Sauvageonne
III
— Monsieur le curé, dit Mme Lebreton, Pierre va vous offrir un peu de cette mousse au chocolat… C’est le triomphe de ma cuisinière.
— Merci, madame, je n’en prendrai pas.
— Par esprit de mortification ! s’écria le percepteur avec un rire bruyant ; M. le curé ne se permet pas les douceurs.
— C’est mon estomac qui ne me les permet pas, riposta l’abbé Cartier, mais je ne les interdis point à mes paroissiens… Pierre, ajouta-t-il avec un malin sourire, servez-donc M. le percepteur !
— Non, impossible ! je suis complet ! s’exclama ce dernier en retournant brusquement son assiette vide sur la nappe.
Cette façon campagnarde de refuser amusa les dames qui s’entre-regardèrent en riant sous cape, tandis qu’à l’autre bout de la table, la perceptrice rougissait de la rusticité de son mari. Mme Lebreton sourit discrètement, et son regard, glissant par-dessus les fleurs qui ornaient le centre de la table, se rencontra un moment avec celui de Francis Pommeret, assis de l’autre côté, entre la femme du notaire et la sœur de la receveuse des postes, Mlle Irma Chesnel.
C’était la première fois que Mme Adrienne donnait à dîner depuis son deuil ; pendant douze mois elle s’était rigoureusement condamnée à la solitude : mais le bout de l’an de M. Lebreton ayant été célébré à la fin de juin, elle avait cru pouvoir se départir de ses habitudes de recluse et se remettre en communication avec le monde. Son salon s’était rouvert, et parmi les visiteurs les plus assidus et les mieux accueillis, le bourg avait remarqué, non sans commentaires, le nouveau garde-général. Ce premier dîner réunissait les notables d’Auberive, et, naturellement, Francis Pommeret figurait parmi les invités.
On en était au dessert, à ce moment agréable où, la digestion n’ayant pas encore commencé et où, le cerveau se trouvant émoustillé, les langues se délient, les joues se nuancent de rose et les yeux étincellent. Un vieux corton, versé avec précaution, achevait de dégourdir l’esprit des convives. Pierre, en livrée brune, et une alerte femme de chambre tournaient autour de la table sans qu’on entendît le bruit de leurs pas amortis par les nattes qui couvraient le parquet. On venait d’apporter les lampes. Par les fenêtres ouvertes une brise un peu plus fraîche envoyait des odeurs de foin fauché, tandis qu’au loin les rumeurs assourdies du village se fondaient dans les bourdonnements de la conversation plus animée des convives.
La femme du percepteur, au rebours de son mari, avait repris deux fois de l’entremets ; elle n’était pas habituée à de pareilles bombances et semblait faire provision de nourriture en vue des privations du reste de la semaine. Quant au percepteur, il se souvenait qu’il avait promis à ses quatre enfants de leur rapporter quelque chose, et, en bon père de famille, il profitait du passage des assiettes de dessert pour bourrer de petits fours les poches de sa redingote. La femme du notaire se faisait expliquer par le juge de paix les règles du domino à quatre, Francis Pommeret parlait peu, mais il savourait voluptueusement cette atmosphère de bien-être. Le luxe de la table, l’odeur des roses, la clarté dorée des lampes, le bouquet exquis du bourgogne circulant dans de poudreuses bouteilles couchées sur des paniers d’argent, tout cela le remettait dans son ancien milieu et lui causait une joyeuse dilatation intérieure.
Ses yeux enhardis, après s’être caressés aux couleurs vives des fleurs de la corbeille, s’arrêtaient avec complaisance sur la figure expressive et distinguée de la maîtresse de la maison. La toilette noire d’Adrienne Lebreton, tout en restant sévère, n’était pas exempte de coquetterie ; une dentelle en vieux point de Venise garnissait son corsage montant, et une ruche blanche frissonnait autour de son cou. Elle ne portait pas de bijoux et était coiffée de ses seuls cheveux dont les bandeaux bruns, épais et lisses, encadraient l’ovale allongé de son visage, où brûlait le feu assoupi de ses prunelles couleur café. Il est probable que si Francis eût aperçu la veuve un an auparavant dans la ville qu’il habitait et où les jolies femmes n’étaient pas rares, cette personnalité un peu austère et voilée l’eût laissé indifférent ; il eût trouvé qu’elle manquait de jeunesse et d’éclat. Mais un séjour de cinq mois à Auberive lui avait rendu le goût moins difficile. Le fond gris et vulgaire sur lequel Mme Lebreton se détachait était merveilleusement propre à la faire valoir ; elle ressortait au milieu des bourgeoises campagnardes, comme l’habitation opulente de la Mancienne tranchait elle-même sur l’ensemble effacé et mesquin des bâtisses du bourg. Peu à peu l’accoutumance et l’absence de points de comparaison avaient fait découvrir à Francis dans la personne d’Adrienne de délicates nuances pleines de charme, des beautés discrètement enveloppées. Elle avait éveillé en lui un singulier sentiment tendre, où il entrait autant de curiosité que de désir.
Les regards du garde-général ne quittaient guère Mme Lebreton. Ils allaient de son corsage sobrement gonflé à ses cheveux aux torsades foncées, mordues par un peigne d’acier ; ils suivaient le modelé des bras, qui étaient fort beaux, jusqu’aux poignets d’où sortaient de longues mains effilées ; ils erraient le long des lèvres rouges entr’ouvertes sur des dents très blanches et plongeaient audacieusement dans la profondeur des yeux cerclés de bistre.
Il était si absorbé dans cette contemplation qu’il ne répondait plus que machinalement aux questions de Mlle Irma Chesnel, sa voisine. Cette jeune fille nubile et déjà lasse du célibat avait toujours rêvé d’épouser un de ces fonctionnaires que l’administration envoyait à Auberive et qui s’y succédaient rapidement, pareils à des oiseaux de passage. Pour le quart d’heure, elle cherchait à conquérir le cœur du garde-général, et depuis le potage elle essayait de flirter avec lui. Le verre de champagne qu’elle venait de boire lui avait donné un redoublement de loquacité et elle caquetait comme une corneille sentimentale, parlant en style de romance des attraits de la solitude, des petites fleurs des bois et du murmure des ruisseaux.
— Pour avoir choisi cette belle carrière des eaux et forêts, soupirait-elle, vous devez beaucoup aimer la campagne, n’est-ce pas, monsieur ?
Tout occupé à regarder l’ombre portée des longs cils d’Adrienne sur ses joues mates, Francis entendit la question de Mlle Irma comme un bourdonnement confus ; en la voyant qui trempait ses lèvres dans la coupe de champagne, il se méprit sur le sens des paroles et répondit distraitement :
— Non, vraiment, mademoiselle, je n’en bois jamais.
La demoiselle, interloquée, releva la tête, et, suivant le rayon visuel de son voisin, le trouva fixé dans la direction d’Adrienne. Elle comprit alors le motif de cette réponse en coq-à-l’âne et se mordit les lèvres.
Un autre convive avait également remarqué la complaisance avec laquelle le regard de Francis s’arrêtait sur Mme Lebreton. C’était le curé. Il observait le manège du garde-général avec une inquiétude méfiante. Ses petits yeux noirs, enfoncés sous l’orbite, épiaient silencieusement ceux du jeune Pommeret, et l’expression sévère de son visage troué de petite vérole indiquait combien il était scandalisé de cette contemplation, où il croyait déjà lire une coupable convoitise.
Cependant les conversations allaient leur train. Le diapason des voix s’était haussé d’un ton.
— Vous devez toujours étudier le jeu de votre partenaire, criait le juge de paix à la notaresse, et ne jamais lui boucher sa pose…
— On ne vous voit guère à l’ouvroir, disait Mlle Irma en se retournant, en désespoir de cause, vers la femme du percepteur.
— Que voulez-vous ! quand on a quatre enfants, on est assez occupée à raccommoder leurs nippes… J’ai l’aiguille à la main toute la journée…
Les pyramides de cerises roulaient sur la nappe, les jattes de fraises et de framboises circulaient et se vidaient ; une odeur de fruits mûrs emplissait la salle à manger.
— Ma foi ! tout était excellent ! s’exclamait le percepteur en se frottant la barbe avec sa serviette. Convenez, curé, que bien dîner n’est pas un péché !
Sans lui répondre, et l’œil toujours braqué sur le garde-général, le curé s’était penché vers Mme Lebreton :
— Je crois, madame, murmura-t-il, qu’il serait charitable de mettre un terme aux effusions de mon voisin.
Mme Adrienne s’était levée et avait pris le bras du notaire. Les chaises furent repoussées brusquement. Chacun imitait son exemple et, Pierre ayant ouvert les deux battants de la porte, les invités passèrent au salon, où le café était servi.
Le curé et Francis Pommeret se rencontrèrent dans l’embrasure de la porte.
— Monsieur le garde-général, dit le prêtre de son ton sardonique, ma bibliothèque est toujours à votre disposition… mais il me semble que vous n’en abusez pas.
— Pardon, monsieur le curé, répondit Francis en rougissant sous le regard aigu de l’abbé, depuis quelques mois je n’ai guère eu le temps de lire.
— Vous êtes très occupé…
— Oui, monsieur le curé, passablement.
— En vérité !… je m’étais laissé dire qu’en cette saison les opérations forestières vous permettaient de nombreux loisirs.
— C’est une erreur, répliqua sèchement le garde-général.
— Ah ! tant mieux ! soupira le prêtre ; puis il ajouta en pinçant les lèvres : — Enfin, quand vos occupations vous absorberont moins, souvenez-vous que mes livres sont à votre service… J’ai mis en réserve quelques Pères dont la lecture vous intéressera certainement.
— Merci mille fois ! monsieur le curé. — Ce diable d’homme se moque de moi ! pensa Francis Pommeret en se dirigeant vers le guéridon où Mme Lebreton, aidée de Mlle Chesnel, offrait du café et des liqueurs à ses convives.
Le percepteur, assis dans un fauteuil, tournait sa cuiller dans sa tasse et soufflait bruyamment sur son café trop chaud. Le juge de paix, joignant l’exemple au précepte, avait conduit la notaresse à une table de jeu et organisait avec le notaire et la femme du percepteur un domino à quatre. Le garde-général, accoudé au piano ouvert, regardait Mme Lebreton occupée à servir ses hôtes. Penchée au-dessus du guéridon, elle soulevait la cafetière d’argent et remplissait les tasses. Ainsi posée, le cou infléchi, le bras en l’air, la robe laissant passer sous ses plis tombants une bottine de satin noir, elle présentait, de la nuque, où frisaient des boucles brunes, jusqu’à l’extrémité du talon, découvrant un bout de jupon blanc, un ensemble de lignes élégantes dont le jeune homme suivait avec curiosité les sobres ondulations. Quand Mme Adrienne eut servi tout son monde, elle vint s’asseoir sur un canapé, à côté de Mlle Chesnel qui sirotait lentement un verre de marasquin.
— Chère madame, dit cette demoiselle en montrant le piano ouvert, ne nous jouerez-vous pas quelque chose ?… Pour moi, j’adore la musique, surtout la musique brillante. Quand les mains courent tout le long du clavier et se croisent l’une sur l’autre… oh ! c’est délicieux !
— Excusez-moi, répondit Adrienne, je n’étudie pas depuis longtemps et je n’ai plus de doigts. Mais si vous voulez entendre un peu de bonne musique, priez M. Pommeret de se mettre au piano… Il a un véritable talent et il vous fera plaisir.
Ce n’était pas précisément l’affaire de Mlle Irma, qui avait compté accaparer le garde-général pendant que Mme Lebreton serait au piano, mais elle s’était trop avancée pour reculer et elle joignit ses prières à celles de Mme Adrienne.
— Volontiers, murmura Francis en s’inclinant devant cette dernière.
Il s’assit sur le tabouret, prit un cahier de sonates de Mozart et frappa quelques accords. Dès les premières notes, le curé, qui se couchait régulièrement à dix heures, s’empressa de se lever, salua silencieusement et se retira, son tricorne sous le bras.
Francis Pommeret n’avait pas tourné la tête. Il commençait la sonate en la et mettait toute son attention à exécuter le thème avec expression. Il avait un joli talent d’amateur et ne s’en tirait pas mal. Les notes suaves et câlines de la musique de Mozart montaient, légères, dans le salon sonore. Mme Lebreton, tournée vers le piano, les bras croisés, la tête un peu rejetée en arrière, semblait sous le charme de cette musique faite de tendresse et de clarté, qui lui donnait une impression de fraîcheur matinale. Les variations se succédaient ; les notes s’égrenaient, tantôt lentes et caressantes, tantôt allègres et vives comme une envolée d’oiseaux, et Mme Adrienne, en les écoutant, se sentait remuée de cette même joie intime et printanière qu’elle avait éprouvée en se promenant au mois de mai dans les bois d’Auberive.
Il n’en était pas de même de ses hôtes, qui ne comprenaient rien à la musique classique et dont un quadrille tapageur eût mieux satisfait les oreilles peu délicates. Le percepteur sommeillait dans son fauteuil ; sa femme, prévoyant qu’il allait ronfler, se leva de la table de jeu, le tira par le bras, et tous deux, saluant gauchement Mme Lebreton, interrompirent le garde-général pour lui souhaiter le bonsoir.
Francis s’était arrêté.
— Encore ! encore ! murmura la veuve, qui rentrait après avoir reconduit le couple.
Elle s’était rassise sur le canapé et regardait avec des yeux suppliants le jeune homme, qui s’était retourné vers elle.
Il lui obéit, et feuilletant un second cahier, il commença une polonaise de Chopin. Cette musique passionnée, tantôt fougueuse et emportée comme une galopade de chevaux sauvages, tantôt triste et pénétrante comme une plainte humaine, acheva de charmer Mme Lebreton. Elle était si bien en harmonie avec sa nature concentrée et ardente ! Ces notes tumultueuses ou mélancoliques éveillaient un écho dans son cœur, fermé jusqu’alors comme un jardin clos de hauts murs où pousse mystérieusement une flore ignorée. Mme Adrienne s’oubliait à suivre ces rythmes heurtés et capricieusement impétueux, et elle oubliait aussi ses convives. Mlle Irma battait du menton et de la main la mesure à contre-temps, et étouffait des bâillements multipliés ; la partie de dominos était terminée ; le juge de paix, le notaire et sa femme vinrent saluer la maîtresse de la maison, et Mlle Chesnel, pour ne pas revenir seule, se décida à les accompagner ; mais, avant de partir, ils allèrent tous, malicieusement, l’un après l’autre, souhaiter le bonsoir au garde-général, qui, agacé par ces salutations intempestives, frappait les touches avec un redoublement d’énergie. Enfin ils s’éloignèrent et sortirent par le jardin, sans que Francis quittât le piano. Quand il eut terminé le morceau, il se retourna et se trouva seul avec Mme Lebreton, qui rentrait dans le salon encore vibrant des sonorités de la polonaise.
— Ils sont tous partis, dit Adrienne un peu effarouchée ; la musique les a mis en déroute… Excusez-les, ils n’y entendent rien.
— J’ai peut-être aussi abusé de la permission, répondit Francis en se levant comme à regret, et je crains d’avoir été indiscret.
— Au contraire, vous m’avez fait grand plaisir.
— Vous êtes trop aimable, madame, pour parler autrement, mais…
— Je dis toujours ce que je pense… Quand vous me connaîtrez mieux, vous ne vous en apercevrez que trop… Vous partez ? ajouta-t-elle, en le voyant se lever… Je ne vous retiens pas, car je crois qu’il est tard.
— Il n’est que dix heures, hasarda hypocritement Francis.
Elle ne répondait pas, partagée entre la crainte du qu’en-dira-t-on et un vague désir de prolonger ce tête-à-tête non prémédité. Le jeune homme ne faisait plus mine de prendre son chapeau, et Adrienne, indécise, embarrassée, s’était décidée à se rasseoir.
— Je crains, murmura-elle timidement, que nos soirées ne vous paraissent un peu lourdes et que vous ne vous ennuyiez à la Mancienne.
— Oh ! madame, protesta-t-il en se rasseyant à son tour, c’est à vous que je dois les seules bonnes heures que j’aie passées depuis que je suis ici.
— Auberive vous déplaît ?
— Beaucoup moins maintenant… Mais, de février en avril, j’y ai trouvé les journées démesurément longues !
Tout en parlant, il l’enveloppait d’un regard presque amoureux ; en relevant les yeux, elle surprit ce regard et rougit. Elle songeait que c’était justement à la fin d’avril qu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois. Y avait-il une secrète intention dans le soin qu’il avait pris de dater de cette époque la fin de ses ennuis à Auberive ? Elle se sentait de plus en plus embarrassée de se trouver seule avec ce jeune homme dans le grand salon devenu subitement désert. Comme les personnes dévotes, timides, et peu habituées aux hasards de la vie mondaine, ce tête-à-tête qu’elle avait étourdiment provoqué lui causait maintenant des terreurs chimériques. Elle se montait l’imagination et devenait nerveuse. Elle osait à peine bouger, et la vaste pièce s’emplissait d’un silence périlleux, sur lequel se détachait le murmure sourdement saccadé des grillons du jardin et le menu bruit de l’huile montant dans les lampes. — Une lumière blonde baignait Mme Adrienne ; elle dorait ses joues, allumait un éclair humide dans ses yeux bruns et mettait des reflets mouillés sur le satin noir de sa jupe. Francis Pommeret la trouvait en ce moment très séduisante ; mais il était à cent lieues de méditer les entreprises hardies qui s’étaient présentées à l’imagination craintive de Mme Lebreton. Entre lui, modeste petit fonctionnaire, vivant maigrement de ses appointements, et la riche et imposante veuve d’un maître de forges millionnaire, il y avait une distance qui lui paraissait trop disproportionnée. Essayer de la franchir par un de ces coups d’audace qui réussissent parfois, c’était risquer de se faire éconduire honteusement et de compromettre même sa situation à Auberive. Il était bien trop circonspect pour jouer tout son avenir sur une seule carte ; néanmoins, à cette heure avancée de la soirée, pendant ce tête-à-tête inattendu avec une femme jeune encore, à la fois élégante et dévote, à laquelle l’inconnu et le fruit défendu donnaient un attrait singulièrement capiteux, il lui montait par intervalles au cerveau des bouffées de désir, des tentations timidement et lentement caressées. Il se disait : « Si j’osais pourtant !… On a vu des choses plus étonnantes… Qui sait ? »
Les effarouchements d’Adrienne redoublaient. N’osant ni rester assise ni congédier son hôte, elle alla machinalement vers la porte-fenêtre ouverte sur le jardin :
— Quelle belle nuit ! fit-elle d’une voix assourdie en se retournant vers Francis ; voyez donc comme le parc est éclairé !
La nuit, en effet, était magnifique et, par exception, — dans ce pays où il gèle d’habitude jusqu’en juin, — elle était presque tiède. Surgissant d’un massif de trembles et de peupliers de Virginie, la lune, déjà échancrée épandait une large nappe de lumière bleuâtre sur les bouleaux immobiles, sur la pièce d’eau entourée d’iris, sur les pelouses récemment fauchées et sur les parterres tout fleuris de roses-thé. En dehors de cette longue zone lumineuse, les massifs restaient plongés dans une ombre noire. Les charmilles, taillées carrément, allongeaient leurs berceaux à droite et à gauche et masquaient les murailles, de sorte que le parc semblait comprendre dans son enceinte les collines grises et les bois qui les couronnaient. Sous la clarté lunaire, les retombées des lierres et des vignes vierges ondulaient légèrement, et le murmure tremblotant des grillons faisait comme un accompagnement naturel à ces frissons de verdure. A part cette musique assoupissante et berceuse, pas un bruit dans la campagne, sauf, parfois, un glouglou d’eau courante ou un chœur enroué de grenouilles, résonnant avec lenteur, puis s’arrêtant soudain comme le ronflement d’un dormeur qu’on dérange.
Francis s’était avancé sur le perron, à côté de Mme Lebreton.
— Bien souvent, dit-il, dans les premiers mois de mon séjour, j’ai rêvé de me promener dans votre parc par une belle nuit pareille à celle-ci… Avant d’avoir l’honneur de vous connaître, je vous avoue que j’étais remué par de vilaines pensées envieuses… Je vous en voulais, madame, de posséder cette propriété de la Mancienne et de ne pas en jouir.
— Voulez-vous que nous y fassions un tour au clair de lune ? lui demanda-t-elle.
Cette promenade lui semblait une diversion salutaire ; elle la trouvait moins redoutable que le tête-à-tête du salon.
— Volontiers, répondit-il.
Ils étaient descendus vers la pelouse, où des massifs de pétunias exhalaient une odeur de girofle.
— Il ne suffit pas, reprit Mme Adrienne, de posséder une belle chose pour en jouir ; il faut encore être dans certaines dispositions d’esprit… Je n’étais pas dans ces conditions-là et j’ai passé ici bien des heures ennuyées. M. Lebreton, tout occupé de ses affaires, ne s’inquiétait pas de savoir si je trouvais les journées longues ; je n’avais auprès de moi ni amis ni enfants…
— Pas d’enfants ? Je croyais vous avoir entendu parler d’une fille…
— Adoptive, oui… Et cela vous prouve combien j’avais besoin de remplir ce vide dont je vous parlais. Mais là encore j’ai éprouvé une déception. Malgré mon désir de m’attacher à cette enfant, je n’ai pas pu la conserver près de moi… Et pourtant je l’aime bien, ma pauvre Sauvageonne !
— Sauvageonne ! s’écria-t-il étonné de ce nom bizarre.
— Elle s’appelle Denise, mais nous l’avions surnommée Sauvageonne, à cause de ses allures et de son caractère indomptable… C’est justement cette sauvagerie qui nous a forcés à la mettre au couvent. Ici, on n’en pouvait plus jouir, et là-bas, au Sacré-Cœur, elle a donné plus d’une fois du fil à retordre à ces dames.
— Quel âge a-t-elle ?
— Dix-sept ans… Elle commence à devenir raisonnable, et je compte la reprendre avec moi aux vacances prochaines…
Cet entretien, roulant sur un sujet étranger aux préoccupations actuelles de Mme Adrienne, avait fini par lui rendre un peu d’aplomb. Elle se sentait plus à l’aise que dans le salon. Après avoir parcouru toute la partie éclairée, ils étaient arrivés à un endroit où l’allée plongeait dans l’ombre profonde des arbres entrecroisés. Mme Lebreton aurait voulu revenir sur ses pas ; elle n’osa pas le faire, par crainte de montrer une peur ridicule, et ils continuèrent à s’enfoncer dans la direction des charmilles. A mesure que l’obscurité devenait plus mystérieuse, la conversation languissait. Francis la laissa tomber tout à fait, et Adrienne, reprise de ses inquiétudes, ne trouva plus rien pour l’alimenter. Le sentier s’était rétréci. Ils étaient obligés de se serrer l’un contre l’autre pour passer de front. Mme Lebreton heurta du pied une racine à fleur de terre et s’appuya instinctivement à l’épaule de son voisin.
— Acceptez mon bras, madame ! murmura Francis.
Elle obéit, mais elle était si troublée qu’elle fut obligée de ralentir le pas. Sous son bras droit, le garde-général sentait battre le cœur de la jeune femme, et lui-même était lentement envahi par une voluptueuse émotion qui lui serrait la poitrine et le prenait à la gorge. Une suave odeur de verveine dont les vêtements d’Adrienne étaient imprégnés lui montait doucement au cerveau et le grisait. Ils étaient si rapprochés l’un de l’autre, qu’un moment il fut sur le point de l’enlacer d’une brusque étreinte et de la baiser à pleines lèvres… Cette explosion de la sève sensuelle qui fermentait en lui fut soudain comprimée par un geste familier et confiant de Mme Lebreton. Elle avait posé sa main sur le poignet de Francis :
— Ecoutez ! fit-elle, si on ne dirait pas une musique, là-bas, au fond des bois…
Ils prêtèrent l’oreille. C’était le tintement argentin des sonnailles d’un roulier attardé, qui vibrait mélodieusement dans la paix sonore des futaies. Cette sonnerie légère et fuyante comme une musique de fées allait toujours diminuant et s’affaiblissant ; elle s’évanouit peu à peu dans le lointain, et le silence plana de nouveau en maître sur la campagne.
Ils étaient revenus en pleine lumière, et tous deux, lentement, sous cette amicale clarté de la lune, savouraient sans rien se dire toutes les menues et délicieuses sensations de l’amour qui commence. — Soudain, au fond de la vallée endormie, l’horloge de l’église s’éveilla, et onze coups bien détachés s’envolèrent l’un après l’autre dans l’air fraîchissant.
— Ah ! mon Dieu… onze heures ! s’écria Mme Adrienne, reprise de ses scrupules.
— Déjà ! dit Francis.
— Que vont penser les domestiques ? continua-t-elle en hâtant le pas.
— Je crois qu’il est grand temps que je me retire, en effet, murmura Francis. Bonsoir, madame, et merci pour cette soirée dont je garderai toujours le souvenir.
— Au revoir, monsieur ! répondit-elle en baissant les yeux.
Il lui avait tendu la main, elle n’osa lui refuser la sienne, et les deux mains restèrent assez longtemps l’une dans l’autre. Elle se dégagea enfin, et Francis courut reprendre son chapeau. Quand il revint sur le perron, il trouva Mme Adrienne en train d’arracher une touffe de roses rouges à l’un des rosiers grimpants qui encadraient la marquise.
— Attendez, dit-elle, je veux que vous emportiez quelques fleurs de la Mancienne.
Il prit les roses, les piqua à sa boutonnière, puis saisit de nouveau la main qui les lui avait offertes, la serra et s’enfuit.
Une fois dehors, ayant retrouvé un peu de sang-froid, il alluma un cigare et regagna lentement son auberge, en suivant la rue des Fermiers. Comme il traversait la place de l’église, il lui sembla entendre des chuchotements derrière les persiennes du bureau de poste ; mais il était si absorbé par les pensées agréables qui bourdonnaient dans son cerveau, qu’il n’y prit pas garde.
Quand le bruit de ses pas se fut éteint, la receveuse des postes ferma la fenêtre avec précaution, tandis que sa sœur, Mlle Irma, rallumait sa bougie.
— Hein ! ma chère, crois-tu ? s’écria cette dernière en secouant la tête.
— Elle l’a gardé jusqu’à près de minuit ! fit l’autre en joignant les mains dévotement ; quel scandale !
— Ça finira mal, retiens ce que je te dis !