins de la persistance d’un péril caché.

Elle prit le parti de recourir à la ruse. On touchait au mois de novembre et, un soir, elle annonça à Francis que, toute réflexion faite et à raison de l’intraitable caractère de Denise, elle croyait convenable de la remettre en pension quelque part. — Si elle avait compté sur ce biais pour découvrir les véritables sentiments de son mari à l’égard de Sauvageonne, elle fut complètement déçue. Cette proposition allait trop au-devant des désirs de Pommeret pour qu’il ne l’accueillît pas. C’était un moyen d’éloigner, au moins momentanément, toute cause de trouble intérieur ; une fois hors de la maison, Denise se calmerait peu à peu, et le temps achèverait de la guérir. Aussi entra-t-il en plein dans les vues de sa femme.

On chercha donc une nouvelle institution dont le régime pût s’accommoder à l’humeur capricieuse et rebelle de la jeune fille, et une fois qu’on fut fixé, Mme Pommeret se chargea d’annoncer à l’enfant terrible la décision qu’on avait prise et la date de son départ, qui devait avoir lieu pour la mi-novembre. Denise, toujours impénétrable, s’inclina sans répondre ; pourtant Mme Adrienne crut remarquer que, malgré ses efforts pour rester impassible, elle changeait de couleur. Ses lèvres se contractaient légèrement, et le tour de sa bouche avait pris une pâleur verdâtre qui était toujours chez elle le signe d’une émotion violente.

Après avoir reçu communication de cette nouvelle, Sauvageonne resta toute l’après-midi enfermée dans sa chambre ; mais quand on descendit le soir dans la salle à manger, elle manœuvra sournoisement pour se rapprocher de Francis et se pencha vers lui dans un moment où elle croyait sa mère adoptive occupée à ouvrir un buffet. Celle-ci, qui la surveillait du coin de l’œil, surprit ce manège, qui lui parut d’autant plus significatif que, depuis longtemps, Denise affectait de ne point adresser la parole à Pommeret. Aussi, tout en feignant d’être absorbée par le compte d’une pile de linge, Adrienne prêta l’oreille, et comme elle avait l’ouïe fine, elle put saisir à la volée quelques mots prononcés à voix basse :

— J’ai à vous parler… Cette nuit… Il le faut !…

Le reste se perdit dans un chuchotement confus. L’entretien avait duré quelques secondes à peine ; lorsque Adrienne se retourna, Sauvageonne s’était assise devant son assiette et avait repris son attitude indifférente, mais la mine inquiète de Francis suffisait pour prouver à Mme Pommeret qu’elle n’avait pas été dupe d’une hallucination. Un rendez-vous avait été assigné par Denise à son mari ; où et quand devait-il avoir lieu ? elle l’ignorait, mais elle était fixée sur le point principal, et elle savait ce qui lui restait à faire.

Bien que cette découverte l’eût violemment secouée, elle eut assez d’empire sur elle pour dissimuler, et le dîner se passa sans autre incident. Quand la table fut desservie, Francis alluma un cigare, les deux femmes demeurèrent immobiles au coin du feu, puis, vers neuf heures, chacun, prétextant un besoin de sommeil, se retira dans sa chambre.

Depuis le voyage de Plombières, Pommeret avait repris l’habitude de coucher dans son cabinet de travail, et Adrienne occupait seule la pièce contiguë. A dix heures, après avoir congédié Zélie, Mme Pommeret se rhabilla complètement, éteignit sa lumière et attendit, l’oreille collée contre la porte du couloir, qu’elle avait eu la précaution de laisser entrebâillée. Les domestiques ne tardèrent pas à gagner leurs lits ; Pierre dormait à l’écurie près de ses chevaux ; Zélie et Modeste couchaient au second, et bientôt on les entendit gravir l’escalier en bavardant, puis s’enfermer dans leur dortoir. Peu à peu une paix profonde régna dans la maison assoupie ; on ne distingua plus d’autre bruit que le cri-cri du grillon dans la cuisine, et le tic-tac de la longue horloge qui se dressait dans le vestibule et qui sonna onze heures. Le timbre grave répéta par deux fois les onze coups vibrants, et le silence reprit possession de la vieille demeure.

Tout à coup ce silence solennel, pendant lequel Adrienne entendait les battements de son cœur, fut interrompu par le craquement sourd d’une porte discrètement ouverte. C’était celle de Denise. Peu après, un second craquement indiqua que Francis à son tour quittait sa chambre ; en même temps un faible rayon lumineux dansa dans l’obscurité, Pommeret, en homme prudent, ayant eu la précaution de se munir d’une lanterne de poche.

— Venez, murmura-t-il, descendons !

Ils se dirigèrent vers l’escalier ; leurs pas, assourdis par le tapis qui garnissait les marches, étaient à peine perceptibles. Adrienne s’était déchaussée, et dès qu’elle les jugea suffisamment éloignés, elle se glissa à son tour dans le couloir. Elle avait saisi à tâtons la rampe et s’arrêtait à chaque marche. Quand elle eut la certitude qu’ils s’étaient réfugiés dans la salle à manger, elle se hasarda à longer le mur du vestibule et chercha des yeux la porte de la salle. Par mesure de prudence, ils ne l’avaient pas refermée derrière eux, et Francis s’était contenté de laisser retomber les portières. Ce fut derrière cette tenture qu’Adrienne vint se placer.

Le tissu de laine peu serré et rongé par places permettait d’entrevoir confusément l’intérieur de la pièce, faiblement éclairé par la petite lanterne que Francis avait posée sur un dressoir. On distinguait la silhouette de ce dernier, debout, le dos tourné à la porte, les mains enfoncées dans les poches de son veston, et aussi la forme plus vague de Denise adossée à un massif buffet de noyer. Quand Adrienne arriva, quelques paroles avaient déjà été échangées et Denise répondait à une question de Francis :

— Si je vous ai dérangé, disait-elle, soyez bien persuadé qu’il a fallu que j’y sois forcée… Je suis honteuse d’en être réduite à cette extrémité… Mais je n’avais plus de temps à perdre, puisque, d’ici à deux jours, Mme Adrienne veut m’envoyer de nouveau en pension.

Francis fit un geste de la tête pour indiquer qu’il était au courant des intentions de sa femme. En ce moment il se sentait doucement remué par un mouvement de compassion attendrie. Le mystère de ce rendez-vous nocturne, la pâle et étrange beauté de Denise, rendue plus séduisante encore par la demi-obscurité de la salle, la pensée que cette charmante fille qui avait été sa maîtresse allait partir dans quelques jours, tout cela l’inclinait vers une mansuétude tendre et réveillait en lui les anciens désirs mal assoupis. Il s’était rapproché de la jeune fille et cherchait à lui prendre les mains.

— Ma pauvre Denise, murmura-t-il, j’ai été bien coupable, je me repens amèrement de la peine que je vous ai causée et je voudrais de tout mon cœur vous montrer à quel point je vous suis attaché…

Elle avait retiré ses mains et les avait appuyées derrière son dos à la tablette du buffet :

— Je ne vous demande pas de protestations, interrompit-elle, je n’y crois plus.

— Vous avez tort… Je vous aime toujours, bien que je vous aie donné le droit de douter de ma sincérité… Quant à ce départ prochain, je n’ai pu l’empêcher ; si je m’y étais opposé, j’aurais confirmé des soupçons qui commencent à naître dans l’esprit de qui vous savez. Pour notre sécurité à tous deux, ce départ est nécessaire.

— Il est impossible ! répliqua-t-elle d’une voix sourde.

— Impossible ?… Ne vouliez-vous pas vous-même vous éloigner ?

— Oui, je l’ai désiré et je le désire encore, mais je ne puis pas aller dans cette pension.

— Je ne m’explique pas bien pourquoi.

— Pourquoi ? répéta-t-elle ; ah ! c’est dur à dire… surtout maintenant que vous ne m’aimez plus… Et pourtant il le faut ! il le faut ! s’exclama-t-elle avec un accent déchirant.

Francis comprenait de moins en moins ; il devenait nerveux, et se demandait si l’exaltation de Denise ne frisait pas un peu l’égarement.

— Je ne peux pas retourner en pension dans l’état où je suis, reprit-elle en baissant les yeux… Comprenez-vous maintenant ?

Il y eut un moment de profond silence. Pommeret sentait un frisson lui courir par tout le corps, et la crainte qui venait de l’empoigner le mettait dans l’impossibilité d’articuler une seule parole. Mais si pénible que fût son angoisse, elle n’était pas comparable à la souffrance qu’éprouvait la malheureuse femme cachée derrière la tapisserie. Chaque mot de cette conversation était pour elle un coup de poignard creusant une inguérissable blessure. Elle avait été obligée de se cramponner au mur afin de se maintenir debout. Elle étouffait et se raidissait contre la douleur. Ses oreilles bourdonnaient, il lui semblait ouïr un glas sonnant le désastre de tout ce qui lui était cher. Quand elle revint à elle et reprit un peu de sang-froid, elle entendit Denise qui continuait à parler d’une voix brève et saccadée :

— Il se passe en moi quelque chose d’étrange… Je ne sais pas ce que c’est, mais j’ai peur d’être grosse.

— Ce ne serait pas à souhaiter ! marmotta Francis entre ses dents.

Puis il ajouta, après avoir respiré péniblement :

— Vous vous alarmez sans doute pour des riens, votre imagination vous crée des chimères…

Elle secouait la tête. Il la pressait de questions, il voulait avoir des détails plus minutieux, et Denise, suffoquant de honte, murmurait :

— Je ne sais pas, mais j’ai vu des femmes dans cet état, et elles éprouvaient tout ce que je sens…

Francis demeurait muet ; Sauvageonne continua avec plus d’animation :

— Vous concevez que je ne peux pas, dans de pareilles conditions, m’exposer à aller dans cette pension où l’on veut me mettre… Alors, bien que cela me coûte, allez ! j’ai songé à vous pour me tirer de ce mauvais pas…

Il fit un geste effrayé et sa figure s’allongea.

— Oh ! tranquillisez-vous ! poursuivit-elle avec ironie, je ne vous demande pas de sacrifice pénible… Si j’ai un enfant, comme je le crois, j’aurai la force de l’aimer et de l’élever sans vous… Tout ce que j’exige, c’est que vous fassiez renoncer Mme Adrienne à cette idée de m’envoyer en pension et que vous obteniez d’elle pour moi la permission de retourner à Aprey, dans la famille de ma mère.

— Mais, objecta le triste Francis d’un ton agacé et piteux, tout est prêt pour votre départ ; si je parle maintenant de revenir sur ce qui a été arrêté, Adrienne se doutera de quelque chose… Voyons, ma chère enfant, vos craintes peuvent être vaines, et il serait plus sage d’attendre…

— Attendre quoi ? fit-elle avec emportement ; attendre que ma faute soit visible et que je devienne la fable de cette pension où on m’aura enfermée ?… Tenez ! vous êtes encore plus lâche que je ne croyais et je suis atrocement punie de vous avoir aimé !… Mais ne me poussez pas à bout ! Si vous refusez de me rendre le service que je vous demande, je vous jure que j’irai trouver Mme Adrienne et que je lui confesserai tout !

— C’est inutile ! murmura derrière eux une voix faible ; j’ai tout entendu.

Ils se retournèrent atterrés et, dans la pénombre, ils aperçurent Adrienne sur le seuil.

Sa pâleur était effrayante, ses traits s’étaient comme durcis et pétrifiés dans une expression tragique de désespoir et de ressentiment. On eût dit à la fois une Niobé et une Némésis. — Sauvageonne, les yeux fixes, agrandis par l’épouvante, demeurait fascinée par cette apparition austère, par ces regards terribles sous l’arc des sourcils rapprochés et menaçants, ce blanc visage de marbre encadré dans des cheveux bruns au milieu desquels tranchait cette mèche argentée qui accentuait si étrangement la physionomie d’Adrienne. — Francis, au contraire, essayant de se dérober à cette confrontation redoutable, s’était reculé et enfoncé dans la partie la plus ténébreuse de la salle.

Sans ajouter un mot, Adrienne, qui s’était d’abord dirigée vers le dressoir, versa une carafe d’eau dans un verre, et but avidement, puis elle s’appuya contre la table, et, d’une voix dont le calme contrastait avec l’altération de son visage :

— Oui, répéta-t-elle, j’ai tout entendu, et si je n’en suis pas morte sur le coup, c’est que de pareilles douleurs ne tuent sans doute que lentement… C’est infâme, ce que vous avez fait, mais je n’ai ni la force ni le cœur de vous dire tout ce que j’en pense… Je ne vous ai jamais voulu que du bien à tous deux, et vous avez empoisonné ma vie… Je n’ai plus qu’un désir : m’en aller de ce monde au plus vite !…

Elle fut interrompue par Sauvageonne, qui s’était brusquement agenouillée à ses pieds. Elle baisait le bas de sa robe et lui demandait pardon à travers des sanglots.

— Assez, ma pauvre Denise, reprit Adrienne, tu es une malheureuse !… Pourtant je comprends encore que tu te sois laissé séduire, puisque ce malheur m’est arrivé, à moi qui avais plus de raison et de discernement que toi… Mais lui, mais cet homme qui m’avait juré fidélité et affection et qui a abusé de ma bonne foi, de ma sottise, pour te déshonorer et m’outrager dans ma propre maison, je le regarde comme le dernier des misérables !

Si démonté, si anéanti que fût Francis, il comprit qu’il était de son intérêt de ne point se laisser maltraiter de la sorte sans regimber au moins en apparence. Il y allait de sa dignité d’homme et de mari, et, sortant de l’ombre où il s’était d’abord enfoui :

— Cette scène est inutile et déplacée, dit-il d’un ton sec, et je n’en entendrai pas davantage… Nous nous expliquerons ailleurs.

— Restez ! répliqua impérieusement Adrienne, je dirai tout ce que j’ai à dire et vous m’écouterez, que cela vous plaise ou non !… Je pourrais me venger en demandant une séparation aux tribunaux et en dévoilant à tous les honnêtes gens votre honteuse conduite, mais il me répugne de traîner mon nom chez les avoués et chez les juges ; je ne veux pas que vos infamies rejaillissent sur ma famille et je ne tiens pas à me donner avec vous en pâture à la malignité publique… Je me tairai donc, mais, en échange de mon silence, j’exige que tous deux vous vous soumettiez aveuglément à ce que je jugerai à propos de tenter pour tirer de la boue mon honneur et le vôtre… A partir de ce soir, vous m’obéirez tous deux comme des esclaves ; vous n’aurez d’autres volontés que les miennes… Ce sera ma vengeance à moi !… Jure de m’obéir ! s’écria-t-elle en forçant violemment Denise à se relever ; et vous, monsieur, promettez-le-moi aussi, non pas sur votre honneur, mais sur votre vie, à laquelle vous tenez probablement davantage… Vous me devez bien ce serment, à moi, dont vous avez ruiné le repos à tout jamais !

Et tandis que les deux coupables baissaient la tête, elle s’empara de la lumière posée sur le dressoir.

— Maintenant, ajouta-t-elle, remontons !

Elle poussa Denise devant elle, sans s’inquiéter de Pommeret, et la reconduisit dans sa chambre, où elle l’enferma. Comme elle tournait la clé, elle se retrouva en face de Francis, qui traversait le couloir.

— Ecoutez ! lui dit-elle d’une voix sourde : à dater d’aujourd’hui nous ne sommes plus rien l’un pour l’autre ; mais à l’égard des domestiques et des étrangers, nous devons vivre comme si rien n’était changé dans nos relations… Ce sera une odieuse comédie, mais elle sera plus odieuse encore pour moi que pour vous. Dans tous les cas, arrangez-vous pour la bien jouer, car si par votre faute le monde vient à se douter de ce qui s’est passé ici, je vous le jure par ce que j’ai de plus sacré, je vous tuerai comme un chien !

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