← Retour

Sauvageonne

16px
100%

III

— Je vous prie maintenant de m’expliquer comment et pourquoi vous vous êtes fait renvoyer du Sacré-Cœur ?… Je n’ai pas voulu vous infliger l’humiliation d’un interrogatoire devant cette sœur, mais la voilà repartie, et je désire connaître les détails d’une aventure dont je dois instruire votre mère adoptive.

En même temps, Francis Pommeret, avec une gravité affectée, pliait et dépliait la lettre de la supérieure. — Ceci se passait le lendemain de l’arrivée de Denise, à l’heure du déjeuner, et ils étaient seuls dans la salle. Denise, accoudée sans façon sur la nappe, grignotait des cerises avec une parfaite sérénité. Elle releva ses grands yeux luisants vers Francis :

— Je croyais, répondit-elle, que la chose était contée tout au long dans la lettre de Mme de Lignac.

— La supérieure se borne à parler d’un acte d’insubordination, d’un scandale dont l’énormité ne lui permet plus de vous conserver dans sa maison… J’aime encore à penser qu’elle exagère.

— Non, pas trop… Au point de vue du Sacré-Cœur, c’est un cas pendable, d’autant plus qu’il était prémédité. Jugez plutôt : — Je suis une très mauvaise élève, mais j’ai de l’aplomb et beaucoup de mémoire ; aussi ces dames utilisaient toujours mes petits talents lorsqu’il s’agissait de débiter un compliment ou de réciter des vers en public. Dimanche dernier, jour de la confirmation, on devait fêter Monseigneur en grande cérémonie : collation, musique, déclamation de morceaux choisis. On m’avait chargée de dire la pièce de résistance, la fable du Meunier, son Fils et l’Ane, mon triomphe. Seulement, dans cette fable il y a un drôle de vers où on compare le grand dadais assis sur son âne à un évêque. — « Vous comprenez, mon enfant ? me dit la supérieure en baissant les yeux, M. de La Fontaine était un peu libre dans ses expressions, et, en présence de Monseigneur, une pareille allusion serait de la dernière inconvenance ; vous remplacerez évêque par seigneur… Ne l’oubliez pas ! » — C’est bon ; la veille de la cérémonie, on répète sur l’estrade, je récite de mon mieux, sans omettre la correction : « comme un seigneur assis. » On me complimente : « Ce sera charmant, Monseigneur sera ravi ! » — Nous voici au grand jour. Nombreuse et vénérable assistance : trois évêques, une dizaine de pères jésuites, et une fournée de curés. Entre deux morceaux de piano, on me pousse par l’épaule, je m’avance au bord de l’estrade, je fais la révérence et je débute. Ça marche d’abord très bien ; il fallait entendre les bravos chuchotés par toutes ces grosses lèvres rasées !… J’arrive au fameux passage ; je reprends ma respiration, je me tourne vers les trois évêques, et, en soulignant chaque mot du geste, du regard et de la voix, je leur lance à toute volée :

Tandis que ce nigaud, comme un évêque assis,
Fait le veau sur son âne et pense être bien sage…

Silence glacial ; les évêques ne sourcillent pas : seulement Monseigneur de Dijon se penche vers la supérieure et lui murmure à l’oreille je ne sais quoi qui fait lever les yeux au ciel à la bonne dame. Moi, je vais toujours mon train, et j’achève au milieu de la stupéfaction générale… Le soir même, après une réprimande publique, on m’ordonnait de faire mes paquets, et le lendemain on me mettait à la porte comme une brebis galeuse… La justice divine était satisfaite… et moi aussi, puisque je voulais me faire renvoyer.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ? demanda Francis, qui n’avait pu se défendre de sourire pendant ce récit.

Elle lui coula un coup d’œil oblique :

— Cela me regarde, marmotta-t-elle entre ses dents… D’abord j’avais le mal du pays.

— Adrienne sera très mécontente, reprit-il en accentuant durement chacune de ses paroles ; je vais lui écrire que vous ne pouvez rester ici… Je ne me soucie pas d’accepter la responsabilité de vous garder.

Elle s’était levée et s’était mise à tambouriner contre les vitres. De sa place, Francis voyait se dessiner, sur la baie de la fenêtre, la masse abondante de ses cheveux, et la souple ligne onduleuse de son dos et de ses hanches.

— Vous n’êtes pas aimable ! répliqua-t-elle sans se retourner.

Sa voix avait un tremblement qui contrastait avec les intonations nettes et mordantes de tout à l’heure.

Pommeret se sentit amolli. Se reprochant d’avoir été trop rude, il quitta sa chaise et fit quelques pas vers la jeune fille.

— Ma chère Denise, commença-t-il, mon devoir n’est pas d’être aimable, mais de vous tenir le langage que votre mère adoptive vous tiendrait si elle était ici…

— Je comprends, interrompit-elle, en faisant volte-face, vous voulez être un père pour moi… Eh bien ! ça ne vous va pas, ce rôle-là, mais pas du tout !…

— Qu’il m’aille ou non, je le remplirai en attendant que ma femme vous prenne avec elle… Jusque-là, je compte que vous vous tiendrez tranquille et que vous sortirez le moins possible.

— Vous me mettez en pénitence… au pain sec !

Après avoir prononcé ces derniers mots avec une emphase ironique, elle eut un rire silencieux qui creusa des fossettes dans ses joues, découvrit ses petites dents blanches et illumina ses yeux.

— Il n’y a pas de quoi rire ! s’exclama Francis agacé et un peu mal à l’aise.

— Je ris d’une idée qui m’est venue en écoutant votre sermon.

Elle tenait ses yeux fixés sur la main gauche de son interlocuteur, et changeant brusquement la conversation :

— Tiens ! s’écria-t-elle, c’est là que je vous ai mordu !

En même temps, elle posa un doigt à l’endroit indiqué, et ils restèrent ainsi un moment immobiles ; puis Francis s’empara de cette main qui touchait la sienne :

— Tout ce que je vous ai dit, ma chère enfant, reprit-il d’un ton presque attendri, était dans votre intérêt, croyez-le bien.

Elle éclata de rire de nouveau :

— Vous parlez absolument comme le révérend père qui nous confessait au Sacré-Cœur : « Ce que je vous en dis, ma chère fille, est pour le salut de votre âme ! »

Elle baissait comiquement les yeux, balançait la tête et prenait un air béat.

— Allons, ajouta-t-elle, en retirant lentement sa main, je rentre dans ma chambre… Faudra-t-il garder les arrêts ?

— Faites ce que vous voudrez ! répondit-il vexé ; je n’ai pas la prétention de jouer au geôlier avec vous.

— Vous avez joliment raison ! Chacun a assez à faire de se garder soi-même… Bonjour !

Elle sortit la tête haute, la mine souriante, laissant Pommeret déconfit et fort mécontent de lui. Il écrivit sur le champ à Adrienne pour lui conter l’aventure et lui conseiller d’appeler Denise à Plombières, en attendant qu’on pût la caser dans une autre pension. Mais, soit qu’il craignît d’inquiéter sa femme, soit qu’il ne fût pas en veine, il mit dans sa lettre moitié moins d’énergie que s’il l’eût rédigée avant le déjeuner ; sa sévérité s’était détendue, ses accusations étaient atténuées par des correctifs et des phrases dubitatives ; ses conclusions tournaient à l’indulgence.

En attendant la réponse de Mme Pommeret, Denise s’était réinstallée au château. Sans se soucier des recommandations de Francis, elle avait repris ses habitudes d’autrefois, et abandonnant sa longue robe d’uniforme, elle était revenue aux toilettes bizarres et sommaires qu’elle affectionnait : — jupes courtes, guêtres montant jusqu’à mi-jambes, chapeau de grosse paille rejeté le plus souvent sur les épaules. — Dans cet accoutrement, qui lui donnait quasi des allures de garçon, elle partait pour la forêt et ne rentrait guère qu’à l’heure du souper. Ce genre de vie avait cela de bon pour Francis qu’il lui laissait pendant les longues heures de l’après-midi une tranquillité relative dont son esprit en désarroi avait grand besoin. Le voisinage de cette jeune fille, dont la verte beauté s’était épanouie d’une façon si inattendue, lui causait une oppression singulière. Dès qu’elle était loin de la maison, il respirait plus à l’aise ; mais, par une contradiction bizarre, le temps lui durait davantage, la journée lui semblait interminable, et il ne savait comment l’occuper, n’ayant de goût à aucune lecture sérieuse, à aucun travail soutenu. De guerre lasse, il traînait son désœuvrement sous les charmilles du jardin, s’étendait à l’ombre et tuait le temps en fumant des cigares. Mais à travers les spirales de la fumée, c’était toujours Denise qu’il voyait, c’était toujours à elle que revenait sa pensée. Il songeait à son caractère énigmatique, tantôt farouche et tantôt hardi, parfois rude jusqu’à l’insolence et parfois presque caressant. Au fond de toutes ces bizarreries, il croyait démêler un sentiment très tendre ; quelque chose lui disait que ce sentiment, c’était lui qui l’avait éveillé dans le cœur de cette fille étrange, et cette découverte lui faisait à la fois peur et plaisir. — Tandis qu’il s’enfonçait dans ces rêvasseries périlleuses, les ombres grandissaient dans le vallon de Rouelles, le soleil descendait derrière les futaies de Montavoir, et tout à coup on entendait résonner dans les couloirs la voix vibrante de Sauvageonne qui rentrait du bois et remontait dans sa chambre en chantant. Alors le cœur de Francis battait très fort, et il attendait avec une inquiétude mêlée d’impatience le moment du dîner, qui ramenait le tête à tête de chaque soir dans la salle à manger très vaste, où ils semblaient perdus tous deux dans une demi-obscurité.

Ces dîners offraient un spectacle curieux. Au début, Francis affectait de se montrer bourru et grognon, mais il finissait toujours par devenir aimable et presque galant. Il questionnait Denise d’un air indifférent et dédaigneux sur l’emploi de sa journée et s’attirait généralement des réponses impertinentes. — De quoi s’occupait-il ? Elle avait l’attention de le débarrasser de sa présence et il se plaignait encore ! Elle n’était pourtant pas gênante ! — La conversation tombait là-dessus, et on n’entendait plus qu’un cliquetis de fourchettes. Rarement on parlait de Mme Adrienne ; on eût dit que tous deux avaient une secrète répugnance à faire intervenir son nom et sa personne dans leurs discussions. Pendant les intervalles de silence, ils s’étudiaient chacun à la dérobée, leurs regards finissaient par se croiser, ou bien leurs mains se rencontraient près d’une carafe ou d’une salière, et c’était le signal d’une reprise d’hostilités.

Un soir que Denise était rentrée plus tard que de coutume et que Francis s’était mis à table sans l’attendre, il lui dit de son ton le plus grognon :

— Vous devriez tâcher de revenir au moins pour l’heure des repas… Je me demande ce que vous pouvez faire dans les bois toute une journée ?

— Je m’y amuse, répondit-elle sèchement, et là du moins je ne suis à charge à personne.

— Qu’y trouvez-vous donc de si amusant ?

— Tout : les plantes, les bêtes et les gens.

— Surtout les gens ! insinua-t-il avec sarcasme.

— Pourquoi pas ?… Je ne suis pas fière, moi, et j’avoue que je ne me déplais pas dans leur compagnie.

— En tout cas, c’est une compagnie peu convenable et peu sûre pour une fille jeune et… jolie.

Elle haussa les épaules :

— Vous me trouvez jolie ?… Vous êtes bien bon !

Elle s’était levée et, campée devant la glace, elle rajustait sa coiffure, assujettissait son peigne, les bras levés, la tête rejetée en arrière… Il quitta la table à son tour et se rapprocha d’elle, sans trop savoir ce qu’il allait faire. Elle le devina plutôt qu’elle ne le vit, se retourna tout d’une pièce, et l’interrogeant de son regard étincelant et hardi :

— Hein ! quoi ? s’écria-t-elle d’une voix mordante, trouvez-vous aussi à redire à ma coiffure ?

Déconcerté par cette rapide volte-face, il recula, alluma un cigare et se rassit sans souffler mot. Un silence embarrassant emplit de nouveau la salle obscure, où l’on ne distingua plus bientôt que la forme indécise de la jeune fille assise au rebord de la fenêtre et les deux points lumineux de ses yeux grands ouverts. Puis, quand la nuit fut tout à fait tombée, ils regagnèrent chacun leur chambre en se souhaitant brusquement le bonsoir.

Francis attendait avec une anxiété nerveuse la réponse d’Adrienne ; il s’étonnait de ne pas la recevoir plus vite, tout en redoutant le moment où elle arriverait. Un matin enfin, le piéton, l’ayant rencontré sur la route, lui remit une lettre timbrée de Plombières. Il déchira d’abord lentement l’enveloppe ; puis il parcourut les quatre pages d’écriture, — et respira. Adrienne repoussait l’idée de faire venir Denise auprès d’elle. L’hôtel était plein, et comme elle était logée fort à l’étroit, il lui eût été impossible de caser la jeune fille dans sa chambre. D’ailleurs, occupée tout le jour à se soigner, elle ne pourrait surveiller cette enfant terrible, qui serait bien plus exposée au milieu des baigneurs de Plombières que dans les bois de Rouelles. Elle faisait donc appel au dévouement de Francis, et le priait de patienter jusqu’au moment où les médecins la déclareraient en état de supporter le voyage.

Le jeune homme empocha la lettre et s’en revint au logis. En entrant dans la cour du château, il la vit occupée par deux charrettes pleines d’ustensiles de vannerie. Les corbeilles, les paniers de toute dimension, les nasses, les clayons et les volettes étalaient au soleil leurs formes blanches et brunes ; tous ces légers ouvrages d’osier tressé emplissaient la profondeur des bâches, s’accrochaient aux ridelles et débordaient jusque sur la croupe des chevaux pelés qui, tête baissée, tondaient gravement l’herbe poussée entre les pavés. Sous l’une des voitures, dans la civière pleine d’osier, un chien de berger sommeillait. Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et Francis ébahi aperçut les vanniers attablés et déjeunant, servis par Sauvageonne.

Ils étaient six : la femme, le mari, deux grandes filles et deux garçons de seize à dix-huit ans. Etonnés eux-mêmes de se voir si bien traités, ils mangeaient silencieusement. Chacun d’eux avait tiré son couteau à manche de corne. Ayant placé leur viande froide entre deux tranches de pain, ils la découpaient en petits morceaux qu’ils mastiquaient avec lenteur, s’interrompant pour trinquer à la santé de la demoiselle et vider leur verre avec un clappement de langue. Les deux garçons, très timides, ne paraissaient pas trop à leur aise ; les filles, écarquillant les yeux, partageaient leur attention entre les buffets garnis de porcelaines du Japon et la toilette de Denise. Leurs têtes, d’un blond roux, aux chairs rougies par le grand air et tavelées de taches de rousseur, avaient une vague ressemblance avec la figure de leur hôtesse. Celle-ci, s’apercevant tout à coup de la présence de Francis, vint s’asseoir sur le rebord de la fenêtre, lui fit signe d’approcher ; puis, se penchant en dehors :

— Allons ! dit-elle à voix basse, ne froncez pas les sourcils parce que j’ai invité ces braves gens à se rafraîchir avant de se remettre en route !… On se doit bien cela entre parents.

— Entre parents ? répéta-t-il, ces vanniers sont de votre famille ?

— Mon Dieu, oui ; la femme que vous voyez là est la propre sœur de ma vraie mère, et ces grandes filles sont mes cousines germaines… Ne trouvez-vous pas qu’elles me ressemblent ?

Il fit la grimace, et, tirant de sa poche la lettre d’Adrienne :

— J’ai reçu une réponse de Plombières, murmura-t-il… On ne peut pas vous loger là-bas, et vous resterez ici.

En voyant la lettre, Denise avait pâli tout d’abord ; les derniers mots de Francis ramenèrent une nuance rose sur ses joues, et un éclair joyeux passa dans ses prunelles.

— Vous voilà bien ennuyé, reprit-elle… Avouez-le !

Il haussa les épaules sans répondre.

— Si cela vous vexe par trop, dites-le, je m’en irai avec ces gens-là.

Il lui tourna le dos et froissa la lettre avec humeur.

Cependant les vanniers, intimidés par la présence du maître de la maison, s’étaient hâtés de mettre les morceaux doubles. Maintenant ils se levaient lourdement et gagnaient la cour. L’homme et les garçons bridaient les chevaux, tandis que les femmes ramassaient les paniers épars sur le pavé.

— Au revoir, ma gachette ! dit la vannière à Denise qui ne l’avait pas quittée ; bien des mercis pour votre politesse ; nous vous revaudrons cela quand nous serons à portée… si vous venez jamais nous voir à Aprey… C’est le pays de votre pauvre mère, et nous sommes vos plus près parents. Il faudra un de ces jours que vous poussiez jusqu’à notre village.

— Est-ce que vous y rentrez ? demanda Denise.

— Nenni, pas pour le moment. Nous achevons d’abord notre tournée pour placer notre marchandise ; mais nous y serons pour sûr rendus vers la Notre-Dame d’août, et alors, si le cœur vous en dit, vous n’avez que de venir, tout un chacun sera content de vous voir… Ah ! dame, ça n’est pas cossu chez nous comme dans votre belle maison, mais on vous y recevra de bon cœur tout de même… Au revoir donc, ma mie ! Bien le bonjour, monsieur.

Elle rejoignit les charrettes qui avaient franchi la grande porte et gravissaient déjà la route qui montait vers les bois. Les fouets claquaient, les chevaux maigres tiraient, et, à chaque cahot, le frêle chargement d’osier tressaillait et se balançait. L’homme et les garçons marchaient en avant, le fouet sur la nuque ; entre les deux voitures, la femme cheminait, courbée et disparaissant presque sous ses corbeilles enfilées à une ficelle. Le chien, ayant achevé sa sieste et quitté la civière, allait et venait, très affairé, d’un attelage à l’autre. Un peu en arrière, les deux grandes filles rousses s’étaient attardées et, tournant la tête, jetaient d’envieux regards sur la maison où demeurait leur chanceuse cousine. On voyait leurs silhouettes élancées se découper sur le vert des prés.

Appuyée à une pile de troncs d’arbres, Denise, les sourcils rapprochés et les yeux fixes, regardait le convoi fuir vers la forêt. Déjà l’une des charrettes avait disparu, et les claquements de fouet retentissaient plus sonores sous les branches.

— Vous regrettez de n’être point partie avec eux ? dit railleusement Francis en touchant l’épaule de la jeune fille.

Elle tressaillit.

— Qui sait ? répondit-elle d’une voix sourde, cela vaudrait peut-être mieux pour tout le monde !…

Elle releva les yeux vers la lisière du bois. Les deux grandes filles s’étaient à leur tour enfoncées dans la verdure, et il n’y avait plus personne sur la route blanche, dont le soleil faisait scintiller le sable, en même temps qu’il mettait des plaques d’argent fondu, çà et là, dans les joncs et les oseraies de la Peutefontaine. Denise secoua sa tête et ses épaules avec une expression à la fois enfantine et farouche ; on eût dit le geste de quelqu’un qui jette le manche après la cognée et qui crie au ciel : « Tant pis ! c’est toi qui l’a voulu ! »

— Je rentre ! s’écria-t-elle… Et courant tout d’une envolée jusque dans le vestibule, elle gravit l’escalier et gagna sa chambre.

A partir de ce jour, elle devint subitement casanière et renonça presque complètement à ses vagabondages en forêt. Elle semblait avoir pris au sérieux le rôle de maîtresse de maison, que l’absence de Mme Pommeret laissait tomber entre ses mains. Elle donnait des ordres aux domestiques, s’occupait du menu des repas, visitait les armoires, entrait vingt fois le jour dans la pièce où se tenait Francis, sous prétexte de voir si tout était en place. Il ne pouvait faire un pas dans la maison sans la rencontrer les cheveux au vent, la robe relevée, un tablier à bavette tendu sur sa poitrine, ayant dans les yeux et sur les lèvres son singulier et hardi sourire. La coureuse de bois, la faunesse indisciplinée et vagabonde se métamorphosait en ménagère ; — une ménagère de fantaisie, plus empressée qu’utile, emplissant les couloirs du frou-frou de sa robe, du tac-tac de ses talons et des minutieux raffinements de sa sollicitude domestique. Désormais, grâce à elle, la salle à manger et le fumoir étaient pleins de fleurs, et Francis n’en sortait pas sans avoir attrapé une migraine. A chaque repas, elle le bourrait de plats sucrés, croyant, d’après ses goûts de pensionnaire, que c’était là le nec plus ultra de la bonne chère. Pommeret, tantôt agacé, tantôt amusé par l’activité brouillonne de cette maîtresse de maison improvisée, subissait néanmoins le charme que la capricieuse jeune fille répandait autour d’elle. Il n’avait plus seulement à se défendre des longs tête-à-tête de chaque soir ; à tout instant du jour, il se retrouvait seul avec elle, et la fascination devenait plus dangereuse. Il se faisait l’effet d’un gibier autour duquel les chasseurs ont pratiqué une enceinte, et qui voit de minute en minute se rétrécir le cercle dans lequel il pourra se mouvoir. Se sentant sur le point de faiblir, il prenait honnêtement le parti de se dérober, en désertant à son tour la maison. Il partait dès le fin matin et se condamnait à de longues courses à travers bois. Durant ces promenades forcées, il se tenait à lui-même de beaux discours très moraux, se répétant énergiquement que succomber dans de pareilles conditions serait un acte de déloyauté. Et justement à mesure qu’il se le répétait, sa pensée s’appesantissait davantage sur les dangers de la situation ; la possibilité de la tentation lui arrivait à l’esprit, accompagnée de l’image terriblement séduisante de la tentatrice. Dans la solitude de la forêt, cette pensée dominante prenait de plus fortes proportions, et le flamboiement du soleil, perçant de ses flèches d’or les feuillées immobiles, allumait encore son imagination. Il marchait comme un enragé, ne réussissant qu’à s’éreinter, sans lasser son désir ni distraire sa pensée.

Une après-midi, sa fièvre de locomotion l’avait poussé jusqu’aux sources de l’Aujon. Brûlé par un soleil caniculaire et avide de fraîcheur, il s’était hâté de gagner une combe très ombreuse, qu’on nomme dans le pays le Creux d’Aujon. L’endroit est solitaire, fort éloigné de toute habitation ; l’horizon étroit y est pour ainsi dire muré par les taillis qui couvrent les flancs de la combe et ne laissent guère entre eux que l’espace occupé par le lit du ruisseau. Ce cours d’eau naissant, après avoir sautillé bruyamment de pierre en pierre parmi des fourrés de saules et d’aunelles, s’évase tout à coup entre deux talus herbeux, de manière à former un petit réservoir peu profond, une sorte de vasque rocheuse au-dessus de laquelle les branches riveraines s’étendent comme des bras qui se rejoignent. Dans cette cavée de verdure, le silence n’est troublé que par le glou-glou de l’Aujon ou par le vol rapide d’un martin-pêcheur dont les ailes irisées coupent le courant en droit fil. Tout y invite au sommeil : le moelleux gonflement des mousses à la base des hêtres et le frémissement berceur de l’eau qui fuit ; tout y repose les yeux, jusqu’aux tons veloutés de l’herbe drue, dont quelques blanches fleurs de parnassie étoilent seules la verte uniformité.

Ecrasé par la chaleur et la fatigue, Francis s’arrêta au bas de l’une des pentes, à vingt pas du ruisseau dont il dominait la nappe limpide ; et s’étendant entre deux cépées de noisetiers, la tête sur la mousse, les pieds dans la fougère, il s’assoupit doucement. — Il sommeillait depuis longtemps déjà, quand il fut réveillé par un bruit de branches froissées. Sans bouger, il ouvrit les yeux. Le soleil s’était enfoncé derrière les taillis et le soir approchait. Au-dessous de lui, entre les branches feuillues d’où il voyait comme par des meurtrières le cours de l’Aujon, il aperçut une forme féminine sur l’autre rive, — et reconnut Sauvageonne.

Elle s’avançait lentement, nonchalamment dans l’herbe. Arrivée au bord de l’eau, elle s’assit sur le talus et se déchaussa avec l’insoucieuse indifférence d’une fille des bois qui a la certitude d’être seule, puis, remontant un peu le courant, qu’elle traversa à gué, elle reparut à peu de distance des noisetiers où Francis était blotti. Alors elle jeta dans le gazon les chaussures qu’elle tenait à la main, enleva son peigne, secoua ses cheveux moutonnants et trempa ses doigts dans l’eau comme pour en tâter le degré de fraîcheur. — Francis demeurait coi, les yeux grands ouverts, la gorge serrée. — Aux allures de Denise, on voyait bien qu’elle ne visitait pas pour la première fois le Creux d’Aujon ; l’endroit lui était familier, et ses façons d’agir montraient clairement que, se croyant absolument seule, elle se disposait, par cette chaleur accablante, à se baigner dans ce limpide réservoir. Francis songeait que ce serait commettre un acte d’indélicatesse de ne point l’avertir de la présence d’un témoin, ou du moins de ne pas s’éloigner lui-même discrètement ; — et pourtant il ne bougeait pas. Une damnable convoitise, une perverse curiosité, le retenaient tapi au milieu des cépées.

La jeune fille s’était éclipsée de nouveau. Un bouquet d’aunelles la masquait tout entière, et les branches remuées trahissaient seules sa présence. C’était pour Francis le moment de fuir s’il avait encore un peu d’honnêteté dans l’âme et de virilité dans les résolutions. Il se soulevait déjà sur un bras, cherchant des yeux l’endroit par où il opérerait sa retraite, quand Denise reparut.

Il fut tout d’abord ébloui. Une éclatante blancheur passa rapidement dans le cadre verdoyant des branches, puis il y eut un éparpillement de gouttelettes rejaillissantes accompagnant le bruit frais d’un corps qui se jette en pleine eau.

Inconsciemment il avait fermé les yeux ; quand il les rouvrit, on ne voyait plus dans le réservoir frissonnant que la tête de Sauvageonne, dont le courant agitait faiblement la chevelure crêpelée. La jeune fille aspirait l’air humide avec bonheur ; les ailes de son nez retroussé se dilataient, ses yeux luisaient dans la demi-obscurité des verdures surplombantes. Parfois elle plongeait son front dans l’eau avec un joli mouvement d’oiseau qui prend son bain ; d’autres fois, s’accrochant des deux mains à une racine, elle laissait son corps aller à la dérive. La nappe liquide, avec ses rubans d’herbes aquatiques, ses remous, ses ondes moirées et circulaires, voilait chastement les formes de la baigneuse ; l’eau caressait mollement le cou et le menton, ne découvrant que rarement la rondeur d’un bras ou un coin d’épaule. — Maintenant, Francis n’avait plus la force de s’enfuir. Des bouffées de désirs lui avaient offusqué le sens moral, éteignant en lui tout scrupule et tout remords. Il dressait la tête et retenait son souffle, ne songeant plus qu’à griser ses yeux de ce spectacle si inattendu et si plein de troublantes surprises.

Le bain dura un quart d’heure, puis Denise remonta sur le bord, toute ruisselante, et s’assit dans l’herbe pour laisser aux gouttelettes qui perlaient sur son corps le temps de s’évaporer dans l’air chaud. Elle passait lentement ses mains sur ses bras et sur ses épaules, dont les purs contours se détachaient du fond vert des ramures. On eût dit une nymphe des temps mythologiques. — Le crépuscule tombait. Le pan de ciel aperçu entre les feuillées plus opaques avait pris un ton exquis de turquoise foncée ; l’eau déjà brunissante aux endroits couverts reflétait par places la couleur unie du ciel, et la verdure plus sombre de l’herbe faisait encore valoir la teinte claire de ces taches d’azur. Dans ce cadre des feuillages bruns, du gazon velouté et de l’eau bleue, le corps éblouissant de Denise et sa chevelure rousse se fondaient harmonieusement. La lumière assourdie estompait les lignes onduleuses de son dos et de sa jeune poitrine ; sa peau blanche frissonnait légèrement, et d’une main distraite elle tordait ses cheveux. Une sérénité délicieuse emplissait la combe et donnait une agreste poésie à cette chaste nudité de jeune fille. Du fond de son observatoire, Francis, bien qu’il fût peu poétique de sa nature, se sentait pris d’une admiration attendrie devant la révélation de cette virginale beauté féminine. — Lentement, Denise se glissa vers les aunelles où elle avait laissé ses vêtements, et les massifs plus noirs la dérobèrent aux indiscrets émerveillements de son admirateur. Quand elle reparut, elle était entièrement vêtue et boutonnait nonchalamment son corsage, en secouant sa chevelure encore mouillée…

Tout à coup un léger éboulis de cailloux, un bruissement de feuilles, la tirèrent brutalement de sa rêverie. — Francis avait-il voulu fuir, ou, dans un moment de distraction avait-il fait un faux mouvement ? Toujours est-il que cette rumeur insolite et soudaine trahissait la présence d’un être animé dans le voisinage. La jeune fille dressa la tête, rougit, puis, sans réfléchir, furieuse de cette surprise, elle bondit vers la place d’où partait le bruit, et après avoir écarté précipitamment les coudraies, elle se trouva face à face avec Francis.

— Vous ! s’écria-t-elle d’une voix sourde, vous étiez là ?

Elle pâlissait et suffoquait ; un mouvement de stupéfaction, de honte et de colère faisait trembler ses lèvres et soulevait sa poitrine sous son corsage à demi boutonné.

Francis, vexé d’avoir été découvert et confus de sa mauvaise action, balbutiait de vagues excuses en regardant la figure courroucée de la jeune fille.

— C’est lâche ! reprit-elle en trépignant de rage, tandis que des larmes roulaient dans ses yeux.

Elle étouffait et s’était adossée à un arbre, en proie à une sorte de crise nerveuse.

Francis, très effrayé de la voir en cet état, ne savait plus que faire pour la calmer, quand soudain une idée aussi imprudente que peu généreuse lui vint à l’esprit… Elle l’aimait, il s’en doutait depuis longtemps ; pourquoi ne se servirait-il pas, pour l’apaiser, de cette naïve passion dont il avait deviné la vivacité croissante tout en affectant de la décourager ?… Il fixa de nouveau sur Denise ses yeux caressants et attendris, et se penchant vers elle :

— Pardon ! lui chuchota-t-il presque dans l’oreille, pardonnez-moi, chère enfant adorée !

Ces simples mots d’amour opérèrent sur Denise comme un charme. D’un bond farouche, elle s’élança vers Francis, lui jeta les bras autour du cou et cacha dans la poitrine du jeune homme sa tête humide, sa bouche pleine de sanglots passionnés.

Chargement de la publicité...