Souvenirs du célèbre marcheur Gallot, le roi des marcheurs. Première partie
II
NEW-YORK
Les idées de notre hôte sur New-York. — Jesse de Forest. — Les émigrés d'Avesnes. — Hollandais. — Voisins dévorants. — Un usurpateur. — Les Normands en Amérique. — Le Vinland. — Prospérité et décadence de cette colonie. — Les précurseurs de Christophe Colomb. — Jean Cousin. — Toujours les Français. — La vraie nationalité de Christophe Colomb. — Le crime de Washington. — Profusion de statues. — La Liberté éclairant le Monde. — La Liberté américaine. — L'Egalité. — Les sept classes. — Luxe et misère. — Splendid dinner. — Trop de fleurs! — Business. — La Fraternité. — Mon ami Paul. — En avant!
Notre hôte dont la bienveillance à notre égard ne se démentit pas un seul instant pendant notre séjour à New-York, professait pour cette ville et pour ses habitants, une admiration très modérée.
Il était pourtant originaire de la cité que les Yankees ont baptisé la « Capitale du Monde », et même originaire de la première heure, car il descendait en droite ligne de l'un des compagnons de Jesse de Forest, le véritable fondateur de New-York.
On attribue généralement la découverte de l'estuaire du fleuve qui devait devenir l'Hudson, aux Hollandais.
C'est une erreur. Là, comme en tant d'autres endroits de l'Amérique, les Français parurent les premiers.
M. Lefort se plaisait à constater ce fait, surtout en ce qui concernait sa ville natale et ses environs.
Il évoquait la grande image de Verazanno, amiral au service de François Ier, arborant, au nom de son maître et en signe de possession, le drapeau fleurdelisé à l'île de Malattan, où s'élève actuellement New-York ; mais sa prédilection se portait sur Jesse de Forest, seigneur de Vendégie et de Ruesnes, riche industriel d'Avesnes, « teincturier » comme il se plaisait à se qualifier, qui, au printemps de 1623, y conduisit trois cents de ses compatriotes, sans compter les femmes et les enfants, tous agriculteurs ou artisans et tous « de langage français ».
La colonie fut de suite des plus prospères. Un de ses membres écrivait, peu de temps après son arrivée :
« Nous avons été très heureux en arrivant dans ce pays. Nous y avons trouvé de belles rivières, des ruisseaux qui descendent en murmurant dans les vallées, des eaux courantes dans les plaines, des fruits agréables dans les bois, tels que fraises, noix et raisins.
» Les forêts regorgent de gibier et les rivières de poissons.
» On trouve partout de la terre labourable et surtout la liberté d'aller et venir sans craindre les naturels du pays. Si nous avions des vaches, des porcs et d'autre bétail propre à la nourriture, — que nous attendons, du reste journellement par les premiers navires, — nous n'aurions aucun désir de retourner en Europe. »
Comme on pense, ces bonnes nouvelles firent sensation au pays. Il n'y fut plus question que de la Nouvelle Avesnes. — C'était le nom donné par Jesse de Forest à la ville créée par lui, et de nombreux colons ne tardèrent pas à rejoindre les premiers.
Les Hollandais vinrent ensuite, et échangèrent le nom de Nouvelle Avesnes contre celui de Niew-Amsterdam. Ils donnèrent même aux pays environnants l'appellation de Nouvelle Néerlande. Des Suisses du canton de Vaud, des réfugiés de France, après la révocation de l'édit de Nantes, accoururent à leur tour. Et quand on fut beaucoup de monde, on commença, suivant l'inéluctable loi de l'humaine nature, à se battre entre soi, ce qui attira les voisins. Les Anglais eurent promptement raison de la cité naissante à laquelle ils donnèrent le nom du duc d'York investi, par son frère le roi Charles II, des territoires compris entre le Connecticut et le Delaware.
Telles furent les origines de New-York, demeurée longtemps petite ville, encore, qu'en 1660 on y compta deux cents maisons « simplement construites, mais amples et hospitalières », dont on peut par la topographie du terrain établir la situation entre les limites actuelles de Wall Street et de Broadway.
— Nous voilà loin de compte, ajoutait M. Lefort, avec le quaker William Penn, qui a su faire croire à tout le monde qu'il avait découvert New-York en 1683… Christophe Colomb n'est pas le seul qui soit arrivé en Amérique après les autres.
— Comment! Il n'a pas abordé le premier en Amérique?
— Vous en êtes encore là! Ah bien, vraiment, vous êtes en retard. Sans compter les Asiatiques, Chinois, Indiens et autres, qui, mille preuves en témoignent, abordèrent au nouveau continent ; dans l'antiquité des âges, des navigateurs européens y parvinrent par l'Atlantique bien longtemps avant votre Colomb. Les Normands sont les premiers en date. On connaît l'époque exacte de leur apparition. En l'an mille, tout juste, un jeune chambellan de la cour de Norwège, fils d'un grand seigneur groënlandais, atterrissait après une halte au cap Cold, au pays qu'on appelle encore le Paradis de l'Amérique, sur les bords de l'actuelle Pocaset River, où il fondait une ville, Leifs Budir, capitale d'un royaume qu'il nommait le Vinland parce qu'il y trouvait du raisin dont un de ses compagnons, qui avait voyagé en Espagne, fit un vin délicieux.
Au bout d'un an, en juin 1001, Leif Erikson reprenait ses navires chargés de richesses et son royaume demeuré en bonnes mains, le chemin de son pays. L'année suivante, au printemps, son frère Thorvald partait sur ses indications et trouvait, sans peine, le Vinland. Il étendait ses explorations au sud. Il colonisait à Long-Island, puis en 1003, vers le mois de mai, remontait dans la direction du nord, et ensuite de l'ouest, où, à la hauteur du cap Aldenton, il fut tué dans une rencontre avec les Skrælings (les Esquimaux), qui, en ce temps-là, envahissaient l'Amérique septentrionale où ils furent repoussés plus tard…
… Vous avez l'air de me dire qu'en savez-vous?
— Je le sais par les Sagas, ou chronique des moines islandais, qui ont fidèlement conté, sans que l'histoire eût jamais pu les prendre en faute, toutes les migrations des peuples scandinaves, je le sais aussi par des vestiges de monuments ainsi que par des inscriptions en caractères runiques ou nordiques retrouvés un peu partout sur notre sol et confirmant en tous points ces Sagas.
Je continue : après Thorvald, une nouvelle expédition, tout en flotte commandée par un autre de ses frères, Thorfinn, accompagné de sa femme Gudride, et de sa sœur Freydize, mit le cap sur le Vinland. Il y eut des batailles en règle avec les Skrælings. Finalement, les Normands eurent la victoire, et Thorfinn, se lançant en plein Océan, atteignit, vers l'automne de 1011, les côtes de Norwège. Gudride fit alors un pèlerinage à Rome, et Rome ne tarda point à diriger sur ses indications un de ses prélats, l'évêque Jonnus, vers le Nouveau Monde. Il y fut massacré par les colons revenus à leur ancienne religion. Plus heureux fut son successeur Erik Upsi, norvégien de naissance. Il étendit la colonie jusqu'aux lieux où se trouvent Washington et Richemond, et fixa son siège épiscopal à Rhode Island où il établit un baptistère, qu'on voit encore, et qui est connu sous le nom de Moulin-de-Pierre.
J'abrège. Le Vinland a payé la dîme et, cela, jusqu'à ce qu'il cessât d'exister. — Je vais encore vous citer une date : 1389, époque à laquelle les Vinlandais, pressurés par la Mère-Patrie, qui exigeait d'eux des redevances invraisemblables, vidèrent leurs magasins, mirent le feu à leurs maisons, et reprirent, la mort dans le cœur, le chemin de la vieille Europe.
Nous écoutions bouche bée. Ce que contait notre hôte renversait toutes nos idées sur l'Amérique. Il jouissait de notre stupéfaction, et prenait plaisir à la surexciter par d'autres révélations. — En voilà assez pour aujourd'hui, disait-il, demain je vous conterai l'histoire des grandes expéditions parties d'Irlande. Je vous narrerai, par le menu, les aventures extraordinaires du baron de Sinclair, Vice Roi des Arcades, jeté en Floride…
Et donc, Jean Cousin, de Dieppe, abordant en 1488, quatre belles années avant Christophe, en plein Brésil!… Il avait pour lieutenant Vincent Pinçon ou Pinzon, si vous préférez, un traître qui alla porter la bonne nouvelle au Gênois avisé dont on vient de transférer, avec solennité, les cendres, ou les pseudo cendres en Europe. « A propos, savez-vous que Christophe Colomb était Français?
— !!!
— Je dis bien : Français! Il a vu le jour à Gênes ; je n'en disconviens pas, mais au moment de sa naissance, comme au moment de sa mort, Gênes était ville française. Il fit, comme sujet de Sa Majesté très chrétienne, ses débuts dans la marine du roi de France, et il y resta tant qu'on y eut besoin de ses services. Le fait est attesté par plusieurs documents, entr'autres par une lettre du roi d'Espagne, Ferdinand, à Louis XI, par laquelle ce souverain se plaignait de ce que Colomb, à la tête d'une escadre française, avait capturé indûment deux galères espagnoles, et priait son cousin de France de faire rentrer dans le devoir ce sujet trop entreprenant et trop remuant…
Je vous le dis, partout en Amérique, on trouve la France, — toujours la France.
— Vous avez raison, fis-je, saisissant au vol l'occasion de montrer un coin de mon savoir en matière de Français en Amérique. — Vous avez raison, et ce n'est pas ici qu'il convient de méconnaître le grand reflet de la France sur les destinées américaines, — ici, dans le pays illustré par La Fayette, Rochambeau, Byron, qui de concert avec le grand Washington…
— Washington!… Ah, vous tombez bien!
Washington!… mais c'était le pire ennemi de la France… Vous en doutez! Eh bien, écoutez-moi.
C'était en 1754. Un fort situé à l'extrême lisière des possessions françaises, la portion médiane de l'Amérique du Nord, le fort Duquesne, avait pour commandant M. de Contrecœur. Cet officier, isolé dans ce poste avancé, sans nouvelles du dehors, et ne sachant à quelles raisons attribuer ce silence, résolut d'envoyer à la découverte quelques-uns de ses hommes. Ce détachement revint au bout de quelques jours, apportant la nouvelle que les Anglais établis à quarante ou quarante-cinq lieues, dans la Virginie, se préparaient à attaquer le fort Duquesne.
M. de Contrecœur, pour éviter toute surprise et faire valoir ses droits d'occupation basés sur une entente tacite, consentie momentanément entre belligérants sur ce point du territoire américain, ordonna, sur l'heure, à l'enseigne de Jumonville de partir, avec une escorte, au-devant des forces anglaises et de remettre une sommation, dont il était porteur, au premier officier qu'il rencontrerait.
Celui-ci se mit aussitôt en route. Il était accompagné de trois cadets, d'un certain nombre de soldats, de plusieurs indiens et d'un interprète, en tout, trente-cinq personnes. Cette petite troupe s'avançait sans défiance, se croyant suffisamment protégée par le drapeau parlementaire qu'elle avait arboré.
Mais elle avait compté sans la perfidie légendaire de messieurs les Anglais. A deux lieues du fort, à peine, elle se trouva soudainement cernée, et ne soupçonna la présence de l'ennemi qu'en recevant à bout portant, une décharge d'armes à feu qui causa des effets meurtriers dans ses rangs. Indigné, mais gardant tout son sang-froid, Jumonville, suivant ses instructions, marcha droit à l'officier qui paraissait commander le détachement anglais, et, le saluant, déploya, lentement, la sommation dont il commença la lecture. Pour toute réponse, l'Anglais ordonna à ses soldats, qui avaient eu le temps de recharger leurs armes, de reprendre le feu. A cette nouvelle attaque, Jumonville tomba pour ne plus se relever, ainsi que huit autres personnes de l'escorte. Le reste fut fait prisonnier, sauf un seul homme du nom de Manceau, qui parvint à s'échapper et courut en toute hâte annoncer le triste résultat de cette expédition, au commandant Contrecœur.
Et maintenant, voulez-vous savoir le nom de ce chevalier félon, de cet officier indigne de l'épaulette?…
C'était Washington, — le colonel Washington!…
Un mois plus tard, le frère de Jumonville, M. de Villiers, vengea l'infortuné enseigne. — Il le vengea noblement, à la française! Ayant attaqué le fort Nécessité, que défendait ce même Washington, il s'en empara, et cette victoire lui suffisant, il fit généreusement grâce à son adversaire, qu'il laissa libre d'aller, abandonnant ses soldats prisonniers, porter lui-même la nouvelle de sa défaite à ses supérieurs.
Il est donc bien établi que celui qui devait prendre une part si active à l'indépendance des Etats-Unis, est responsable de l'infâme guet-apens que je viens de vous conter. Ce qui n'empêche pas la France de tresser des couronnes à Georges Washington. Il aura, n'en doutez pas, sa statue à Paris, s'il ne l'a déjà…
Il l'a, en effet, en pleine cour des Tuileries.
Vous nous envoyez bien, de France, statue sur statue, pour la plus grande glorification du peuple américain.
Je ne puis m'empêcher de jeter, à l'occasion, un regard amer et chagrin sur le colossal monument qui décore l'entrée de notre port.
La Liberté éclairant le Monde… La Liberté… américaine?
… Ah! elle est bien bonne!… Restez un peu ici, vous m'en direz bientôt des nouvelles. Il n'y a pas, je vous le dis, un pays où l'on soit moins libre qu'en Amérique. Vous êtes libre, c'est vrai, de faire du charlatanisme, du puffisme, tant que vous voulez. La loi est pour tous et les plus grandes excentricités sont permises, mais allez donc, en vertu de cette liberté, disons-le de cette licence, lutter contre un tas de petites chapelles, de grandes ligues plus intolérantes les unes que les autres, de tyrannies telles qu'aucun état monarchique de la vieille Europe n'en a connues!
— Mais, interrompis-je, l'Amérique, celle où nous sommes, n'est-elle pas le pays des grandes inventions?
— Oh! je ne méconnais pas que mes compatriotes américains n'aient un flair immense pour donner essor aux grandes applications de la pensée humaine ; mais je ne puis m'empêcher de songer qu'ils ont souvent mis le pied dans les plates-bandes déjà vieillies.
Ils inscrivent à leur actif : le métier à filer le coton, la faucheuse, la presse typographique cylindrique, la navigation à vapeur, le paratonnerre, la machine à coudre, l'industrie du caoutchouc, la machine à forger le fer à cheval, le moule en sable, l'élévateur à grains, la fabrication artificielle de la glace, le téléphone, le phonographe, et bien d'autres surprises de la science appliquée.
Eh bien, mes amis, reprenons quelques-unes de ces surprises :
L'invention du paratonnerre est due, non à Franklin, l'auteur du Bonhomme Richard, mais à un moine, natif de la Bohême, nommé Procope Diwish. Longtemps avant que Fulton lançât son premier pyroscaphe sur l'Hudson, — ceci se passait en 1807, le marquis de Jouffroy avait, en 1783, résolu, de façon probante, le problème de la navigation à vapeur.
La machine à coudre date de 1829 : elle est le produit du génie inventif d'un Lyonnais, du nom de Timonnier ; ses premières machines fonctionnèrent à Paris, rue de Sèvres, mais le public rebelle par nature de toute innovation, n'y prit aucun intérêt. Parlerons-nous, enfin, du fameux phonographe? Assurément, M. Edison est un inventeur peu vulgaire. Il n'en est pas moins vrai qu'il se borna, en cette découverte, à remplacer, par une feuille d'étain, la plaque de verre, enduite de noir de fumée, dont se servait le physicien français Charles Cross pour obtenir, suivant toutes les règles acoustiques, électriques et graphiques, mises en lumière depuis par Edison, la reproduction de la parole humaine.
Ainsi se passaient, au milieu des plus instructives conversations, nos soirées, et les jours fériés, nos promenades avec l'excellent M. Lefort. Il avait toujours à nous fournir quelque aperçu nouveau. Un soir comme, du pont de Brooklyn, gigantesque, mais bien mal tenu, notre regard errait sur la statue de Bartholdi, noyée, au loin, dans la lumière rose du soleil couchant, il nous dit, étendant son bras vers elle :
— La liberté,… passe encore, mais la fraternité!… Savez-vous de quoi se compose la population de New-York?… Autrefois, en France, on comptait trois classes ; je crois que maintenant on n'en admet plus que deux. En Amérique, partant à New-York, on en a sept, symbolisant le véritable riche, le riche, le prospère, l'homme à son aise, le confortable, l'inconfortable, le pauvre content de vivre. Il y en a bien une huitième, mais on ne la voit pas ; elle grouille à son aise, en son coin, où personne ne songe à l'inquiéter.
Or, voici comment se répartit la fortune dans les sept classes précitées. Les quatre premières ne comportent que des millionnaires. Elles ne comptent pas moins de 28.000 représentants, en tête desquels s'avancent, comme une auréole d'apothéose, les rois milliardaires : Roi des chemins de fer, Roi du pétrole, Roi du porc salé! C'est là la fine fleur, la crème, le gratin de l'armée du dollar : chapelle fermée, en laquelle on n'accède généralement que par des moyens peu compatibles avec le fonctionnement régulier des forces coercitives de la loi, et où l'homme n'est coté que d'après son carnet de chèques.
La classe confortable comprend environ 25.000 personnes dont le revenu va de 5.000 à 7.500 dollars ; la sixième classe, l'inconfortable, se compose de pauvres diables qui n'ont à dépenser que 2.500 à 5.000 dollars par an, leur existence est misérable, parce qu'ils veulent faire figure quand même. Par contre, les panés de la septième classe, dont le revenu se taxe au-dessous de 2.500 dollars, jouissent mieux de leurs ressources, ne se croyant pas obligés de se passer du nécessaire pour se donner le luxe apparent du superflu. C'est l'aurea mediocritas du poète appliquée aux petites bourses du Nouveau Monde.
Le fretin des petits riches, — je ne dis pas des petits rentiers, on n'en compte guère à New-York, pourrait former, avec quelque apparence de raison, la classe 7 bis, — mais le revenu décent, respectable, s'arrête au pauvre, content de vivre.
Or, chacune de ces classes vit isolée, regardant avec morgue celles qui la suivent, avec envie et haine celles qui la précèdent. Il en résulte, dans ses rangs mêmes, un sentiment pénible qui plane sur tous ses membres et les divise. La vie intime, la vie sociable, l'entregent, qui donne tant de charmes à nos réunions familiales ou mondaines, en Europe, et surtout en France, sont inconnus ici. Eblouir son voisin, et s'éblouir soi-même, voilà le rêve du parfait Yankee.
Il gagne facilement son argent, et il le jette par les fenêtres avec une désinvolture sans pareille. Dans les grands restaurants de New-York, un amphitryon, pour avoir un splendid dinner, soldera, sans sourciller, les additions les plus extravagantes. Il est vrai, qu'à raison de cinquante dollars par convive, l'hôtelier lui fournira des vins à l'étiquette sonore, des Menus enluminés par des artistes di primo cartello et des fleurs à se croire à Cannes ou à Grasse.
Les fleurs, grand luxe cher aux New-Yorkais, grand aliment au débit de la chante-pleure par laquelle s'écoulent dollars et bank-notes! Le climat du Nord se prête mal aux floraisons enivrantes, et la côte méditerranéenne est loin de Brooklyn.
Dans un bal récent, les deux mondes avaient été mis à réquisition pour la décoration florale, sans compter les envois de France, la Californie avait fourni plus de 40.000 feuilles de galax, plante des plus rares. La Floride avait expédié des trains complets d'orchidées et de roses. Tous les murs étaient garnis, du haut jusqu'en bas, de gerbes aux corolles éclatantes, se détachant sur le polychrome d'une mosaïculture délicieusement variée. Entre les danses, des chars irisés de thyrses et débordant de grappes aux senteurs pénétrantes, parcouraient les salons pour les parfumer délicieusement. Pour recevoir ses invités, la maîtresse de la maison se tenait, comme une ancienne reine, sous un dais de peluche rouge, tranchant sur la poussiéreuse verdure, d'une tapisserie de Beauvais, horriblement mutilée, découpée même, à jour, par endroits, qui, dans la majesté de son antique splendeur, n'avait pas coûté moins de cinq cents dollars de droits à la douane.
Le cotillon fut dansé par les Rois et les Reines du lard, du cochon, et d'autres produits non moins estimés en Amérique. Il y fut montré pour des millions et des millions d'accessoires, et les bijoux, seuls, distribués à cette occasion, dépassèrent la valeur d'un fonds de joaillerie… Et, comme l'Américain est toujours pratique, des hérauts d'armes précédés d'une fanfare, parcoururent les halls où l'aube mettait une lumière pâle, en criant :
Business! Business!… les affaires! les affaires!…
Notre hôte s'arrêta. Il continuait à regarder, d'un œil vague, la statue de Bartholdi, qui, maintenant, s'estompait dans la pénombre du crépuscule.
Au bout d'un moment, il reprit : « Vous êtes édifiés, n'est-ce pas sur l'Egalité, comme sur la Liberté qui règnent en Amérique… Je vous vois venir : Vous allez me parler de la Fraternité!… un grand mot, dont on use un peu partout, et dont on abuse ici. L'Américain naît frère prêcheur, et il le reste toute sa vie… Mon frère par ci! Mes frères par là!… La vérité est que nulle part on n'est moins frère qu'en Amérique… Vous êtes jeunes, mes amis, vous vous proposez de voir du pays? Où que vous alliez, vous trouverez la confirmation de ce que je vous dis. Vous vous direz plus d'une fois : le père Lefort avait raison ; il connaît bien ses Yankees.
Nous nous apprêtions, en effet, à voyager, à quitter, après quelques mois de séjour, New-York! où une spéculation malheureuse, résultat de la collaboration néfaste d'un commanditaire peu scrupuleux, nous avait enlevé quelques économies péniblement amassées pendant les premiers temps de notre séjour en cette ville.
Nous voyageâmes donc, mais pas ensemble.
Mon ami Paul, pris de nostalgie, trouva, en sa qualité d'ancien apprenti bijoutier, à s'embaucher à bord d'un transatlantique, pour prendre soin de l'argenterie.
Il retourna donc en France, tandis que je me préparais, la bourse encore un peu plus légère qu'au Hâvre, à tenter la fortune dans l'immense patrie où le grand air largement circule pour toutes les poitrines libres, où la plaine, à perte de vue succède à l'interminable forêt, où l'or des placers sonne au loin le carillon de la richesse enivrante.
Jeune, débordant de sève, sans attachement qui enchaînât ma destinée, je me lançai sur le grand chemin de l'inconnu, alerte, dispos, et confiant dans mon étoile.
Car, en ce temps-là, de bonne foi, je croyais avoir une étoile.