Sauvageonne
IV
Un mois s’était passé depuis l’aventure du Creux d’Aujon. Dans la pièce qui servait de fumoir et de cabinet de travail, Denise et Francis s’entretenaient à voix basse après le dîner. L’ombre des soirées d’août, déjà plus courtes, emplissait la chambre d’une obscurité qui ne permettait plus de distinguer les traits des deux interlocuteurs. On ne voyait que les formes confuses de leurs silhouettes. Celle de Denise, qui arpentait le fumoir dans sa longueur, tantôt s’enfonçait dans le noir et tantôt se dessinait sur le clair de la fenêtre. La jeune fille marchait les bras croisés, la tête penchée, et le bruit sourd de son pas résonnait seul dans le silence de la maison endormie.
— Oui, c’est demain à trois heures qu’elle revient, murmura Francis en jetant son cigare et en se renfonçant dans un coin du divan.
— Demain ! répéta Denise comme un écho douloureux, déjà demain !… O Francis, que faire ? que devenir ?
— Nous resterons ici… Pierre ira seul à Langres avec la voiture : il dira que nous sommes en pleine moisson et que nous n’avons pu quitter Rouelles.
— Ce sera reculer pour mieux sauter, reprit-elle en haussant les épaules… Il faudra toujours la voir, lui parler et l’embrasser à l’arrivée… Je m’imaginais que ce retour ne viendrait jamais, et c’est demain… Non, je ne pourrai plus la regarder en face !
— Ma pauvre Denise, commença Francis avec embarras, combien j’ai été coupable et comme je me reproche !…
Elle l’interrompit brusquement, courut à lui et, lui posant les mains sur les épaules, tandis que ses yeux brillants cherchaient dans l’ombre ceux de Pommeret :
— M’aimes-tu ? lui dit-elle avec un accent passionné.
— Peux-tu me le demander ?
— M’aimes-tu plus que tout au monde… comme je t’aime, moi… comme je t’ai aimé depuis le premier jour, là-bas, à Auberive, sous le pommier ?… Ce jour-là, je me suis de cœur donnée à toi ; je te l’ai déjà dit et je te le répète pour que tu comprennes bien que je ne t’ai pas aimé par caprice ou par surprise… Vois-tu ! il n’y avait ni convenances, ni mère adoptive, ni rien qui pouvait m’empêcher de t’appartenir. Je ne suis pas d’une nature à raisonner, à faire la part de ceci et de cela… Je me donne tout entière… M’aimes-tu de la même façon ?
— Mais… certainement, répondit-il, tandis qu’intérieurement il s’effrayait déjà de l’exaltation de la jeune fille.
— Eh bien ! continua-t-elle en lui serrant les bras dans ses mains, sauvons-nous !… Partons demain au petit jour !
Il tressauta, interdit :
— Hein ! fit-il… Voyons, ma chère enfant, sois plus calme et tâche de voir les choses avec plus de sang-froid.
— Je les vois comme elles sont… Nous tremblons déjà rien qu’à l’idée de ce retour… Ce sera bien pis quand elle sera ici entre nous deux… Non, vois-tu, partons !… Après tout, elle n’est que ma mère adoptive, et quant à toi, elle n’est plus ta femme, puisque tu es à moi.
— Mais c’est de l’enfantillage ! répliqua-t-il, ahuri ; d’abord c’est impraticable, et puis ce serait odieux.
— Ce sera encore bien plus odieux de rester ici et de la tromper.
— Où irions-nous ?
— N’importe où… A l’étranger, si tu veux.
— A l’étranger ? répliqua-t-il avec un sourire de pitié, comment et de quoi y vivrions-nous ?… Tu ignores sans doute que tout ce qui est ici appartient à Mme Adrienne, et que ni toi ni moi ne possédons un sou vaillant.
— Ha ! fit-elle… — En effet, elle n’avait pensé à rien de tout cela. Après un moment de réflexion, elle releva la tête et repartit avec sa logique impitoyable : — Raison de plus pour ne pas rester… Je travaillerai et toi aussi… Nous sommes jeunes et bien portants ; avec de la bonne volonté, nous parviendrons toujours à gagner notre vie.
Il demeurait abasourdi. Toutes ces objections qu’elle lui poussait avec la persistance d’une enfant qui ne doute de rien l’irritaient sans l’entraîner. Chaque mot de Sauvageonne était une douche d’eau glacée qui le morfondait. — Quitter le confortable intérieur de Rouelles pour se lancer dans l’inconnu… gagner son pain en travaillant… recommencer à vingt-cinq ans la lutte pour l’existence en n’ayant d’autres ressources que ses deux mains et l’amour de Denise… tout cela était très joli dans les romans, mais ridicule et insensé dans la réalité. Rien qu’à envisager une pareille perspective, il se sentait la chair de poule. Il se voyait trimant du matin au soir à quelque besogne de gratte-papier, ayant à sa charge une femme qu’il ne pourrait pas même épouser ; il lui semblait entendre les lamentations de sa famille, les risées de sa petite ville, les huées de tous les honnêtes gens de sa connaissance. Son amour-propre vaniteux, ses goûts de luxe, son culte pour la correction et les convenances, tous ces préjugés de la demi-morale bourgeoise qu’il avait sucés avec le lait se révoltaient à la seule idée de l’équipée incongrue proposée par Sauvageonne.
Avec la nuit tombante, la pièce était devenue tout à fait obscure, de sorte que la jeune fille ne pouvait plus distinguer la figure de Francis. Inquiète de son mutisme, elle vint s’asseoir auprès de lui et, le serrant dans ses bras :
— N’est-ce pas, murmura-t-elle d’une voix attendrie, nous partirons cette nuit ?
— Pardon, chère petite, dit-il enfin, ta résolution est généreuse et part d’un brave cœur, mais elle n’est pas pratique… Un esclandre pareil, songes-y donc ! produirait dans le pays un effet déplorable… Et puis je ne sais vraiment à quel genre de travail je pourrais me livrer pour gagner de quoi nous faire vivre… Il faut voir les choses par le côté positif… Quand on est pauvre comme nous, un coup de tête ne mène à rien… Ah ! si nous étions riches, ce serait différent…
Il broda longtemps ainsi sur ce thème, enfilant péniblement les unes aux autres des phrases embarrassées. Elle l’écoutait, les sourcils froncés, les lèvres serrées. Tandis qu’il parlait, la lune s’était levée au-dessus des bois, et les rayons bleuâtres, pénétrant insensiblement dans la pièce, finirent par éclairer le visage de Francis. Denise put voir distinctement la figure effarée, les traits allongés, les regards hésitants de son compagnon. Elle fut prise d’un douloureux découragement et des larmes roulèrent dans ses yeux.
— Alors tu veux m’abandonner ? fit-elle, navrée.
— Qui te parle de t’abandonner ?… Seulement je ne veux pas t’exposer, et moi avec toi, à mourir de faim.
Elle secoua la tête :
— Ce serait encore moins dur que de vivre aux dépens de celle que nous avons trompée.
— Cela m’est aussi dur qu’à toi, répondit-il avec humeur, mais il y a de ces fatalités dans la vie… A quoi sert de se buter contre l’impossible ?… Patientons !… Qui sait ? Plus tard les choses s’arrangeront peut-être d’elles-mêmes.
— Mais songe donc, reprit-elle en joignant les mains, que je ne pourrai jamais la regarder en face !… Elle lira sur ma figure tout ce qui s’est passé… Une femme à qui je dois tout et que j’ai payée d’une pareille ingratitude !… Non, je ne peux pas ! On dit que j’ai de mauvais instincts, c’est possible, c’est dans le sang ; mais, si mauvaise que je sois, il y a des choses que je ne peux pas faire… Il faut que je m’en aille, vois-tu, et que deviendrai-je si je ne t’ai pas avec moi ?… ajouta-t-elle en lui jetant les bras autour du cou. — Puis elle continua d’une voix plus câline en se serrant contre lui : — Cher mien ! sois bon pour ta Sauvageonne, ne me laisse pas partir seule comme un pauvre chien ! tu sais bien que je n’ai que toi au monde… Ne me réponds plus que c’est impossible ; on peut tout ce qu’on veut. Toi qui es instruit, tu pourras gagner ta vie aussi bien et mieux qu’un bûcheron, qui n’a que ses deux bras…
Il se débarrassa lentement de l’étreinte de Denise.
— Est-ce que c’est la même chose ? répliqua-t-il impatienté. Je te répète que tu raisonnes comme une enfant, et que le plus sage est de patienter, en faisant contre fortune bon cœur.
Elle le regardait avec une navrante expression d’étonnement.
— Non, s’écria-t-elle en s’exaltant, tout plutôt que de vivre ici ! Chaque bouchée que j’y mangerais me déchirerait la gorge.
Il s’était rapproché d’elle et essayait de lui prendre les mains, qu’elle retirait avec des gestes rageurs.
— Plus bas ! murmura-t-il, calmez-vous, et si vous m’aimez un peu…
— Ah ! interrompit-elle d’une voix étranglée par les sanglots, je vous aime trop, et c’est peut-être pour cela que vous ne m’aimez plus !… Entre une vie de peine avec moi et votre bien-être ici, est-ce que vous devriez hésiter ?
Elle saisit son bougeoir et l’alluma d’une main tremblante :
— Une dernière fois, voulez-vous partir ?
— Vous êtes folle !
— Et vous !
Elle ne se sentit même pas le courage d’achever et de lui reprocher son manque de cœur.
— Adieu ! balbutia-t-elle en se dirigeant vers le couloir.
— Denise !
— Adieu !
La porte se referma violemment. L’instant d’après, Sauvageonne était dans sa chambre, et, agenouillée au pied de son lit, la tête dans les couvertures, elle fondait en larmes. La maison était silencieuse. Parfois la jeune fille relevait la tête et prêtait l’oreille, croyant avoir entendu crier la porte du fumoir. Elle espérait toujours que Francis, pris de remords, viendrait la trouver et lui dire : « J’ai eu tort, je t’aime, partons ensemble ! » Elle ne pouvait pas croire que l’homme qu’elle adorait passionnément l’estimât assez peu pour l’abandonner avec une pareille légèreté de cœur… Mais les heures se passaient, et rien ne remuait dans la maison. La bougie s’était consumée jusqu’au bout, et maintenant, la lune seule emplissait de sa lumière froide la chambrette, témoin de la première grande douleur de la pauvre fille. Peu à peu les rayons bleuâtres remontèrent au plafond, et tout au fond du jardin les grises clartés de l’aube commencèrent à blanchir.
— Il ne viendra plus ! soupira Sauvageonne désespérée, et, se levant, elle fouilla les tiroirs de sa commode et entassa dans un vieux châle le peu d’objets qu’elle voulait emporter. Puis, ses préparatifs de voyage une fois terminés, elle griffonna en hâte ce bout de billet, destiné à celui qui l’abandonnait :
« Je vous ai dit que je partirais, et je pars ; je pars sans vous, et je ne reviendrai plus. Quand je serai à Aprey, chez les parents qui me restent, j’écrirai à Mme Adrienne pour lui expliquer mon départ. Rassurez-vous, je saurai taire ce qu’il faut, et votre repos ne sera pas compromis. Encore une fois, adieu ! »
Tout était fini, un dernier regard sur cette petite chambre où elle avait tant pensé à lui, puis elle en franchit le seuil et, traversant le couloir, elle alla glisser son billet sous la porte de Francis. Toute sa poitrine se souleva, un sanglot secoua ses lèvres, puis elle s’enfuit, descendit légèrement l’escalier et gagna les champs par le jardin.
Comme on doit le supposer, Francis avait eu de la peine à s’endormir. Sa conscience était loin d’être calme ; il ne laissait pas d’éprouver une angoisse fiévreuse en songeant à la figure qu’il ferait le lendemain, au retour de sa femme. Il ne croyait pas à ce départ dont l’avait menacé Sauvageonne et il se demandait quelle tournure les choses prendraient dans l’avenir. La jeune fille ne brillait pas par la circonspection, et Adrienne, en revanche, était devenue terriblement perspicace depuis six mois. Comment sortirait-il de tout cela ? et quel pas de clerc il avait fait le jour où il s’était laissé tenter près des sources de l’Aujon !…
Il ne s’assoupit que très avant dans la nuit, eut deux ou trois cauchemars, puis finit par s’endormir d’un de ces lourds sommeils du matin qui suivent les nuits fiévreuses.
Il fut réveillé en sursaut par un piaffement de chevaux et un roulement de voiture. C’était Pierre qui partait avec la calèche pour la gare de Langres. Le soleil était déjà haut. Francis se frotta les yeux avec la sensation confuse d’une angoisse qui se serait prolongée à travers son sommeil. — Qu’ai-je donc ? se demanda-t-il. — Puis il songea à la scène de la veille, au retour imminent d’Adrienne, et il s’étira en frissonnant. Ses regards, qui erraient distraitement à travers la chambre, aperçurent tout à coup le billet de Sauvageonne. Sa poitrine se serra. — Assurément quelque chose de grave s’était passé pendant son sommeil. — Il se précipita hors du lit, ramassa la lettre et la lut, tandis que le cœur lui sautait jusque dans la gorge… Partie ! ce n’était pas possible !… Il se vêtit sommairement et courut à la chambre de la fugitive. Les tiroirs ouverts et en désordre trahissaient la hâte du départ. Par la fenêtre ouverte, le soleil dardait ses rayons sur le lit, qui n’avait pas été défait. — Le doute n’était plus possible, et Sauvageonne avait bien mis réellement ses menaces à exécution…
Oui, elle était partie et déjà loin, à travers les tranchées de Montavoir, elle s’en allait le cœur navré. En passant devant la Peutefontaine, elle avait eu un moment la tentation d’y ensevelir à tout jamais, sous les roseaux, le terrible chagrin qui la torturait, mais la pensée de mourir dans cette eau bourbeuse, pleine de sangsues, l’avait fait frissonner de dégoût et elle s’était hâtée de gravir la route qui menait au bois. — Elle souffrait atrocement ; son amour si vivace, si confiant, si exubérant, avait été brisé en pleine sève ; il lui semblait que, dans tout son corps, il n’y avait pas une fibre qui ne fût déchirée et saignante. A cette souffrance constante une piqûre aiguë ajoutait ses élancements intermittents, chaque fois que Denise repensait à l’égoïsme de Francis. Elle l’aimait toujours et elle ne pouvait se consoler d’être réduite à le mépriser. Son idole était brisée, et ce qui désolait le plus la pauvre fille, c’était de découvrir de quelles matières vulgaires était composé celui dont elle avait fait un dieu. Avec sa nature de sauvage sur laquelle la civilisation avait à peine mordu, elle ne comprenait rien aux hypocrisies, aux faux-fuyants et aux faux-semblants à l’aide desquels les gens du monde composent avec leur conscience et arrêtent l’élan de leurs instincts les plus généreux. — Il y a des plantes forestières qui meurent plutôt que de s’accoutumer à une culture artificielle, et Sauvageonne était de leur famille. — Elle cheminait lentement sous bois, choisissant les sentiers les moins frayés, les tranchées les plus abruptes, et s’y abandonnait à un chagrin violent qui se traduisait par des larmes abondantes et des sanglots convulsifs. Parfois elle s’arrêtait, étreignait un arbre et tordait désespérément ses bras autour de l’écorce rugueuse. Cet embrassement farouche la soulageait ; il lui semblait que la forêt, sa vieille amie d’enfance, compatissait fraternellement à sa peine.
Quand on a longtemps vécu au milieu des bois, on entre avec eux en une intime communion de sentiments. On subit les impressions confuses qu’ils paraissent recevoir, et, par contre, on s’imagine volontiers que la forêt s’associe sympathiquement aux émotions qu’on éprouve. L’épanouissement joyeux des verdures nouvelles, la chute mélancolique des feuilles tombantes, la majesté des soleils couchants entrevus à travers la futaie, la fraîcheur apaisante des réveils du matin dans les taillis, trouvent en nous de fidèles échos, et de même, selon que nous sommes heureux ou misérables, nous finissons par croire que l’âme mystérieuse des plantes se met avec nous en fête ou en deuil. — Dans la forêt assoupie et silencieuse sous l’embrasement du soleil d’août, Sauvageonne sentait comme un épuisement, comme un accablement pareil au sien. Les ruisseaux qui bourdonnaient encore gaîment à l’époque de son retour étaient maintenant taris ; les pierres blanchies, les herbes couchées et limoneuses indiquaient seules la trace de leur lit desséché ; les feuillées, si vertes et si lustrées le mois d’avant, pendaient ternes et privées de sève. Elle traversa la coupe du Fays ; le sol, couvert de broussailles et de fougères roussies, était aveuglant de clarté ; des milliers d’insectes l’emplissaient d’un murmure strident et métallique ; la loge était effondrée, et les sabotiers étaient partis. — Ah ! songeait Denise en se frayant un chemin parmi les ronces défleuries et les genêts couverts de gousses noires, pourquoi n’ai-je pas trouvé dans le cœur de Francis la bonne foi et le dévouement qu’avaient mes pauvres sabotiers ? J’aurais été heureuse avec lui, même dans une hutte en ruine comme celle-ci !
Elle était rentrée sous bois et cherchait à s’orienter. A travers le silence des ramures engourdies, elle entendit au loin le bouillonnement des sources de l’Aujon, et tout son corps tressaillit douloureusement au souvenir de la soirée du bain. Elle s’arrêta et prêta l’oreille, se berçant du chimérique espoir que Francis repentant était parti à sa recherche et qu’il allait peut-être déboucher du fourré. — Ah ! s’il lui était apparu tout à coup, de même que ce soir de juillet où elle l’avait vu se dresser brusquement au milieu des coudraies, comme elle lui eût tendu les bras, comme elle lui eût pardonné bien vite ses cruelles hésitations ! Mais les cépées demeuraient immobiles, et le soleil, devenu perpendiculaire, dardait ses rayons implacables à travers la futaie déserte. Elle se remit en route ; le Creux d’Aujon était sur sa gauche, la ferme d’Acquenove était derrière elle ; en poussant vers la droite, elle devait tomber sur les champs du plateau de Langres. En effet, après une heure de marche, elle atteignit une lisière et vit devant elle, dans une clarté éblouissante, les plaines pierreuses et un long ruban de route blanche qui tranchait sur le jaune pâle des seigles déjà moissonnés. Elle franchit les raies ensoleillées où les chaumes et les chardons lui meurtrissaient les jambes, et arriva déjà fatiguée au milieu du grand chemin.
Cette route, nue et droite, bordée d’ormes au feuillage grêle, lui faisait peur. On eût dit qu’en quittant la forêt, elle y avait laissé son courage et un peu de la force physique qui l’avait soutenue jusque-là. Ses pieds étaient gonflés et la grosse chaleur de midi l’étourdissait. La flambante réverbération du soleil sur les talus calcaires, sur les champs et sur le sable du chemin lui faisait mal aux yeux. Devant elle, de temps en temps, le vent d’ouest soulevait une colonne de poussière, la roulait en spirale, puis l’éparpillait sur les herbes jaunies des fossés. Les sauterelles emplissaient de leur bruit de lime les cailloux emmétrés sur le bord de la route ; puis elles se taisaient brusquement à son approche. Le bourdonnement reprenait et se succédait ainsi de cent pas en cent pas, avec de subites intermittences pendant lesquelles on n’entendait plus que le crépitement sec des chaumes embrasés de lumière. — Pour Denise, cette route poudroyante et sans ombre était réellement le commencement de l’inconnu ; elle y cheminait comme à regret, déjà alourdie et désorientée. Au point culminant du plateau, un cantonnier assis sur un énorme moellon cassait des cailloux. Abrité derrière un châssis de paille, les yeux protégés par de grosses lunettes, il brisait la pierre à coups de marteau, d’un geste machinal et résigné. Denise s’arrêta pour lui demander le chemin d’Aprey. Il examina un moment avec curiosité cette fille habillée comme une demoiselle et tenant à la main son paquet noué dans un châle, puis, se dressant sur ses jambes noueuses, il lui montra du bras l’embranchement qui coupait au loin le plateau sur la droite et se remit à concasser ses cailloux, tandis que Denise recommençait à marcher dans la poussière brûlante.
Elle se sentait horriblement lasse. Un malaise étrange, causé sans doute par la fatigue d’une nuit blanche, la privation de nourriture et l’accablement d’un soleil torride, s’était emparé de tout son corps. Le cœur lui manquait, ses jambes chancelaient, de soudaines chaleurs lui montaient à la gorge et faisaient perler une sueur froide sur ses tempes. Prise de vertige, elle eut à peine la force de se traîner jusqu’au fossé et de s’appuyer au talus. Tout tournait. — Ah ! Dieu, pensait-elle, est-ce que je vais mourir là, sur cette horrible route ? — Ses paupières s’alourdirent, sa tête s’en alla en arrière et elle n’eut plus conscience de ce qui se passait autour d’elle…
A Rouelles, pendant ce temps, Francis attendait l’arrivée de sa femme dans des transes un peu analogues à celles d’un condamné à mort durant l’heure qui précède son exécution. Il avait la fièvre et ne pouvait tenir en place. Il ne savait plus comment il sortirait de toutes les complications funestes où l’avait jeté son aventure avec Denise. Qu’allait dire Mme Adrienne en apprenant le mystérieux et inexplicable départ de Sauvageonne ? A la maison, les domestiques ne s’en doutaient pas encore, mais avant le soir tout se saurait… Pauvre Sauvageonne ! où était-elle à cette heure et comment allait-elle vivre dans ce village où on la considérerait sans doute comme une charge embarrassante ?… Malgré son égoïsme, Francis se sentait pris de pitié en songeant aux hasards, aux dangers même qu’allait courir cette malheureuse enfant, qui l’avait si étourdiment aimé et qu’il avait si cruellement poussée à sa perte. Le sentiment d’une lourde responsabilité ne contribuait pas peu à accroître le malaise où le plongeait l’attente d’Adrienne. A chaque instant, il consultait sa montre : — Encore deux heures… encore une heure… et elle sera ici ! — Un frisson glacé lui passait dans le dos. Il se levait, préparait la contenance qu’il prendrait au moment de l’arrivée, les raisons qu’il pourrait bien donner pour expliquer la fuite de Denise. Puis, enfiévré et brisé par l’anxiété, il se jetait dans un fauteuil, fermait les yeux et se creusait l’esprit pour trouver une solution favorable.
Par moments il arrivait à se rassurer en se payant d’illusions, en se leurrant lui-même au moyen d’arguments ingénieux, à l’aide desquels il endormait momentanément son inquiétude : — Après tout, se disait-il, Denise est une créature étrange ; ses goûts rustiques et ses habitudes vagabondes l’ont peut-être mieux organisée que je ne l’imagine pour supporter l’épreuve qu’elle s’est volontairement imposée. Elle aime les paysans, elle a de leur sang dans les veines, elle était née pour vivre avec eux, et pourvu qu’elle trouve ses parents à Aprey, elle saura se tirer d’affaire. Ce n’est pas une fille comme une autre. Elle est entêtée et indépendante ; une fois installée là-bas, elle refusera énergiquement de rentrer à Rouelles. — Reste Adrienne ; mais celle-là est plus maniable, et elle m’écoute volontiers. Je saurai manœuvrer de façon à ce qu’elle renonce à rappeler sa filleule auprès d’elle. Ce sera difficile peut-être tout d’abord, parce qu’elle est imbue d’un tas d’idées sentimentales et romanesques, mais avec de l’adresse et de la ténacité j’arriverai à lui faire entendre raison. Elle comprendra que ce parti est de beaucoup le plus avantageux, dans le propre intérêt de Denise, et aussi dans l’intérêt de notre tranquillité intérieure. Alors, comme le plus fort sera fait, puisque Denise a pris les devants, les choses s’arrangeront au moyen d’une somme d’argent placée sur la tête de la fugitive… En résumé, tout sera ainsi pour le mieux ; rien ne transpirera de la faute que j’ai eu la sottise de commettre… Oui, je me suis mal conduit, c’est certain, et je plains la pauvre enfant… Mais je ne suis pas un ange après tout, et un ange lui-même aurait succombé à la tentation… Si elle était restée ici, la situation eût été intolérable, et fatalement Adrienne aurait fini par tout découvrir… Décidément, c’est un mal pour un bien… Pourvu que Denise soit arrivée saine et sauve à Aprey !
Il en était là de son monologue, quand un bruit de roues fit crier le sable de la route et il entendit qu’on ouvrait la grande porte de la cour. — Il se leva tout pâle, le cœur battant, et s’élança vaillamment hors du vestibule. Mme Pommeret était déjà descendue de voiture et, avant qu’il eût pu placer un mot, elle lui sauta au cou.
— Me voici ! s’écria-t-elle en l’embrassant, je te reviens en parfaite santé… Il n’en est pas de même de tout le monde, car je te ramène la pauvre Sauvageonne dans un triste état.
— Sauvageonne ! murmura Francis atterré… Elle est là ?
Il n’osait lever les yeux vers la voiture, à la portière de laquelle la femme de chambre se tenait affairée.
— Oui, figure-toi que nous l’avons trouvée à demi évanouie sur le bord de la route… En plein soleil ! il y avait de quoi la tuer… Oh ! j’ai bien deviné tout de suite qu’elle avait commis quelque nouvelle incartade… Elle ne voulait pas revenir, et nous avons été obligés de l’emporter de force. — Maintenant, elle va mieux, mais elle est encore faible, et il ne faudra pas être trop rude avec elle.
Abasourdi, il regardait alternativement sa femme et la jeune fille qui avait fini par descendre avec l’aide de Zélie. Elle passa près de lui, blanche comme un cierge, et marcha presque automatiquement dans le vestibule, sans avoir l’air de voir Francis.
— Mon ami, reprit Adrienne en glissant son bras sous celui de son mari, sois indulgent !… Je suis sûre que tu l’as traitée avec trop de sévérité, et c’est une fille qu’il ne faut pas brusquer… Reste avec elle pendant que je vais changer de robe ; dis-lui une bonne parole ! — Elle rejoignit Denise et la baisa au front : — A tout à l’heure, mon enfant, continua-t-elle ; je te laisse faire la paix avec ton beau-père.
Mme Pommeret était entrée avec Zélie dans la pièce où on avait porté les bagages. Francis respirait plus librement en songeant qu’après tout Denise n’avait rien dit de compromettant. Il s’arrêta sur le seuil de la chambre où la jeune fille venait de pénétrer.
— Denise ?… commença-t-il avec un accent interrogatif.
Elle leva sur lui un regard sombre, et ses lèvres pâles se desserrèrent enfin :
— N’ayez pas peur, interrompit-elle, je ne suis pas revenue de mon plein gré, allez ! — Elle fit quelques pas dans la chambre, puis, se retournant, elle ajouta avec une sourde voix rageuse : — Si vous saviez comme je vous méprise !
Et la porte se referma violemment au nez de Francis.