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Souvenirs du célèbre marcheur Gallot, le roi des marcheurs. Première partie

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VII
LA VIE LIBRE

Le trappeur Gallot. — La Fête de la Médecine. — Le docteur La Poudre. — Le bon et le mauvais esprit. — La chasse est contremandée. — Mes petits talents de société. — Tayaut! Tayaut! chez d'honnêtes gens.

L'été passa vite, en chasses d'agrément, en pêches, en flâneries de toutes sortes. Mais l'hiver vient promptement au Canada, et l'on dut songer aux préparatifs en vue des grandes expéditions. Les femmes mirent donc en état les habits fourrés de leurs maris. Je fus également équipé en trappeur, et je n'y faisais pas mauvaise figure. Il est vrai qu'on m'avait gâté. Mon complet, en zibeline, s'il vous plaît, était brodé sur toutes les coutures d'ornements en soie de couleurs éclatantes ; j'avais aux jambes des bradines en poil de porc-épic, mêlé de verroterie ; et mes mocassins, en peau de chevreuil, les meilleurs pour la raquette, défiaient toutes les froidures.

« Quand partons-nous? demandai-je, très impatient, au grand chef.

— Je ne sais au juste, me répondit Natos-Apiw ; le jongleur va venir pour la Fête de la Médecine ; il décidera de notre sort ; je ne fais jamais rien sans le consulter.

— Comment, vous, bon chrétien, vous croyez aux sorciers?

— Il me faut bien quelqu'un pour me mettre en rapport avec les esprits, puisque, depuis mon baptême, j'ai perdu toute communication avec eux. Autrefois, je causais avec eux comme je cause avec vous. Maintenant, ils me tiennent rigueur. Et puis No-ga-tai-ké — la Poudre — n'est pas un sorcier. Il a passé par un long noviciat pour avoir droit au titre de jongleur, ou faiseur de médecine. Il a jeûné ; il a couché pendant des années sur des branches d'arbres, recueillant ses rêves, dans la pensée qui lui viennent des esprits ; il a appris les remèdes au son du tambour de peau humaine ; il a bourré son sac de médecine, fait de la fourrure d'un animal entier et de petites images en bois, qu'il a eues en récompense de son travail ; et quand il a eu payé, très cher, son initiation, il a eu le droit d'exercer son art. Vous verrez que c'est un homme très agréable. Et si vous saviez comme il fait des choses surnaturelles. Il vous changerait de l'eau en vin, comme Notre-Seigneur… »

Le jongleur vint, et j'avoue qu'il ne me plut guère. Il exécuta des tours comme un joueur de gobelets de troisième ordre n'en ferait pas. Puis, il fit éteindre les feux au moment où on allait faire le dîner, ce qui était, entre nous, le plus mauvais tour qu'il pût faire ; ensuite il brûla des aromates qui sentaient fort mauvais ; et quand la nuit fut venue, il se retira sous une manière de cloche à claire-voie en forme de crinoline, pour chasser, à la lueur de torches tenues par quelques notables, dont j'étais, le mauvais esprit, l'anti-manitou.

Il demanda tout d'abord si personne n'était malade dans la tribu, et comme on lui dit que tout le monde se portait bien, il marmotta :

« Mauvais signe! »

Alors, il se livra à toutes sortes de contorsions, d'imprécations et de malédictions, se heurtant aux parois de la cloche, qui, fournie de grelots, tintait comme un chapeau chinois. Par moments, il entonnait un chant guttural, auquel répondaient les oua! oua! oua! ho! ho! de mes voisins. C'est là, ce qu'on appelait la Fête de la Médecine. Pendant ce temps, Natos-Apiw s'était retiré dans sa cave, et, entouré des siens, lisait dans un Eucologe, de la maison Mame, de Tours, à la queue-leu-leu, les prières du matin et du soir, et les saints offices, et les litanies, depuis le premier verset jusqu'au dernier.

Au matin, le jongleur, délivré, déclara qu'il n'y avait pas lieu de partir en chasse, ou du moins qu'il fallait remettre la partie. C'était là une anicroche à laquelle je n'avais pas songé. Un ami de la tribu m'en donna la raison. Ma présence irritait les esprits. Natos-Apiw lui-même, n'était pas éloigné de me donner le conseil de m'en retourner au lac Winnipeg. Pour le coup, ce fut trop fort, et je dis à ceux qui m'entouraient, No-ga-tai-ké présent :

« Cet homme passe pour être en relations avec les esprits : moi, je le suis bien plus que lui, et je le défie bien de faire ce que je fais. »

Il y eut un sourire d'incrédulité dans l'auditoire.

Alors, je demandai à Natos-Apiw s'il avait un jeu de cartes, ce dont je ne doutais pas, car je lui en avais vendu au Poste ; — il est vrai qu'il les employait comme objets de toilette — et je me mis à lui faire une partie de bonneteau…

Ah! pardon! je ne suis pas bonneteur ; mais enfin, on connaît son Paris, et j'en ai remontré à bien des bonneteurs.

Ensuite, je fis sauter la coupe des deux mains, et d'une main, j'escamotai sa montre au grand chef, son amulette à un de ses lieutenants, et j'annonçai, pour le soir, la Malle des Indes, à l'instar de M. Robert-Houdin, mon maître en médecine, et le plus grand jongleur de l'univers.

Je n'eus pas besoin d'aller jusque-là.

Mon pouvoir surnaturel avait convaincu tout le monde, et Natos-Apiw craignit un instant que je lui fisse ombrage. On se disposa donc pour le départ, sans prendre garde aux avis de No-ga-tai-ké ; les chasseurs se mirent en tenue de campagne, pour être prêts, au matin, et, le soir même, on fustigea les chiens, suivant la coutume, pour les préparer aux corrections qui peuvent les attendre en route… Et pourtant qu'ils en méritent peu, les pauvres chiens! Ils forment l'attelage des traîneaux, souvent bien chargés ; ils veillent de nuit, autour du campement ; quelquefois on les mange à défaut de chevreuil.

Nous partîmes donc en chasse, comme nos ancêtres partaient pour la croisade. C'était très solennel, et les squaws pleuraient. Nous n'étions pas cuirassés comme les compagnons de Philippe-Auguste, ni enfeutrés comme les mousquetaires du cardinal de Richelieu, ni même montés comme les cow-boys du Far-West, que j'ai bien connus aussi, mais simplement équipés, embrigadés et classés pour la battue quotidienne, diurne et nocturne, à pied, sous bois ou dans la plaine.

Ah! les belles chasses! que de gibier!

Les pièces rares succèdent aux pièces rares. Orignaux, martres, castors, renards bleus, zibelines, etc., tombent sous les balles comme en un jeu de massacre. Les pauvres bêtes ne savent pas se garder, et les chiens en ont leur poids à traîner. Et donc, quels festins! Du chevreuil à tous les repas, et pour menus plats, des oiseaux exquis, du poisson frais et des conserves de légumes, dont nous étions abondamment fournis. De temps à autre, nous avions un trop plein de pelleteries. Alors, nous les laissions à n'importe quelle tribu en passant, sûrs de les retrouver au retour.

Pour donner une idée de la loyauté qui règne dans ce monde des gens qualifiés de sauvages, je raconterai ce fait dont j'ai été témoin maintes fois. Certaines tribus sont jalouses de leur droit de chasse gardée. Alors, les plus belles pièces pouvaient partir devant nous, nos fusils restaient muets. Quelquefois la faim nous prenait, et nous tuions des animaux comestibles dont nous mangions la chair, mais dont les peaux étaient religieusement envoyées au premier wigwam que nous rencontrions.

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