Sauvageonne
SAUVAGEONNE
PREMIÈRE PARTIE
I
Les cloches de la petite église d’Auberive sonnaient le dernier coup de vêpres. Les deux chiens-loups de l’épicier Sausseret, dont les nerfs étaient sans doute désagréablement ébranlés par le timbre grêle de la sonnerie, s’étaient élancés hors de la boutique de leur maître, et, le nez en l’air, les oreilles couchées, accompagnaient les cloches d’un long glapissement plaintif. Deux ou trois dévotes, frileusement enveloppées dans des pelisses à capuchon, leur paroissien à la main, se hâtaient vers l’église, dont la flèche pointue dépassait les arbres du quartier des Corderies : on voyait leurs silhouettes noires se détacher en perspective sur le cailloutis blanc de la rue montante. Le nouveau garde-général, Francis Pommeret, sortit à son tour de l’auberge du Lion d’or, où il logeait, et suivit la route qui coupe le village dans sa longueur. Le garde-général était en tenue : tunique verte serrée sur les hanches, pantalon gris à la hussarde, képi à galon d’argent et gants de peau de daim. Installé depuis peu, il avait choisi ce dimanche de février pour faire ses visites d’arrivée.
Il cheminait lentement entre les maisons basses qui bordent la route ; de temps en temps, un coin de rideau se soulevait à une fenêtre et deux yeux curieux dévisageaient le nouveau fonctionnaire. Le jeune homme, du reste, valait la peine qu’on le regardât. Grand, bien découplé, la taille fine, la poitrine bombée, la barbe blonde en éventail, l’air aimable et l’œil caressant, il semblait très fier de sa bonne mine et de ses vingt-quatre ans épanouis. Issu d’une famille bourgeoise médiocrement rentée, mais chargée d’enfants, il avait honnêtement pioché au collège, était entré dans un rang honorable à l’école forestière, et, après deux ans de stage dans une ville de l’Est, l’administration venait de le nommer garde-général à Auberive. — Pour un forestier pur sang, ce village de cinq cents âmes, perdu au cœur de la montagne langroise, eût été une résidence de choix : trois lieues de forêts faisaient alentour la solitude et la paix, et de magnifiques futaies abritaient presque de leurs branches extrêmes les jardins et les vergers de la localité. Seulement Francis Pommeret n’avait pas le feu sacré ; il était entré dans l’administration forestière, non par goût, mais parce qu’il fallait choisir une carrière, l’exiguïté du patrimoine paternel ne lui permettant pas de vivre en oisif. Son choix avait été principalement déterminé par la perspective des deux années d’école à Nancy et par l’idée de porter un joli uniforme. Francis était avant tout un mondain, un amoureux de la vie élégante et remuante des grandes villes. En l’embrassant, le jour des adieux, sa mère lui avait remis pour son argent de poche une centaine d’écus, épargnés sou par sou, et lui avait dit : « Maintenant, mon ami, c’est à toi de te tirer d’affaire ; un garçon bien élevé et joliment tourné peut arriver à tout avec de l’ordre et de l’entregent. Sois économe, tâche de te créer de belles relations et de dénicher une héritière que tu épouseras… » — Sur la route, en boutonnant ses gants, Francis Pommeret se remémorait cette dernière allocution maternelle, et, dans sa barbe soigneusement peignée, ses lèvres ébauchaient une légère grimace. — Au fond de ce pays de loups, pensait-il, les belles relations doivent être aussi rares que le trèfle à quatre feuilles, et, quant aux héritières, il est fort douteux que j’en rencontre jamais une dans les sentes broussailleuses de la forêt !…
Tout en monologuant ainsi intérieurement, il était arrivé devant la maison du percepteur. C’était sa première visite. Il agita vivement le pied-de-biche suspendu à un fil de fer et, après avoir patiemment attendu quelques secondes, personne n’accourant à son coup de sonnette, il poussa l’huis entre-bâillé et se trouva dans une cour remplie de poules. Des cris d’enfants partirent d’un corps de logis passablement délabré et se mêlèrent au gloussement des volailles effarouchées. A la fin, une porte s’ouvrit, et une femme encore jeune, en jupe d’indienne et en camisole du matin, avec des cheveux ébouriffés sous un bonnet de nuit posé de travers, parut sur le seuil. Francis Pommeret la héla d’un ton dégagé et lui demanda si M. Petitot était chez lui. Sur la réponse embarrassée, mais négative de la jeune femme, Francis tira une carte de son carnet et la lui remit négligemment en lui recommandant de ne pas oublier d’exprimer ses regrets « à son maître. » A certain mouvement des lèvres et des yeux, et à une rougeur subite qui monta au visage de la dame, le garde-général soupçonna tout à coup que celle qu’il venait de traiter en servante était la propre femme du percepteur. Ayant la conscience de sa bévue, il salua gauchement et sortit. — Joli début ! songea-t-il, je me suis déjà fait une ennemie.
Chez le juge de paix, chez le notaire et chez le médecin, il trouva visage de bois : le premier était allé chasser des poules d’eau sur l’étang de Rouelles, les deux autres avaient été appelés au dehors par leurs fonctions.
Maintenant venait le tour du curé ; les vêpres étant finies, le garde-général jugea le moment opportun pour se présenter au presbytère : — une antique maison bien confortable, bâtie discrètement entre cour et jardin, avec un seuil où des lauriers-thyms fleurissaient dans des caisses de bois peint en vert. Dès que Francis eut décliné sa qualité, la sœur de M. le doyen, vieille fille étique, à la mine austère et prudente, l’introduisit dans le salon orné de tableaux de sainteté et d’une vaste bibliothèque. L’abbé Cartier, sec lui-même comme un brin de fagot, était assis devant la fenêtre, à contre-jour. Il se leva de son fauteuil de paille pour recevoir le visiteur. Francis vit un grand corps décharné, perdu dans les plis d’une soutane neuve, un front maigre en surplomb au-dessus de deux cavités renfoncées où des yeux noirs perçants luisaient comme dans un soupirail, un nez droit, affilé du bout et deux lèvres minces, rentrées, sardoniques, qui s’entr’ouvraient pour lui souhaiter la bienvenue.
— Enfin, songea-t-il en s’asseyant, voilà au moins une créature intelligente.
— Vous habitez depuis peu notre pays, monsieur le garde-général ? commença le prêtre, en ramenant sur ses genoux les plis de sa soutane, car je n’ai pas encore eu le plaisir de vous voir aux offices du dimanche.
Francis répondit qu’il était arrivé depuis huit jours. Le curé eut un hochement de tête contristé, où le jeune homme crut voir un reproche indirect. M. le doyen pensait sans doute que l’absence de son nouveau paroissien à la grand’messe du matin était un signe trop évident d’indifférence religieuse.
— Vous succédez, reprit l’abbé avec un soupir, à un homme que nous regrettons tous ; votre prédécesseur apportait un zèle méritoire à l’accomplissement de ses devoirs et il faisait l’édification de la paroisse.
Ici un second soupir comme pour dire : — Je crains bien qu’il ne soit pas remplacé sous ce rapport. — Francis, pour changer la conversation, parla des richesses forestières de la localité.
— Notre pays, répliqua brièvement le prêtre, n’offre pas beaucoup de distractions aux étrangers.
— Pourtant, hasarda le garde-général, il y a quelques ressources de société.
— Ici, chacun est tout entier à ses occupations, et on se voit peu… Autrefois, les fonctionnaires trouvaient un accueil hospitalier à la Mancienne, chez le maître de forges, mais depuis la mort de M. Lebreton, sa veuve ne reçoit plus… comme de juste.
— Son deuil est récent ?
— M. Lebreton est mort depuis neuf mois à peine… C’est une grande perte pour la paroisse… Il faisait beaucoup de bien.
La conversation languissait. Francis se leva et, voulant essayer de gagner le cœur du prêtre avant de prendre congé, il s’extasia sur la bibliothèque et demanda la permission d’y puiser quelquefois.
— Oh ! dit le curé avec une modestie voulue, je n’ai là que des livres utiles à l’exercice de mon ministère… Aucun ouvrage profane… Néanmoins, ajouta-t-il, tandis que ses lèvres minces ébauchaient un sourire poliment ironique, si vous êtes amateur de lecture, je possède la collection des pères grecs et latins, et je la mets à votre disposition.
Là-dessus il reconduisit son visiteur jusqu’à la rangée des caisses de lauriers et le congédia avec un salut cérémonieux.
Francis Pommeret, un peu déconfit, se rabattit chez la receveuse des postes, dont la maison, blanchie à la chaux et proprette, formait l’angle de la place de l’église. Après être entré dans le couloir obscur réservé au public, n’ayant pu parvenir à découvrir une sonnette, il prit le parti de chercher à tâtons la poignée d’une porte, derrière laquelle il entendait un bruit d’ustensiles de ménage. Cette porte céda brusquement et s’ouvrit toute grande.
— C’est toi ? s’écria une voix de femme ; ferme vite, ma chère, à cause des chats.
Puis, tout à coup, s’apercevant de sa méprise, la même voix poussa un cri étouffé et se confondit en excuses pendant que Francis se nommait.
La pièce où il se trouvait, mal éclairée par une fenêtre étroite, était déjà à demi pleine d’ombre. En jetant un coup d’œil rapide sur les murs et l’ameublement, le garde-général vit qu’elle servait à la fois de cuisine et de salle à manger. La table de toile cirée, placée au centre, était couverte de vaisselle ; sur le brasier de la cheminée, un rôti de veau cuisait dans une coquelle de fonte, emplissant la chambre d’un grésillement et d’une odeur de graisse bouillante. Une jeune personne, debout devant la cheminée, regardait le visiteur d’un air effaré et murmurait des phrases décousues. Autant que la faible lumière venant de la fenêtre permettait d’en juger, elle pouvait avoir vingt-cinq ans et sa toilette était fort négligée : jupe noire et caraco de laine grise, laissant voir un cou assez blanc et des bras nus jusqu’aux coudes. De la figure tournée à contre-jour, Francis ne distinguait que des contours assez rondelets et deux petits yeux, étoilés par les lueurs du brasier.
— Je suis vraiment confuse, répétait-elle ; ma sœur est allée au chapelet et je suis restée à la maison pour préparer le souper… Veuillez donc vous asseoir, monsieur, et m’excuser de vous recevoir ici.
Francis répondit que c’était à lui de s’excuser et fit mine de se retirer en regrettant de n’avoir pas rencontré la receveuse.
— Mais elle ne tardera pas à rentrer, je vous assure, insista la jeune fille, partagée évidemment entre l’embarras de se montrer en déshabillé et le désir de connaître le nouveau garde-général.
Il se décida à prendre le siège qu’on lui offrait et s’assit en face de la coquelle, qui continuait à chanter violemment et dont le bruit couvrait parfois la conversation des deux interlocuteurs. Ce tapage augmentait encore la confusion de la jeune ménagère ; elle était fort troublée de recevoir l’étranger d’une façon aussi peu cérémonieuse et, d’un autre côté, elle n’avait pas le courage de le conduire dans le salon sans feu, dont les volets étaient clos et où il aurait fallu allumer des bougies, c’est-à-dire se montrer en plein dans le désordre de sa toilette de cuisinière. Pour déguiser son embarras, elle causait avec une volubilité nerveuse, faisant à la fois les demandes et les réponses.
— Vous n’êtes pas à Auberive depuis longtemps, monsieur… Depuis une semaine, je crois ?… Comment trouvez-vous le pays ?… Point très gai assurément… C’est un véritable trou, et il n’y a personne à voir.
— Cependant, objecta Francis, on m’a parlé de la maison de Mme Lebreton…
— La Mancienne ? oh ! elle n’est plus gaie comme autrefois… La mort de M. Lebreton a tout changé.
— Sa veuve est inconsolable, à ce qu’il paraît.
— Inconsolable, c’est beaucoup dire, répliqua la sœur de la receveuse : le défunt était plus âgé qu’elle, et très bourru… Je ne crois pas qu’elle le regrette tant que cela.
— Elle est jeune ?
— Jeune… si l’on veut !… Trente-quatre ans, au moins.
— Ce n’est pas encore la décrépitude, reprit Francis en riant, et elle peut se remarier.
— Sans doute ; pourtant je ne pense pas qu’elle s’y décide. Elle n’a pas d’enfants, mais elle a adopté une orpheline dont elle s’est entichée et qu’elle fait élever au Sacré-Cœur… En tous cas, si elle se remarie, ce ne sera pas à Auberive, et, de toute façon, on ne recevra plus guère à la Mancienne. Mme Lebreton a pris le pays en grippe et elle passe presque tout son temps à Dijon.
La receveuse ne rentrait pas ; la coquelle était devenue silencieuse, mais une vague odeur de roussi qui s’en dégageait semblait inquiéter la jeune fille ; il était évident que le rôti brûlait, et elle n’osait le retourner en présence de cet étranger. Elle devenait distraite et ne quittait pas des yeux le couvercle ; elle finit par le pousser discrètement du pied : il tomba et le pétillement de la graisse bouillante recommença. Réveillés par ce bruit strident, deux canaris dans leur cage furent pris à leur tour d’un besoin démesuré de se mettre à l’unisson, et leurs voix luttèrent bientôt d’acuité avec le grésillement du morceau de veau. Francis Pommeret, agacé et craignant d’être forcé de prolonger encore sa visite si, par hasard, la receveuse s’avisait de rentrer, se leva brusquement et prit congé. Il avait à peine fermé la porte qu’il entendit la jeune fille se précipiter désespérément vers son rôti à demi carbonisé.
Dès qu’il fut dehors, il aspira longuement l’air humide ; sa poitrine était oppressée, il éprouvait une sorte d’engourdissement général, comme si l’odeur de renfermé qu’exhalaient ces intérieurs campagnards et le ronron monotone des phrases insignifiantes qu’on y échangeait eussent produit sur son cerveau l’effet d’une drogue stupéfiante. — Le jour tirait à sa fin, et le crépuscule, tombant en nappes grises du haut des grands bois aux teintes bistrées, ajoutait encore sa mélancolie au malaise moral du jeune Pommeret. Le tintement grêle des cloches avait recommencé, et les aboiements rageurs des chiens de l’épicier les accompagnaient de nouveau.
— Et c’est dans un pareil milieu que je suis condamné à végéter trois ans, cinq ans peut-être ! se disait le garde-général en descendant le cailloutis qui mène à la promenade d’Entre-deux-Eaux ; je ne sortirai d’ici qu’enragé ou idiot.
Il marchait maintenant sous les branches moussues des vieux tilleuls de la promenade. A droite et à gauche, les deux bras de l’Aube qui longent la chaussée ruisselaient avec un doux sanglotement sur leur lit pierreux ; le ciel, teint des rougeurs saumonées des soirs d’hiver, se reflétait dans l’eau courante, et Francis Pommeret songeait avec tristesse aux joyeuses soirées de dimanche passées jadis à la Pépinière de Nancy en compagnie de ses camarades de promotion, tandis que la musique militaire jouait des valses de Métra sous les grands arbres, et que de belles dames aux jupes frissonnantes passaient et repassaient le long des pelouses.
Il lui restait à faire sa visite au château de la Mancienne. D’après ce qu’il avait appris chez le curé et au bureau de poste, il y avait peu de chance pour qu’il fût reçu par la maîtresse du logis ; néanmoins il ne pouvait se dispenser de déposer sa carte.
A l’extrémité de la promenade, il aperçut les murs et la grande grille de la Mancienne. Entre les volutes et les oves de fer forgé, il distinguait le château avec son double perron, sa façade blanche, ses fenêtres aux carreaux empourprés par le couchant et son parc aux profondeurs silencieuses. Il poussa une petite porte entre-bâillée et entra, après avoir agité une clochette dont le tintement fit accourir la concierge.
— Non, monsieur, répondit-elle à la question du visiteur, madame est absente… Elle est à Dijon… Madame ne se plaît pas ici pendant l’hiver ; elle y a trop peur et elle n’y rentrera qu’après Pâques.
Tandis que la concierge parlait, les yeux de Francis suivaient curieusement les allées sablées et tournantes qui se perdaient dans l’ombre des massifs, puis reparaissaient au loin, jaunissantes parmi la verdure des pelouses.
— Puis-je me promener un moment dans le jardin ? demanda-t-il.
— Certainement, monsieur… Madame a toujours permis aux personnes du pays d’y venir le dimanche. Vous pouvez vous y promener à votre loisir.
Francis Pommeret usa de la permission, et, faisant le tour de la maison d’habitation, suivit lentement les circuits des allées, qui tantôt s’enfonçaient sous la nuit déjà épaisse des sapins, tantôt s’étalaient à l’aise en plein ciel.
Le parc, entouré de murs, occupait le bas des deux versants de l’étroite vallée. La petite rivière, partagée en une vingtaine de ruisselets tapageurs, s’éparpillait tout à travers, miroitant dans l’herbe, sautillant sur les roches, disparaissant sous des ponts rustiques pour reparaître un peu plus loin entre deux franges de roseaux desséchés. Des groupes de bouleaux, des massifs de pins argentés découpaient sur les gazons leurs silhouettes grêles ou vigoureuses. Au loin, entre les arbres effeuillés, on apercevait la façade postérieure du château, avec sa toiture d’ardoise violacée, ses persiennes closes et son perron solitaire abrité sous une marquise vitrée. Tout cet ensemble avait un aspect large, opulent, qui faisait plaisir à voir.
Dans ce milieu tranquille et confortable, Francis Pommeret se sentait revivre ; ses poumons jouaient plus librement ; il lui semblait qu’il respirait des bouffées de luxe et de bien-être. Il s’était assis sur un banc de bois, au pied d’un bouquet de platanes ; il regardait avec une joie mélancolique les arbres centenaires, les pièces d’eau, les longues pelouses vaporeuses et les hautes lisières des bois de Montavoir, où la lune se levait. Seul, dans ce parc endormi, il se complaisait à bâtir de fantastiques châteaux en Espagne, qu’il peuplait de chimères souriantes.
Le bruit lointain des sabots de la concierge sur les pavés de la cour le réveilla soudain de son rêve. Il s’aperçut que la nuit était tout à fait venue, et lentement, comme à regret, il quitta la Mancienne pour reprendre le chemin de sa maussade auberge.