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Sauvageonne

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VI

C’était un jeudi, jour d’ouvroir, et comme il faisait mauvais temps, la petite salle de l’école des sœurs, qui servait d’atelier aux dames d’Auberive, avait vu grossir son contingent habituel de charitables ouvrières. C’étaient de vieilles connaissances : — la femme du notaire, d’humeur inquiète et maussade à cause de ses névralgies, dont la défendait mal un capuchon de soie noire encadrant une figure bilieuse ; — la perceptrice, qui avait mis une robe propre et qui s’était arrachée à regret à ses raccommodages domestiques pour venir travailler aux nippes des pauvres : — Mlle Irma Chesnel, sur la tête de laquelle deux hivers avaient passé, non sans quelques dommage, mais qui gardait toujours au fond de son cœur un petit coin vert et printanier pour le mari de ses rêves ; — la sœur du curé, Mlle Euphrasie Cartier, droite, sèche, anguleuse, exerçant avec austérité et méthode ses hautes fonctions de directrice de l’ouvroir. Dans l’embrasure d’une croisée, l’une des deux institutrices, la sœur Télesphore, se tenait assise discrètement, modestement, sans prendre part à la conversation. Sous son ample cornette de linge empesé, on ne voyait que le profil penché de son visage couleur de cire, tandis que ses doigts agiles cousaient une chemise de grosse toile. — Non loin de la sœur, une autre vieille connaissance, Manette Trinquesse, debout sur ses larges pieds, contemplait le second de ses gachenets, auquel Mlle Cartier essayait une blouse de cotonnade. Le jeune drôle grattant son nez, d’un air ennuyé, se prêtait mal à l’essayage, baissant les bras quand il fallait les lever et essuyant force réprimandes de la part de la sévère Euphrasie, dont les doigts rudes maniaient ces membres d’enfant comme s’il se fût agi d’un mannequin.

Au dehors, le tumulte des giboulées d’avril qui tombaient à chaque instant se mêlait au bruit sec du madapolam déchiré, au grincement des ciseaux, au bourdonnement des voix. Une lumière grise, pâlie encore par la mousseline des rideaux et le ton mat des pièces de calicot déroulées, mettait une froideur de sacristie dans cette salle nue, aux murs blanchis à la chaux, ayant pour tout ornement un crucifix de bois noir et une statuette de la Vierge. Dans ce jour calme et blafard, les profils des ouvrières s’enlevaient en noir ; les physionomies étaient paisibles et recueillies, les propos s’échangeaient à mi-voix comme sous la voûte d’une église.

— Allons, laisse ton nez, garnement ! grogna tout à coup Mlle Euphrasie en tirant la blouse par les manches. — Puis elle ajouta en la remettant à la sœur Télesphore : — Il y a quelque chose à repincer à l’emmanchure, ma sœur.

Tout à coup elle poussa une exclamation en apercevant un large accroc au fond de la culotte du gamin :

— Ah ! bons saints anges ! voilà un pantalon déchiré d’une façon indécente !… Encore une dépense sur laquelle nous ne comptions pas… Cet enfant est une ruine pour l’ouvroir : il userait du fer !

— Eh ! ma pauvre demoiselle, geignit Manette, à qui le dites-vous ? C’est un vrai brisaque, et son aîné est encore pire… Si l’ouvroir ne m’assiste pas, ils iront bientôt par les rues, nus comme de petits Saint Jean. Dans le temps que Mme Lebreton était à la Mancienne, elle me donnait bel et bien des nippes pour eux et pour moi, mais maintenant qu’elle a quitté Rouelles, je ne sais vraiment plus comment me tirer d’affaire.

— Mademoiselle Irma, demanda la notaresse à sa voisine, expliquez-moi donc pourquoi Mme Pommeret n’est pas restée à Rouelles pour ses couches ?

La sœur de la receveuse des postes haussa les épaules :

— Est-ce que l’on sait ? Tout est mystère dans cette maison-là… Il paraît que Denise est souffrante et que les médecins lui ont conseillé le climat du Midi.

— La pauvre chère dame est donc enceinte pour de vrai ? reprit plaintivement Manette ; eh bien ! j’avais toujours cru que c’était une idée qu’elle se faisait… La dernière fois que je l’ai rencontrée, aux entours de Noël, je venais de ramasser des feuilles mortes dans Montavoir et elle se promenait sur le chemin avec Mlle Denise. Comme je la questionnais sur sa santé : « Manette, qu’elle me dit, je crois que c’est mon tour, et qu’au printemps prochain, j’aurai un petit enfant. — Ma foi, ai-je repris, je ne m’en serais pas aperçue, là, à vous voir droite et mince comme un brin de jonc, à côté de votre fille, qui est toute rondelette !… Une supposition que Mlle Denise serait mariée, sauf votre respect, j’aurais plutôt pensé à la chose pour elle que pour vous… » Voilà ce que je lui ai dit vers la Noël, à preuve qu’elle m’a répondu que j’étais une sotte, et qu’elle m’a tout de même donné une pièce blanche…

Les dames de l’ouvroir s’étaient regardées d’un air scandalisé. Mlle Cartier arrêta net ce flux de paroles :

— Cela prouve, fit-elle sèchement, qu’il ne faut pas se fier aux apparences.

— Est-ce que c’est pour bientôt ? demanda Mlle Chesnel en rougissant.

— Dans tous les cas, répliqua la notaresse, ça ne peut guère arriver avant le mois de mai… Mme Pommeret est revenue de Plombières le 15 août… Ainsi, comptez !

— Oh ! fit la demoiselle en baissant les yeux avec des mines pudibondes, je n’entends rien à ces choses-là !

— Ils n’ont pas perdu de temps, remarqua ingénument la perceptrice ; mon mari prétend que c’est l’effet des eaux.

La petite sœur Télesphore rougissait à son tour et voilait avec sa couture son visage effarouché.

— Mesdames, s’exclama aigrement Mlle Euphrasie, songez qu’il y a ici des oreilles qui ne sont pas habituées à entendre des paroles libres… Ménagez-nous, je vous prie !

Il y eut un moment de silence, puis la notaresse recommença :

— Ce qui m’étonne, c’est que M. Pommeret soit resté à Rouelles.

— Il a annoncé tout dernièrement au juge de paix qu’il comptait partir cette semaine… Il va rejoindre ces dames en Suisse.

— Et les domestiques ?

— Les domestiques gardent la maison… Elle n’a même pas emmené Zélie, sa femme de chambre.

— Pourquoi ? je vous le demande !

— Dame ! suggéra la perceptrice, peut-être par économie… De pareils voyages doivent être coûteux.

— Allons donc ! Mme Adrienne n’est pas dans une position à regarder à un billet de mille francs.

— Enfin ! insinua Mlle Irma, en enfilant son aiguille, on dira ce qu’on voudra, mais je trouve tout cela fort extraordinaire… Ce départ en plein cœur d’hiver, ces deux femmes qui vont seules courir les routes, ces domestiques qu’on n’emmène pas, ce mari qui reste à la maison au lieu d’accompagner sa femme souffrante… Je ne sais pas si je suis faite autrement que les autres, mais cela me paraît invraisemblable ; quelqu’un viendrait m’apprendre qu’il se cache là-dessous quelque drame comme on en voit dans les mauvais ménages, eh bien ! je n’en serais pas étonnée.

— Pourquoi supposez-vous que les Pommeret fassent mauvais ménage ? objecta la notaresse.

— Quand un ménage est mal assorti, soupira Mlle Irma, il y a gros à parier que tout y va de travers… Ma sœur et moi, nous avons toujours pensé que ce mariage-là ne donnerait rien de bon…

Elle fut interrompue brusquement par une voix âpre et virile qui retentit derrière elle comme la trompette du jugement dernier :

— Mademoiselle Chesnel, Notre-Seigneur a dit : « Ne jugez point afin que vous ne soyez point jugés » ; et l’Ecriture ajoute : « Vous ne parlerez pas mal du sourd, et vous ne mettrez rien devant l’aveugle qui puisse le faire tomber… »

Les dames levèrent la tête craintivement et aperçurent le curé, qui était entré pendant le discours de Mlle Irma.

— Mesdames, continua sévèrement l’abbé Cartier, vous me semblez avoir oublié que le travail chrétien doit se faire en silence… C’est une des règles que j’ai établies en fondant votre ouvroir : je vous serai reconnaissant de ne plus l’enfreindre.

Là-dessus il les salua et disparut discrètement comme il était venu. Dans l’ouvroir brusquement silencieux on n’entendit plus que le craquement des étoffes déchirées, le grincement des ciseaux et le ruissellement de la pluie sur les vitres…

Ainsi que l’avait dit la perceptrice, Francis Pommeret se préparait à quitter Rouelles. Après avoir reçu une lettre timbrée de Lausanne, il se fit conduire un matin à la gare de Langres et monta en wagon. Bien loin de la montagne langroise, à travers les forêts rocheuses du Jura, la vapeur le poussa de Belfort à Soleure, de Neufchâtel à Lausanne. Il aperçut au passage, comme dans un rêve, des rivières impétueuses, des gorges profondes, des cimes neigeuses bordant l’horizon, puis enfin le lac Léman dans un encadrement de montagnes aux crêtes dentelées. Mais tous ces paysages nouveaux éveillaient à peine son attention. Il passait à travers ce splendide décor, comme un homme dont le cerveau est engourdi, dont les sensations sont pour ainsi dire amorties sous la pression d’une inquiétude pesante. A Ouchy, le bateau à vapeur, après avoir longé une rive bordée de vignobles, le déposa dans un village situé au milieu des vergers qui s’étendent entre Vevey et Clarens. C’était là que Mme Pommeret s’était installée avec Denise, dans une petite maison louée à un vigneron de la Tour-de-Peilz.

Avec une énergie et un sang-froid extraordinaires au milieu du désastre qui avait bouleversé sa vie, Adrienne avait suivi de point en point le plan qu’elle s’était tracé pendant la nuit même où elle avait surpris la conversation de Francis et de Sauvageonne. Elle avait eu le courage de feindre une grossesse et de l’annoncer à tous ceux avec qui elle était encore en relations, puis, dès qu’elle avait pu craindre que l’état de Denise devînt visible aux yeux des domestiques, elle s’était hâtée de l’emmener, sous prétexte d’un voyage de santé, dans le Midi. Les deux voyageuses s’étaient d’abord fixées à Lausanne, et Mme Pommeret avait exploré les environs pour y choisir un village bien obscur, bien enfoui dans les arbres, où l’on n’aurait à craindre aucune rencontre fâcheuse ; son choix s’était arrêté sur la Tour-de-Peilz, et après avoir achevé les arrangements nécessaires, le moment de la délivrance de Denise étant proche, elle avait enjoint à Francis de venir la retrouver dans son nouveau gîte, car la présence de ce dernier était nécessaire pour le dénoûment de la douloureuse comédie qu’elle jouait depuis des mois.

A la Tour-de-Peilz comme à Lausanne, Denise, sur l’ordre d’Adrienne, avait pris le nom de Mme Francis Pommeret, et quand Francis arriva, il passa aux yeux des gens du village pour le mari de la future accouchée. Vu leur âge à tous deux, la chose paraissait très naturelle, et le chagrin avait si bien vieilli la véritable Mme Pommeret, qu’elle pouvait sans difficulté jouer son rôle de belle mère. Ces derniers jours d’attente, qui avaient réuni dans cette solitude les trois acteurs du drame, furent cruels pour chacun d’eux. Il y eut là un échange muet de regards chargés d’humiliation, de désespoir et de colère, dont la violence tragique est impossible à rendre. Mais la souffrance la plus atroce fut celle d’Adrienne. Les préoccupations de la maternité prochaine absorbaient Denise physiquement et moralement ; Francis était aplati par la situation mortifiante où il se trouvait, par la conscience de son indignité et de son abaissement ; Adrienne les dominait tous deux de toute la hauteur de son immolation, de toute la grandeur de son désastre. Ayant conservé une effrayante lucidité d’esprit, elle ne passait pas une minute sans voir nettement et comme face à face la honte du présent et l’épouvantable perspective de l’avenir. Il fallait à cette Langroise toute la dureté de son tempérament de pierre, toute la force de ses nerfs d’acier, pour supporter la compression de cette longue et silencieuse torture.

Un soir, tandis que le soleil d’avril s’éteignait derrière les montagnes du Jura et que le lac prenait des teintes d’un bleu plus foncé, Denise, étendue depuis douze heures sur son lit de misère, poussa un dernier cri aigu. La sage-femme se tourna au bout d’un instant vers Adrienne et Francis, et tendit à ce dernier un petit être rouge et vagissant, en disant avec un sourire banal :

— Réjouissez-vous, monsieur, c’est un garçon !

Le malheureux, qui s’était dissimulé dans un coin et gisait sur un fauteuil dans un état d’affalement et d’hébétude, se sentit soudain secoué par un coup en plein cœur. Il tressaillit et se leva pour accueillir le fils qu’on lui annonçait ; mais Adrienne lui barra le passage, et, avec un terrible regard dont Pommeret seul comprit toute la virulence menaçante :

— Laissez-nous, dit-elle, vous nous gênez !

Et il sortit, sans même avoir pu contempler cet enfant qui était la chair de sa chair.

Le lendemain, accompagné de la sage-femme et de deux témoins racolés dans le voisinage, il allait déclarer la naissance de son fils devant l’officier de l’état civil et le faisait inscrire sur les registres de la Tour-de-Peilz comme l’enfant de « Pierre-Francis Pommeret et de Laurence-Marie-Adrienne Ormancey, sa légitime épouse, domiciliée avec lui à Rouelles (France). » C’était un mensonge sévèrement puni par ce code, dans la respectueuse terreur duquel il avait été élevé par sa famille et ses supérieurs administratifs ; mais depuis un an il avait menti et s’était parjuré tant de fois qu’une fausse déclaration ne le gênait plus guère.

Pendant le temps que dura la convalescence, Adrienne laissa à Denise la satisfaction de nourrir son enfant ; mais dès que la jeune mère put supporter le voyage, on prit congé du vigneron de la Tour-de-Peilz, et, par Genève, les deux femmes se dirigèrent sur Paris, où Francis les avait devancées. Là on s’arrêta pour choisir une nourrice à laquelle Adrienne fut présentée comme la véritable mère du nourrisson. Désormais les apparences étaient sauvées, et Mme Pommeret pouvait rentrer dans le village la tête haute.

Pourtant, si l’honneur était sauf, la vie intime des hôtes de Rouelles n’en demeurait pas moins douloureuse. Le supplice de cet intérieur tourmenté recommençait, rendu plus intolérable encore par les souvenirs du passé qui se levaient comme des fantômes de tous les coins de la maison pour rappeler à Francis, à Adrienne et à Denise les heures trop brèves d’une tranquillité à jamais troublée. Dès qu’elle fut sur le seuil de son logis, Mme Pommeret eut les prémices de cette souffrance qui devait être son lot de chaque jour. Il lui fallut subir les félicitations verbeuses et intéressées de ses domestiques, empressés à lui souhaiter la bienvenue et à s’extasier sur la bonne mine de l’enfant que la nourrice balançait doucement dans ses bras.

— Ah ! sainte Vierge ! s’exclamait Modeste, il est mignon comme un Jésus !… Et fort, et bien portant !… Chère créature du bon Dieu ! en voilà un qui sera gâté, et mijoté, et dorloté !… Il ne regrettera pas d’être venu au monde.

— Il ressemble déjà à madame, reprenait doucereusement Zélie ; positivement il a les yeux et le front de madame… Bien sûr que madame ne pourra pas le renier !

— Moi, disait à son tour Pierre en secouant sa casquette, je fais mon compliment à madame de ce que c’est un garçon… Voyez-vous ! sauf le respect que je dois à la compagnie, les filles, c’est une marchandise trop délicate, tandis que les garçons se tirent toujours d’affaire.

Et le chœur des congratulations bruyantes recommençait. On admirait la bonne figure et la belle santé de madame. — Pour sûr, on n’aurait pas dit, à la voir, qu’elle venait d’être si fortement secouée ! — Et Mme Pommeret était obligée de sourire, de remercier, de se montrer enchantée, afin de bien jouer son rôle de mère. Il fallait mentir à chaque heure, recevoir sans sourciller et d’un air réjoui les salutations du curé, les visites curieuses des voisins, les offres de service des commères du village. Denise, à son tour, était forcée de se prêter à cette comédie et de demeurer impassible, tandis qu’on lui enlevait sa seule consolation, sa seule propriété, l’enfant de ses entrailles. A chaque compliment adressé à Adrienne, il lui semblait qu’on la dépouillait, qu’on lui volait un peu de sa propre personnalité. Un tourment nouveau, la jalousie maternelle, envenimait encore sa blessure. Elle sentait des bouffées de colère et des cris de révolte lui monter à la gorge, quand elle songeait que cet enfant ne serait jamais à elle. Parfois elle était tentée de l’emporter dans son tablier et de s’enfuir à travers bois ; elle n’était retenue que par la crainte de faire pâtir le pauvre innocent, qui, du moins, à Rouelles avait la vie douce et un avenir assuré.

Quant à Francis, entre ces deux femmes mortellement blessées, qui le méprisaient également, il menait l’existence la plus lamentable et la plus amoindrie qu’on pût imaginer. Il n’essayait même plus de regimber et d’affirmer les droits de maître et de père qu’il tenait de la loi ; un regard d’Adrienne et de Denise, un coup d’œil, glacé comme une bise de décembre ou meurtrier comme une flèche empoisonnée, suffisait pour réduire à néant ses velléités de rébellion ; il rentrait sous terre et buvait amèrement son humiliation.

Quand ces trois êtres se retrouvaient par hasard réunis dans la même pièce, seuls et les portes closes, il semblait qu’on entendît gronder en eux sourdement un orage de rancune et de désespoir. Leur masque d’impassibilité tombait. Leurs yeux lançaient des éclairs violents et agressifs ; leur silence même était lourd de menaces et de reproches. Dans cette atmosphère de haine et de douleur, seul, l’enfant, du fond de son berceau, souriait à la vie et gazouillait, comme un oiseau familier qui bat des ailes et chante dans la chambre d’un mort.

Il y avait dans cet intérieur de Rouelles une trop effrayante accumulation de nuages orageux pour qu’un jour ou l’autre la tempête n’éclatât point. A force de refouler ses déceptions, ses chagrins et son indignation, Mme Adrienne, en dépit de son énergie de fer et de son empire sur elle-même, en était arrivée à tendre douloureusement tous les ressorts de son organisation nerveuse. Sa santé s’était de nouveau altérée ; elle ne dormait plus, était sujette à des hallucinations passagères et se surprenait parfois à parler tout haut, à rêver les yeux ouverts. Son humeur devenait de plus en plus irritable ; elle ne pouvait voir Sauvageonne s’approcher du berceau de l’enfant sans avoir des accès de colère qui passaient aux yeux de son entourage pour des mouvements de jalousie maternelle.

Un soir de la fin de mai, tandis que la nourrice dînait à la cuisine avec les domestiques, Adrienne, qui s’était retirée chez elle, dressa tout à coup l’oreille. Son ouïe avait acquis une sensibilité extrême et presque maladive ; il lui semblait distinguer à travers les cloisons la mélopée traînante d’une berceuse chantée en sourdine dans la pièce où la nourrice couchait avec son nourrisson. Elle se dirigea précipitamment vers cette chambre, ouvrit brusquement la porte, et une flambée de colère lui monta au visage.

Assise près de la fenêtre, Sauvageonne tenait l’enfant dans ses bras et le berçait lentement en lui murmurant un lambeau de chanson paysanne qui l’avait jadis endormie elle-même au fond des bois, dans sa petite enfance. Elle s’interrompait parfois pour effleurer d’un baiser le nouveau-né, puis elle reprenait d’une voix plus tendre le refrain endormeur :

Derrière chez nous l’y a un étang ;
— Levez les pieds légèrement. —
Les canards blancs s’y vont baignant
— Levez les pieds, bergère, bergère,
Levez les pieds légèrement…

Tout à coup, à la vue de sa mère adoptive, elle s’arrêta comme pétrifiée. Mme Adrienne marcha droit vers elle :

— Pourquoi es-tu ici ? Je t’avais défendu de toucher à cet enfant !

— Personne ne me voyait, répondit Denise avec un accent presque suppliant.

— Je ne veux pas de cela, entends-tu !… Je ne veux pas !

En même temps elle arracha le marmot des mains de Sauvageonne avec tant de violence qu’il se réveilla et se mit à pleurer.

— Vous le serrez trop fort, prenez garde ! s’écria la jeune fille alarmée.

— Eh ! qu’importe !… Je ne lui ferai jamais, à lui et à toi, la moitié du mal que vous m’avez fait.

Ses yeux bruns étincelaient et, sourde aux plaintes du petit, elle le serrait plus fort.

— Je vous dis que vous l’étouffez ! cria impérieusement Denise, s’irritant à son tour ; lâchez-le !

— Non, il est à moi !… Je l’ai payé assez cher. — Son exaltation redoublait à chaque mot. — C’est mon enfer en ce monde que cet enfant ; il ne me rappelle que des infamies… Et quand je le tuerais, quand je l’écraserais comme un ver sur le pavé… Après ?… Qui donc oserait m’en faire un crime ?

Elle se rapprochait de la fenêtre, et ses bras se raidissaient comme pour lancer le nouveau-né dans le vide. Denise devina sans doute à son regard et à son geste qu’elle était capable de mettre sa menace à exécution, car elle s’élança, les mains en avant, entre Adrienne et la croisée, et elle jeta un cri aigu qui fit accourir Francis du fond de son fumoir.

Adrienne les contempla un moment tous deux d’un air égaré, puis elle recula, rejeta l’enfant dans le berceau, poussa un éclat de rire sauvage et s’enfuit à travers le couloir.

Elle descendit l’escalier. Elle avait horreur d’elle-même et des autres. La maison lui pesait. Elle avait hâte de la quitter, comme si les murailles et les poutres, pleines de craquements funèbres, l’eussent menacée d’un subit écroulement. Le vestibule était désert, les portes grandes ouvertes. Elle se précipita dans le jardin et gagna les champs.

La soirée était admirablement belle. Du côté du couchant, le ciel était encore teint d’une riche couleur d’or, sur laquelle s’éparpillaient de petits nuages d’un rose vif. En bas, dans le fond déjà moins éclairé de la vallée, de larges taches d’un blanc laiteux tranchaient sur le vert assombri des haies et des prés : floconnements d’aubépines épanouies, pâles retombées de grappes d’acacias, nappes onduleuses de marguerites. Le printemps était dans toute sa gloire ; la joie de vivre éclatait partout en foisonnements de fleurs et en gazouillements d’oiseaux. La Peutefontaine elle-même était parée et comme en fête, avec ses liserons blancs enroulés autour des roseaux, ses flèches d’eau détortillant leurs boutons rosés, ses nénuphars étalant leurs corolles jaunes au centre des feuilles aplaties sur l’étang endormi. — Tandis qu’elle longeait les talus couverts d’herbes humides, Adrienne, avec un amer redoublement de désespoir, se souvenait de cette matinée de printemps où elle était sortie de la Mancienne d’un pas si allègre, heureuse d’avoir recouvré sa liberté, et la tête pleine de projets de bonheur… Elle revoyait les moindres détails de cette journée inoubliable : — le sentier ombreux au bord de l’Aubette, les hauts taillis de la Grand’Combe et Manette Trinquesse accroupie au seuil de sa maison délabrée… — Deux ans seulement s’étaient passés depuis cette matinée, et aujourd’hui comme alors les prés fleuronnaient, les oiseaux chantaient sous bois. Rien ne semblait avoir changé, et Manette elle-même rôdait là-bas justement, de l’autre côté de l’étang, grattant l’herbe autour des hêtres afin de récolter des mousserons. — Adrienne pouvait apercevoir entre les arbres sa tignasse blonde emmêlée, sa robe au corsage débraillé et ses hanches épaisses. — Une terreur la prit ; elle avait honte d’être vue, ainsi humiliée et misérable, par cette fille qui l’avait connue jadis fière, heureuse et triomphante. Afin d’échapper aux regards fureteurs de Manette, elle s’enfonça plus avant dans les hautes herbes et les roseaux de la Peutefontaine, et s’assit au bord de l’eau, parmi les hampes vertes et les ombelles fleuries qui se dressaient au-dessus de sa tête.

Le bleu du ciel s’était embruni ; sur cet azur foncé les étoiles commençaient à poindre, et Adrienne regardait vaguement leurs yeux d’or cligner entre les tiges vertes. Dans un verger, près de la lisière du bois, un rossignol se mit à chanter. Les trilles sonores, les sons filés ou tremblés, les notes détachées, jetées l’une après l’autre comme des appels voluptueux, toute cette musique des nuits de mai pénétrait avec une acuité douloureuse jusqu’au fond du cerveau de la malheureuse femme et y causait un ébranlement de plus en plus pénible. Le parfum poivré des menthes, l’odeur vireuse des ciguës, l’enveloppaient et lui donnaient le vertige. Il lui semblait maintenant que, dans toute la région de ses nerfs, se produisait un fourmillement pareil à celui des moucherons qui dansaient au-dessus de l’eau verdie. Sa pensée oscillait avec le scintillement des étoiles, tremblait avec les trilles du rossignol ; son corps, endolori et frémissant, vibrait au gré du rythme mystérieux qui mettait tout en mouvement autour d’elle. Ses pupilles dilatées suivaient avec effarement l’accélération de ce mouvement onduleux qui entraînait les plantes, les arbres, les collines et le ciel dans un tournoiement fou ; — et tout d’un coup, parmi l’herbe mouillée, elle s’affaissa, secouée de nouveau par ce rire invincible qui l’avait prise dans la chambre de la nourrice…

Toujours plus pénétrante, la fraîcheur de la nuit étendait ses vapeurs sur l’étang, sur la prairie et les pentes boisées de Montavoir. Les chemins étaient devenus déserts, le village avait éteint ses feux et s’assoupissait. Seuls, à la lisière des vergers, le rossignol chantait et des chœurs de grenouilles commençaient à s’élever. Dans les herbes humides de la Peutefontaine, à travers les bourdonnements confus de la nuit, par intervalles, une clameur étrange éclatait, un cri sauvage trop aigu pour être le cri de la huppe, trop prolongé pour être la plainte de la poule d’eau ; et, chaque fois qu’il éclatait, le rossignol dans les néfliers, et les grenouilles sur les feuilles plates des nénuphars, faisaient longtemps silence, comme saisis d’une secrète terreur…

Dans la maison de Rouelles, on avait attendu pendant une partie de la nuit le retour de Mme Pommeret. Après l’avoir vainement cherchée dans les jardins et dans le village, les domestiques s’étaient mis en quête à travers la forêt, mais leurs recherches avaient été vaines ; ils avaient crié dans toutes les directions sans qu’une voix répondît à leur appel. Francis était resté sur pied toute la nuit, et le lendemain, dès l’aube, les perquisitions recommencèrent. Tout en s’agitant et en donnant des ordres, Pommeret se disait :

— Si pourtant on la rapportait morte !

Un frisson lui courait dans tous les membres ; en même temps, cette funèbre pensée faisait sourdre au fond de lui comme une vague espérance et un secret soulagement. Tandis qu’il recommandait à Pierre de fouiller les marais de la Peutefontaine, voilà que tout à coup un bruit de voix bourdonna dans le vestibule, et deux paysans apparurent, ramenant Adrienne, les cheveux épars, la robe trempée, les pieds souillés de vase. Elle était vivante, mais c’était tout. Ses yeux hagards ne reconnaissaient personne, et un rire nerveux, saccadé, incessant, la secouait tout entière, emplissant les couloirs sonores d’une sauvage et retentissante clameur, pareille à celles qu’on entend dans les maisons de fous.

Deux jours après, on lisait dans le Spectateur de Langres : « Un affreux malheur vient de frapper une honorable famille du canton. Une jeune femme récemment accouchée, Mme Pommeret, a été prise d’un soudain accès de folie et s’est enfuie nuitamment du château de Rouelles. On l’a retrouvée le lendemain matin près des bois de Montavoir, dans un état de démence complète. Elle avait renoncé à nourrir elle-même son enfant ; la suppression brusque de l’allaitement a déterminé, dit-on, des désordres cérébraux très graves, et son jeune mari, accablé de douleur, a été forcé de la conduire, sur les conseils des médecins, dans une maison d’aliénés. »


Mme Pommeret vit toujours. Elle est enfermée à l’établissement de Maréville, et sa folie a été déclarée incurable. Francis et Denise ont quitté Rouelles. Ils se haïssent tous deux et ne peuvent se résoudre à se quitter ; l’enfant qui est désormais leur seul intérêt dans la vie, et dont ils se disputent la possession, retient l’un près de l’autre ces deux êtres qui ne peuvent se regarder sans que chacun de leurs regards ne contienne un reproche sanglant et une malédiction. La Mancienne et le château de Rouelles ont été vendus. Le couple qui s’exècre et qui ne trouve le calme nulle part, erre de place en place, l’été dans les bains de mer, l’hiver dans les villes du Midi, traînant partout son équivoque et menteuse intimité. De temps en temps, un bulletin leur arrive de Maréville, sur lequel ils lisent que la santé physique de la malade ne laisse rien à désirer, mais que son état mental est toujours le même. L’enfant les accompagne, et, à mesure qu’il grandit, il ressemble d’une façon terrifiante à Adrienne. Dans ses cheveux bruns, il a, lui aussi, cette mèche blanche qui était le trait caractéristique de la physionomie de la malheureuse femme. En vain Denise coupe constamment cette mèche de cheveux qui lui cause une indéfinissable terreur : toujours plus visible et plus drue elle repousse, — vivace et persistante comme un remords.

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