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Souvenirs du célèbre marcheur Gallot, le roi des marcheurs. Première partie

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A PROPOS DE DEUX BOUTEILLES DE BIÈRE

La libre Amérique. — Tartuffes partout. — M. le Shérif. — Les fanatiques de Kansas-City. — L'armée du Salut. — Un coup de whisky. — Nuit agitée. — Les White-Caps. — Un avertissement salutaire. — Menaces de mort.

Autres sauvages!

Je me trouvais à Des Moines, dans l'Etat d'Iowa où je comptais avoir de l'ouvrage, en m'adressant à un compatriote pour lequel j'avais une recommandation.

M. Beauregard me reçut très cordialement et m'offrit de me prendre avec lui, pour remplacer son dessinateur, — il était architecte, — qui venait de le quitter pour entrer dans l'Armée du Salut. J'acceptai avec reconnaissance, et, comme la journée était assez avancée, nous sortîmes pour faire un tour dans la ville.

Oh! la triste ville! sombre, morne, à l'aspect désolé ; partout volets clos, un silence de deuil ; des gens à l'abord sévère, au visage renfrogné, qui semblent accablés de puissants remords ; un vent de pénitence dans l'air ; pas d'arbres, pas d'oiseaux. Cela sentait le monastère froid et lugubre, le cloître aux couloirs obscurs. Disons en passant que Des Moines a été fondée par des religieux français d'un ordre dont j'ignore le nom. C'est pour cela du reste que cette ville à été appelée : Des Moines…

Cet aspect sinistre d'une grande cité me serrait le cœur.

Le dîner était prêt, nous nous mîmes à table. Monsieur Beauregard s'excusa de n'avoir pas de vin à m'offrir, mais il avait de la bière qu'il se procurait en cachette, car le commerce et l'usage de n'importe quelle liqueur ou même boisson fermentée sont sévèrement prohibées à Des Moines.

« Et ne croyez pas, ajouta mon nouveau patron, que ce soit une simple prohibition d'une ou de plusieurs sociétés de tempérance. Non, c'est l'Etat, c'est la police qui veillent au maintien de la sobriété publique. »

— Eh bien! et la liberté américaine, si vantée chez nous?

— La liberté américaine! Ah! elle est jolie. On voit que vous avez peu vécu dans les villes, ou même dans les villages. La liberté américaine, c'est d'empêcher les autres d'être libres. La foule est aux mains et à la dévotion des sociétés secrètes et des sociétés anti-secrètes qui couvrent les Etats-Unis. L'une surveille l'autre, et il est rare qu'un Américain ne fasse point partie d'au moins une association plus ou moins mystérieuse. »

M. Beauregard s'interrompit pour déboucher une des deux bouteilles de bière que la servante venait de poser sur la table. A ce moment, un coup de sonnette retentit, et aussitôt un shérif, accompagné de deux argousins, fit irruption dans la salle. Le magistrat fut, d'ailleurs, très poli :

« Cher monsieur, il y a longtemps que vous étiez signalé pour vous livrer aux liqueurs fortes. Je vous prends sur le fait, et, à mon grand regret, je suis obligé de saisir ces deux bouteilles et de vous dresser procès-verbal. Vous connaissez la loi, et vous savez à quoi vous vous exposez en cas de récidive. »

— Hein! que pensez-vous de cela? me dit mon hôte, quand le shérif fut parti avec ses deux assesseurs et nos deux bouteilles.

— Je pense… que je n'en reviens pas.

— C'est la bonne qui nous aura vendus, je ne la croyais pas si tempérante que cela, car je l'ai trouvée souvent ivre dans l'escalier. Bah! autant elle qu'une autre, qui serait de même. Allons! Maud, faites-nous du thé! Oh! le thé, je ne puis plus le voir en face ; je boirais de tout plutôt que du thé : je boirais du café d'ici, qui est une affreuse décoction de pois grillés ; je boirais de notre eau de la rivière Des Moines, qui est pestilentielle ; je boirais une pinte de sang, comme les fanatiques de Kansas-City.

— Une secte encore?

— Oui, et l'une des plus étranges. Elle a été imaginée par un aventurier nommé Silax-Vilcox, lequel, ayant été frappé par ce passage de la Bible, « Le sang, c'est la vie », ordonne à ses partisans de boire du sang humain pour se garer de toutes les maladies. Pour la morale de l'association, ses membres, qui s'intitulent les Buveurs de sang, sont tenus avant tout, « de faire du bien aux malades », c'est-à-dire de les abreuver de leur sang. Inutile de vous signaler les abus auxquels a donné lieu cette doctrine odieuse, sur les bords de la Rivière Bleue. Oh! que de sectes j'aurais encore à vous nommer. Ici elles foisonnent, plus que partout ailleurs. Et tenez, en voilà une qui fait, du reste, parler d'elle dans le monde entier! Elle n'est pas méchante, il est vrai, mais elle est bruyante. C'est mon ancien commis qui vient me donner une aubade. Je m'y attendais. Ah! je dois être bien coté chez les salutistes! »

C'était, en effet, l'Armée du Salut qui venait régaler M. Beauregard d'un concert en plein vent. La rue en était toute rouge. Les cuivres brillaient que c'en était une bénédiction. Et la batterie, comme on dit en termes d'orchestre, faisait rage : grosse caisse, tambour, cymbales, triangle déchiraient l'air. Mon hôte en était assourdi ; il ouvrit la fenêtre et dit à son ex-employé, qui était au premier rang, entre deux capitaines :

« Monsieur Louveau, je me repens de tout mon cœur d'avoir été trop bon pour vous. Vous pouvez cependant m'inscrire à votre caisse, pour trois dollars par mois. Et maintenant, monsieur Louveau, accordez-moi la paix! »

La batterie redoubla, sur cette bonne parole ; mais elle finit par se taire, et nous pûmes nous croire à l'abri de toute autre agression harmonique. Erreur! à peine M. Beauregard avait-il fermé la fenêtre que, soudain, entre, je ne sais comment, un essaim de petites salutistes.

Elles étaient coiffées du chapeau de paille légendaire, et portant en écharpe le cordon rouge. L'une d'elles commença un speech auquel, heureusement, je ne compris rien ; puis ce furent des cantiques à n'en plus finir. Décidément, nous étions de grands pécheurs.

Quand elles furent parties, mon hôte était inanimé. Maud, sa bonne, en fut effrayée. Elle lui tapa dans la main, lui jeta du thé dans la figure, et, finalement, se précipita dans la cuisine, d'où elle revint avec une bouteille de whisky.

« Que voulez-vous, me dit-elle, il faut bien avoir un peu de pharmacie chez soi! »

Et, emplissant trois verres, — et de vrais verres! — elle fit revenir à la vie M. Beauregard ; puis nous bûmes si bien que nous n'étions pas encore couchés à 10 heures, alors que tout le monde se couche à 9 heures à Des Moines.

Mais aussi quel réveil!

Dans la nuit, comme nous dormions d'un juste sommeil, tout à coup :

Pan! pan!… Pan! pan!… Pan!

« Bon Dieu! qu'est-ce qu'il y a encore? » grommela, dans un rêve interrompu, l'architecte.

Il ouvrit sa fenêtre et, aussitôt, une horde de sauvages se répandit dans la maison.

« Malédiction! Les White-Caps, les Chapeaux-Blancs! il ne manquait plus que ça! »

Ces gens paraissaient très corrects, cependant, quoique leur manière d'entrer dans les maisons laissât à désirer. Celui qui paraissait leur chef invita tout d'abord M. Beauregard à se vêtir pour qu'on pût s'entretenir convenablement. Puis il lui dit qu'il avait été informé de la visite du Shérif et de la découverte des bouteilles de bière chez lui, M. Beauregard. Le Shérif n'avait cru devoir fouiller la maison, mais les White-Caps ne connaissaient pas ces scrupules. Ils avaient le devoir, l'obligation religieuse de fouiller, à toute heure du jour et de la nuit, toute demeure suspecte. Dieu, les Etats Des Moines, leur donnaient à ce sujet carte blanche ; et ils en usaient pour l'honneur et le bonheur de l'humanité.

Nous écoutions absolument abrutis.

On entendit des roulements en bas. C'étaient les tonnelets que les sectaires sortaient de la cave. Un compagnon apporta triomphalement la bouteille presque vide, de whisky… Pour lors nous étions bien cotés.

Le chef des White-Caps remit son chapeau blanc qui le faisait ressembler à un clown, et, fermant volets et fenêtres, il se retira dignement, en disant :

« Good bye! mister Biouregarde ; biouvez moins. »

Quand nous fûmes seuls, nous nous regardâmes.

« Maud! du thé! » hurla mon hôte.

Mais Maud, affalée dans l'escalier, son dortoir habituel, ne répondit que par un grognement farouche.

Nous nous recouchâmes ; et ma foi sans souci de toutes les sociétés généreuses du Nouveau-Monde. Nous dormîmes jusqu'au lendemain assez tard.

Quand, le lendemain, mon patron vint me réveiller, il paraissait absolument navré.

« Voilà le comble, me dit-il, en me tendant une pancarte.

— Qu'est-ce que cela?

— C'est un avertissement de ces messieurs les voleurs de bière. Je viens de la trouver collée à ma porte, comme vous pouvez voir, les pains à cacheter sont encore tout frais. »

Elle était sinistre cette pancarte. Au haut, une tête de mort ; au-dessous, deux tibias en croix, puis ces mots :

Si vous ne vous reformez pas,
D'ici quinze jours
Vous sortirez de la ville
Ou vous serez mort
Et si vous revenez,
Vous serez pendu.

White Cap.

Mon hôte me prit la main.

« Hein! que pensez-vous de cela? Ma journée a été complète, et ma nuit aussi. Récapitulons. Le matin, le Shérif. Ensuite M. Louveau. Puis les petites salutistes. Après les Chapeaux-Blancs. Et, pour combler la mesure, la pancarte à la tête de mort.

« Eh bien, mon cher ami, je vous déclare que j'en ai assez. Je n'y tiens plus, et je m'en vais… Si vous avez des commissions pour Paris, je prends le train ce soir. »

Je n'avais aucune commission pour Paris, j'avais encore moins envie de rester à Des Moines, et je partis le soir aussi, mais à côté du train, suivant ma constante habitude.

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