Sauvageonne
II
Les bois d’Auberive, — pour employer l’expression imagée de la receveuse des postes, qui se piquait de beau langage, — les bois d’Auberive avaient mis leurs habits de printemps. Le pays, si triste en février, n’était plus reconnaissable. Un souffle fécondant avait couru tout le long de la vallée de l’Aube, frôlant les lisières boisées, montant au sommet des futaies, redescendant au fond des combes où naguère dormaient des couches de neige. Sous cette haleine caressante, les prés avaient reverdi, les bourgeons avaient poussé ; jusqu’à la ligne extrême de l’horizon, ce n’étaient partout que frondaisons nouvelles, pareilles à de vertes fumées. Le sol léger des futaies se couvrait de pervenches ; dans les fonds, là où la terre noire s’enrichissait des alluvions du ruisseau débordé, il y avait un foisonnement de plantes fleuries : narcisses jaunes, scilles bleues et populages aux godets brillants comme des pièces d’or. Tout chantait : rossignols dans les vergers, grives dans les buissons, merles dans les merisiers ; au travers de la forêt feuillue, les deux notes mystérieuses du coucou passaient sonores au milieu de l’universelle symphonie des oiseaux bâtisseurs de nids.
Une joie confuse semblait circuler dans les veines de la terre et s’exhaler dans l’air par les mille clochettes laiteuses des muguets, par les mignonnes capuces odorantes des violettes étalées aux marges des prés. C’était une joie communicative. Elle éclatait en rires clairs sur les lèvres des petites filles assises au pied des haies et occupées à confectionner des balles avec des fleurs de coucou ; elle s’épanouissait sur les faces joufflues des petits pâtres battant du manche de leur couteau des brins de saule pour en détacher l’écorce juteuse et fabriquer des sifflets ; elle faisait chanter à gorge déployée le roulier qui montait la côte en tête de ses chevaux aux sonnailles retentissantes ; et là-haut, dans la coupe, elle ragaillardissait le bûcheron qui enfonçait sa cognée au cœur des chênes marqués pour l’abatage ; elle gagnait jusqu’aux cloches de l’église, dont les voix moins grêles s’égrenaient avec une allégresse inaccoutumée.
Même dans la maisonnette de Trinquesse, en contre-bas de la Grand’Combe, non loin du ruisseau de l’Aubette, il y avait de la gaîté et des rires d’enfants. La maisonnette n’était pourtant rien moins que riante, et on n’y festoyait pas tous les jours. Bâtie en torchis avec une toiture de mottes de terre, c’était à proprement parler plutôt une hutte qu’une maison. Dans l’unique chambre, le père Trinquesse, sa fille Manette et deux marmots de cinq à huit ans s’entassaient pour dormir. Un jardinet, où il poussait plus de pierres que de légumes, un appentis en planches pour la vache, et c’était tout. Le père Trinquesse, maigre sexagénaire à museau de fouine, exerçait trois ou quatre métiers, dont le moins suspect était celui de diseur de bonne aventure et de rebouteux ; sa fille Manette, qui courait sur la trentaine, faisait des lessives, ramassait des fraises en été, allait à la faîne en octobre, au bois mort en hiver, et toutes ces industries réunies suffisaient à peine à nourrir les deux gachenets qu’elle avait eus on ne savait où et dont les pères s’étaient bien gardés de se montrer. Les marmots n’en poussaient pas moins dru et n’en étaient pas moins florissants, bien qu’ils fussent à peine couverts et qu’ils reçussent plus de taloches que de pain blanc. Pour le quart d’heure, ils s’occupaient d’allumer un feu d’ételles au beau milieu du chemin qui longeait la maisonnette, et leurs yeux écarquillés se fixaient tantôt sur le foyer pétillant, tantôt sur les mains osseuses du père Trinquesse, très affairé à plumer deux geais qu’il avait pris aux gluaux. Ces deux oiseaux, assaisonnés de poireaux, de choux et de pommes de terre, devaient composer une potée dont le vieux braconnier promettait merveille. La vue de la marmite noire où nageaient les légumes suffisait par avance à dilater les narines gourmandes des gamins. En attendant, ils se disputaient les plumes bleues des ailerons, qu’ils plantaient triomphalement dans leurs cheveux ébouriffés, et leurs cris de joie étaient si aigus qu’on les entendait de la Mancienne, dont le parc allongeait ses clôtures jusqu’aux lisières de la Grand’Combe.
Là aussi tout se ressentait de l’allégresse printanière. Le château s’était réveillé de son long sommeil hivernal ; devant la façade encadrée d’aubépines roses et de cytises, les allées et venues des domestiques indiquaient que la Mancienne était de nouveau habitée. A travers les fenêtres ouvertes du rez-de-chaussée, on apercevait les rideaux soyeux aux plis lourds, les jardinières ornées de tulipes et le drap rouge des fauteuils débarrassés de leurs housses. Mme Lebreton était, en effet, rentrée depuis le dimanche de la Quasimodo, et, dans ce moment même, ayant terminé sa toilette, elle descendait de sa chambre et apparaissait en plein soleil sur le perron du jardin. Rassemblant d’une main les plis de sa jupe noire et ouvrant son ombrelle, elle quittait maintenant la marquise et contournait lentement la pelouse bordée d’iris violets.
Adrienne Lebreton avait certainement passé la trentaine, et les gens qui lui donnaient trente-quatre ans ne devaient pas être loin de compte. Son teint mat et un peu olivâtre manquait de fraîcheur ; le dessous de ses yeux était cerné de bistre et deux ou trois rides légères rayaient son front d’une tempe à l’autre. Néanmoins, en dépit de ces premiers signes de maturité, elle avait conservé une sorte de jeunesse latente. Grande, svelte, mince de taille avec les épaules sobrement mais délicatement arrondies, elle avait une vivacité juvénile. D’abondants cheveux bruns, en ce moment lissés en bandeaux plats et dissimulés sous une mantille de dentelle noire, s’harmonisaient avec les tons dorés de la peau, l’éclat des yeux bordés de longs cils, et le rouge vif d’une bouche assez grande aux lèvres charnues. Une mèche entièrement grise, tranchant sur le brun foncé de l’un des bandeaux, donnait une note d’étrangeté à la physionomie. Le nez long, au modelé très ferme, et deux sourcils noirs très accusés y ajoutaient un accent de sévérité corrigé par l’expression de bonté de la bouche et l’humide lueur des yeux pailletés d’or. Toute la personne un peu maigre de la veuve renfermait je ne sais quoi de concentré et d’ardent. Née dans la montagne langroise, elle avait le caractère distinctif des habitants de ces plateaux âpres et brûlés : un tempérament de pierre et de feu, beaucoup de passion et de sensibilité sous une froideur et une dureté apparentes.
A cette heure printanière, il semblait que Mme Lebreton subît l’influence du milieu qui l’entourait. Le bain d’air tiède et fondant dont elle était enveloppée amollissait les fibres de sa nature résistante. Le susurrement des eaux limpides, l’odeur des merisiers épanouis, les brèves phrases musicales des fauvettes, lui causaient une vague ivresse attendrie. Elle marchait d’un pas plus vif, la tête penchée, les paupières demi-closes, les lèvres serrées, et elle atteignit rapidement l’une des clôtures du parc. Arrivée à une petite porte qui ouvrait sur les prés, elle la poussa, se trouva dans un chemin couvert qui longeait l’Aubette dans la direction de la Grand’Combe, et s’y engagea sans hésiter, heureuse de marcher à l’aventure, de se mêler à l’allégresse répandue au dehors, de s’enfoncer sous ces feuillées invitantes qu’elle voyait moutonner de tous côtés.
Tout en suivant ce sentier familier, entre les cépées de noisetiers et de cornouillers qu’elle connaissait presque intimement, les ayant vues pousser depuis le jour où elle était entrée à la Mancienne en toilette de jeune mariée, elle remontait songeusement le cours des saisons passées ; et les lignes tant de fois contemplées des coteaux boisés, le glou-glou tant de fois entendu de la petite rivière, les fleurs toujours pareilles repoussant chaque printemps aux mêmes places, lui redisaient l’histoire monotone et médiocrement amusante de ses quinze années de mariage.
Assurément le défunt avait été un honnête homme, mais il fallait convenir aussi qu’il avait été souvent un mari bien désagréable. D’abord une trop grande disparité d’âge existait entre eux : M. Lebreton touchait à ses quarante-cinq ans, et elle en comptait dix-neuf quand on l’avait tirée du couvent pour le lui faire épouser. Leur union n’avait pas été féconde. Le maître de forges, en vrai Bourguignon qu’il était, jouissait à la vérité d’une verdeur robuste, mais d’une verdeur sauvage et par trop bourrue. La chasse et les affaires prenaient les trois quarts de son existence. Violent, entier, tumultueux, il ne comprenait rien au caractère concentré, timide et exalté de sa femme. Elevée selon des principes sévères, mais ayant d’ardents besoins de tendresse, Mme Lebreton n’avait trouvé pour dérivatifs que des pratiques pieuses et l’adoption d’une petite orpheline, à laquelle elle s’était attachée passionnément. L’enfant, disait-on à la Mancienne, était la fille d’un garde-vente, mort au service de la famille Lebreton ; mais les méchantes langues prétendaient qu’elle tenait au maître de forges par des liens d’une parenté beaucoup plus étroite, et que ce Bourguignon « salé » avait eu l’adresse de faire élever chez lui sa fille naturelle, en exploitant le besoin de tendresse et les instincts maternels de sa femme. Toujours était-il qu’en cette circonstance, contrairement à son habitude, il n’avait nullement contrecarré les goûts d’Adrienne. L’orpheline, qui se nommait Denise, avait été traitée comme l’enfant de la maison ; mais elle avait donné de bonne heure des preuves d’une nature si violente, elle s’était montrée si rebelle à toute discipline, qu’on avait été obligé de la mettre à douze ans au Sacré-Cœur de Dijon. Mme Lebreton s’était retrouvée seule en tête-à-tête avec son seigneur et maître, qui s’occupait de tout et étendait sur toutes choses sa domination despotique. A l’ombre étouffante de ce chêne branchu et rugueux, la jeunesse d’Adrienne avait végété sans s’épanouir. Sous la contrainte pesante de ce tyran domestique, elle avait fini par ne plus oser penser tout haut. Encore quelques années de cette vie, et elle serait devenue aussi sotte, aussi moutonnière que les bourgeoises d’Auberive, condamnées dès l’enfance à ce rôle passif et effacé.
Dieu, — qui fait bien ce qu’il fait, — avait enfin rappelé à lui M. Lebreton. — Certainement elle l’avait pleuré comme il convient ; on ne perd pas un homme auprès duquel on a vécu quinze ans sans éprouver une sensation pénible ; on ne reste pas impunément seule au milieu d’un tracas d’affaires industrielles sans être prise d’un serrement de cœur et d’un mouvement d’angoisse. Mais, pour dire le vrai, sa douleur avait été modérée, et, à l’heure actuelle, son chagrin s’était complètement évaporé au souffle tiède du printemps revenu.
La forge était vendue, les affaires étaient liquidées ; Mme Adrienne se trouvait donc libre… libre d’aller et de venir, d’arranger sa vie à son gré ! Certes elle n’avait nullement l’intention d’abuser de cette liberté ; mais elle était heureuse d’être débarrassée du joug et se sentait redevenir jeune. Avec la belle fortune laissée entièrement à sa disposition, elle pourrait se créer une existence selon ses goûts. Elle ferait prochainement revenir à la Mancienne Denise, dont quatre ans de couvent avaient assoupli le caractère, et se chargerait elle-même de compléter l’éducation de sa filleule ; elles voyageraient ensemble, et ce serait un bonheur de visiter de compagnie tant de beaux pays qui leur étaient aussi inconnus à l’une qu’à l’autre. La vie commencerait en même temps pour toutes deux ; elles auraient les mêmes étonnements, les mêmes émotions et les mêmes joies…
— Bonne promenade, madame Lebreton ! cria tout à coup une voix rauque et plaignarde, qui la fit tressaillir ; vous voilà bien à bonne heure par chez nous ?
Elle releva la tête et aperçut à deux pas Manette Trinquesse, accroupie devant la porte de sa masure délabrée.
Ces abords du logis des Trinquesse, si joyeux quelques heures auparavant, avaient maintenant un air désolé. — Le feu s’était éteint, la marmite gisait renversée dans les cendres ; à l’intérieur de la hutte retentissaient des cris d’enfants pleurards, entrecoupés par les jurons du vieux Trinquesse. Manette, assise sur ses talons, les mains plongées dans sa tignasse blonde, montrait une hâve figure bouleversée et des yeux rougis.
Les sourcils de Mme Lebreton se froncèrent ; elle employait parfois Manette et lui faisait l’aumône plus souvent encore, mais elle ne l’aimait pas. Elle avait pour cette fille débraillée dans ses mœurs comme dans sa toilette la répugnance qu’inspirent le vagabondage et le désordre aux femmes élevées dans les habitudes régulières et correctes de la vie bourgeoise.
— Bonjour, Manette, répondit-elle d’une voix brève, comment va-t-on chez vous ?
— Mal, madame Lebreton ; le guignon y est, et il n’en sort pas.
— Le guignon ? reprit sévèrement la veuve. Peut-être bien aussi la paresse… On aime trop à ne rien faire chez vous, Manette !… Pourquoi ne vous louez-vous pas dans quelque ferme ?… Vous êtes forte et vous pourriez gagner de bons gages.
— Eh bien ! et mes gachenets, ma pauvre dame ?… qui donc aurait soin d’eux ?
— Vos enfants iraient à l’école… Ils n’en seraient que mieux soignés, et je me chargerais volontiers de leur entretien.
— Ah ! madame Lebreton, vous parlez comme les gens riches qui ont des domestiques à leurs ordres… Si les petits vont aux écoles, et moi en service, qui donc gardera la vache ?… Ce n’est pas le père Trinquesse, bien sûr ; cet homme-là ne songe qu’à lui !… Et il nous arrivera encore quelque misère, comme celle de tout à l’heure.
— Que vous est-il arrivé ?
— Le guignon, ma bonne dame, comme je vous le disais !… Pendant que j’avais le dos tourné, les enfants ont ouvert la porte de l’étable, et la vache est allée pâturer dans le bois… Pour lors, le brigadier Jacquin, qui ne cherche qu’à nous faire des maux, l’a aperçue dans les semis, et il a ramené ici la pauvre bête à coups de gaule, en criant comme une poule qui a vu le putois… Trinquesse, qui n’est pas endurant, lui a répondu de mauvaises raisons, et tout ça a fini par un procès-verbal… Un procès, ça va coûter de l’argent, et où le prendrons-nous sainte Mère de Dieu ! Il n’y a pas un vaillant denier chez nous… On vendra la vache, on mettra le père Trinquesse en prison… Et alors, qu’est-ce que nous deviendrons, Seigneur Jésus ! qu’est-ce que nous deviendrons ?…
Des larmes tombèrent des gros yeux de Manette, sa poitrine se souleva et elle se mit à sangloter bruyamment, tandis que dans l’intérieur de la hutte les deux gamins braillaient de plus belle.
Cette douleur, étalée avec l’exagération que le peuple apporte dans l’expression de tout ce qu’il ressent, joie ou chagrin, finit par toucher Mme Lebreton ; elle se reprocha d’avoir été trop dure pour la fille du rebouteux, et sa bonté naturelle reprit le dessus. — Ne pleurez pas, dit-elle, il y a peut-être encore moyen d’arranger les choses… Venez avec moi chez le brigadier, vous lui ferez des excuses, et j’obtiendrai de lui qu’il ne donne pas suite à son procès-verbal.
La Manette rajusta sur sa tête le bonnet d’étoffe violette bordé de tulle noir, qui est la coiffure des paysannes de la montagne langroise, et suivit la veuve en continuant à se lamenter.
La maison forestière était proche. On apercevait entre les branches sa toiture de tuiles rouges, à mi-côte de la pente opposée. Les deux femmes trouvèrent le brigadier Jacquin en train de déjeuner, mais il se montra moins accommodant que Mme Lebreton ne l’avait pensé. Il se répandit en plaintes contre les Trinquesse. — C’étaient des délinquants d’habitude auxquels la dame de la Mancienne avait bien tort de s’intéresser ; le père tendait des collets, la fille volait des fagots, les enfants avaient failli dernièrement mettre le feu à un taillis ; maintenant voilà que la vache s’en mêlait et prenait sa goulée dans de jeunes semis de deux ans… Tout ce méchant monde ne méritait aucune pitié et il fallait un exemple… Du reste, il allait envoyer son rapport à son supérieur, c’était le garde-général qui déciderait ; quant à lui, Jacquin, il s’en lavait les mains et se contentait de faire son devoir…
— Comment s’appelle le garde-général et où demeure-t-il ? demanda Mme Lebreton à la désolée Manette, quand elles eurent quitté sans résultat la maison forestière.
— C’est M. Pommeret… Il loge chez Pitoiset, au Lion d’or.
— Je vais lui écrire.
— Bien des mercis, madame Lebreton ! murmura Manette de sa voix geignarde, mais la lettre arrivera peut-être trop tard… Une supposition que vous iriez vous-même trouver M. Pommeret, il n’oserait certainement pas vous refuser notre grâce, et vous nous sauveriez tous… Vrai de vrai, ce serait la meilleure des charités.
— C’est bon, Manette, retournez-vous-en… J’irai tantôt chez le garde-général…
Il s’ennuyait ferme, le garde-général ! Le printemps ne lui avait apporté ni joyeuse surprise, ni espérances réconfortantes. Il était médiocrement sensible aux choses de la nature, et les détails prosaïques de sa profession l’avaient blasé sur les beautés des sites forestiers. Quant aux distractions que pouvait lui procurer la société d’Auberive, il était maintenant fixé. Quelques jours après ses visites d’arrivée, le curé lui avait envoyé les œuvres de saint Jean Chrysostôme, plus une petite brochure intitulée : Peut-on être libre penseur ? — et de tout cela il s’était bien gardé de lire une ligne. Les notables de l’endroit lui avaient rendu sa visite sans l’inviter à retourner chez eux. C’étaient d’honnêtes gens, fort peu mondains ; ils ne savaient que parler de leurs chiens ou de leurs terres, et leur suprême plaisir consistait à boire des chopes en jouant une partie de polignac. Les bourgeoises du cru étaient vieilles ou insignifiantes ; l’auberge où il avait élu domicile n’était fréquentée que par des rouliers et des commis-voyageurs de troisième catégorie. Aussi Francis Pommeret se plongeait-il jusqu’aux oreilles dans un ennui profond, dont chaque jour accroissait l’intensité. Cette après-midi de printemps, si ensoleillée et si limpide, ne faisait qu’assombrir son humeur noire, par le contraste de la gaîté du monde extérieur avec la maussaderie de son bureau, meublé de cartons verts et de liasses de papiers jaunis.
Il était donc mélancoliquement assis près de sa fenêtre, dépouillant d’une main nonchalante sa correspondance administrative, suivant de temps à autre, d’un œil distrait, le vol d’une mouche, et bâillant à se décrocher la mâchoire. Tout à travers cette occupation peu absorbante, il lui sembla entendre dans le corridor conduisant à son bureau le bruit léger d’un pas féminin, accompagné d’un frôlement de jupes empesées. Il dressa l’oreille. La démarche de la personne n’avait certainement rien de commun avec celle de Mme Pitoiset, ni avec le pas lourd de la servante. Ce bruit inusité cessa devant le seuil de Francis ; en même temps on heurta discrètement, du bout du doigt, à sa porte. Il avait à peine répondu : « Entrez ! » que le bouton fut tourné et qu’une dame en deuil apparut à ses yeux surpris.
— Monsieur le garde-général ? demanda une voix de contralto à la fois grave et bien timbrée.
— C’est moi, madame.
Francis Pommeret s’était levé tout d’une pièce. Il saluait cérémonieusement en offrant à l’étrangère l’unique siège un peu confortable : un de ces fauteuils Voltaire recouverts de damas de laine groseille, qu’on trouve dans toutes les chambres garnies.
— Monsieur, reprit la visiteuse, je suis Mme Lebreton… de la Mancienne, et je viens vous adresser une requête.
Francis s’inclina de nouveau de son air le plus aimable, puis il y eut une minute de silence, comme si chacun des interlocuteurs se recueillait pour retrouver son sang-froid. Le garde-général regardait Mme Lebreton, svelte et bien prise dans sa robe montante de cachemire noir. La marche et l’émotion avaient animé le visage de la veuve ; ses joues, légèrement rosées et ses grands yeux à demi cachés par les cils se détachaient vivement de l’encadrement sombre et vaporeux, formé par les tulles et les crêpes de sa coiffure de deuil. D’après ce qu’on lui avait dit, Francis s’était figuré une Mme Lebreton plus mûre et moins attrayante. — Elle, de son côté, s’était probablement attendue à rencontrer dans le garde-général quelque ours hérissé et bourru, semblable à la plupart des forestiers qu’elle avait connus à Auberive. Aussi se sentait-elle fort intimidée en présence de ce beau garçon, aux mains blanches, à la mise soignée, aux façons d’homme du monde, près de qui elle venait en solliciteuse.
— Monsieur, commença-t-elle d’une voix moins assurée, ma démarche est bien indiscrète et en dehors des usages… Veuillez l’excuser à cause du motif qui m’amène… Il s’agit d’un acte d’humanité pour lequel vous seul pouvez m’aider.
— Si la chose dépend de moi, répondit Francis, soyez persuadée, madame, que je ferai le possible pour vous être agréable.
Elle le remercia et lui expliqua ce qui venait d’arriver à Manette Trinquesse.
— En effet, reprit-il après avoir feuilleté quelques paperasses, voici le procès-verbal du brigadier… Le délit est flagrant, les délinquants sont coutumiers du fait, et permettez-moi d’ajouter, madame, qu’ils ne sont guère dignes de votre intérêt.
— Si l’on ne s’intéressait qu’aux gens qui n’ont jamais péché, répliqua la veuve, on aurait trop peu de chose à faire… Ce sont les coupables qui ont surtout besoin de compassion.
— Mais ces Trinquesse sont des ravageurs de bois ; si nous avions seulement ici deux ou trois de leurs pareils, la forêt serait mise à sac, et il est de mon devoir de sévir.
— Votre brigadier m’avait déjà dit tout cela, et si je suis venue près de vous, monsieur, c’est que j’espérais vous trouver moins impitoyable… Me laisserez-vous partir avec le regret de m’être trompée ? ajouta-t-elle en levant vers lui ses yeux bruns lumineux.
Il restait muet et s’oubliait à regarder ces grands yeux éclairés d’une flamme humide. L’imprévu de ce tête-à-tête, la musique de cette voix doucement suppliante, cette odeur de femme jeune et élégante qu’il n’avait plus respirée depuis si longtemps, causaient au jeune homme une émotion agréable qui n’avait rien de commun avec la compassion.
La veuve baissa précipitamment et pudiquement ses paupières aux longs cils.
— Laissez-vous toucher, monsieur, murmura-t-elle timidement ; faites quelque chose pour ces pauvres gens !
Le garde-général tenait surtout à faire une bonne impression sur la propriétaire de la Mancienne ; il était trop peu habitué à de si aimables visites pour rester longtemps implacable.
— Allons, dit-il en froissant dans ses doigts le procès-verbal, j’arrangerai l’affaire avec Jacquin, mais ce sera par égard pour vous, madame, et non pour ces gens, qui sont une vilaine engeance.
— Vous ne voulez pas avoir le mérite de votre bonne action, monsieur ! répondit-elle gracieusement.
— Je ne veux pas, lorsque j’ai l’honneur de vous voir pour la première fois, que vous sortiez d’ici avec le souvenir d’un refus désobligeant.
En même temps il la regardait droit dans les yeux, en mettant dans cette œillade hardie une galanterie beaucoup plus accentuée que celle qu’il avait mise dans sa réponse. Mme Lebreton rougit jusqu’à la racine des cheveux ; elle n’avait jamais été regardée de la sorte ; elle en était à la fois choquée et toute remuée.
— La charité doit être désintéressée, repartit-elle d’une voix brève ; je ne vous en remercie pas moins au nom de mes protégés.
Elle s’était levée brusquement ; — mais, confuse sans doute de ce trop rapide effarouchement, tout en défripant sa robe, elle se retourna vers le garde-général et reprit d’un ton plus radouci :
— J’espère, monsieur, que la façon dont nous avons fait connaissance ne me privera pas du plaisir de vous voir à la Mancienne…
La figure de Francis Pommeret s’était épanouie, et, comme Mme Lebreton se dirigeait vers la porte, il eut un nouvel accès de galanterie :
— Laissez-moi, madame, dit-il avec empressement, vous offrir mon bras jusqu’au bas de l’escalier.
Un coup d’œil étonné de la veuve l’arrêta net et lui fit comprendre que sa proposition avait été jugée indiscrète.
— Ne vous dérangez pas, répondit-elle en reprenant sa voix sévère ; j’ai déjà trop abusé de votre temps.
Elle inclina la tête avec une dignité un peu froide et gagna le couloir, tandis que, debout sur le seuil, il regardait la svelte forme noire s’éloigner dans la pénombre ; elle avait légèrement relevé sa jupe, et l’on distinguait, sous la blancheur des volants soutachés de noir, les hauts talons de deux petits pieds battant d’un son mat les marches de chêne ; puis l’élégante vision s’évanouit au tournant de l’escalier.