Souvenirs du célèbre marcheur Gallot, le roi des marcheurs. Première partie
VIII
JOURS TRISTES
La vie libre. — Une fin tragique. — « Koké! » — Un misérable. — Les funérailles. — Qui a fait parler la poudre? — A discours, discours et demi. — J'ai vengé mon ami. — Allons plus loin.
Oui, ce sont de braves et d'honnêtes gens que les « sauvages », et je compte pour le meilleur de mon temps celui que j'ai passé avec eux. Cette période de chasse, c'était bien la vie libre, telle que je l'avais rêvée. — Hélas!… pourquoi faut-il qu'un affreux drame soit venu brusquement y mettre fin?
Un jour, nous poursuivions un troupeau d'orignaux qui nous déroutait et nous donnait beaucoup de mal. Il fallut, pour chercher à les prendre, organiser un mouvement tournant. Natos-Apiw attaqua de front ; un autre chef, ayant à ses côtés No-ga-tai-ké, se tenait à gauche ; moi, j'étais à droite. Nous fîmes une conversion sur les deux ailes, et, à un signal donné, le feu s'engagea sur les trois lignes. A ce moment, un cri, — un cri que je n'oublierai jamais, — retentit au centre. C'était mon ami Natos-Apiw qui venait de recevoir une balle à la tempe gauche…
Ah! les Indiens tirent bien.
Pour moi, il était certain que Natos-Apiw n'avait pas été frappé par une balle égarée, mais bien victime d'un assassinat longuement, froidement prémédité et traîtreusement exécuté. C'est ce que je me promis d'éclaircir.
Je ne pouvais encore soupçonner quel était le meurtrier, mais je me résolus à me livrer à une enquête secrète qui, d'après moi, devait m'amener à la découverte certaine du véritable coupable.
La mort de Natos-Apiw venait de changer d'une façon complète la face des événements. Au lieu de la grande joie qui régnait dans notre troupe, il se fit un morne silence, et la plus sombre tristesse régna parmi nous.
Alors, plus de chasse! l'hiver était en toute son horreur. Sur la civière où l'on rapportait le chef, la neige formait un linceul, toujours reblanchi. Les chiens, tout au long du chemin, hurlaient à la mort.
Les compagnons, sombres, se suivaient grommelant des mots inintelligibles, et me regardaient d'un mauvais œil.
J'avais été à l'encontre du jongleur, et voilà ce qu'il en résultait. Aux endroits où nous avions laissé des peaux, mes compagnons en faisaient abandon aux tribus qui les avaient gardées. Ils y joignaient même toutes celles que nous avions avec nous ; de sorte que nous parvînmes à Crawfoot-Crossing, les mains vides.
Je redoutais cette rentrée ; et, en effet, elle fut navrante. La population se précipita au-devant de nous, comme au jour où j'avais vu, pour la première fois, la consécration, l'hommage au soleil. Ah! il n'était plus de la fête, à ce moment, le soleil. Le temps était lugubre, sinistre. De loin résonnaient les koké interrogatifs de la foule.
L'écho leur répondit :
« Koké ».
Le spectacle fut des plus lamentables. Les femmes, les enfants, poussèrent des cris aigus… Qui était mort? — Le chef!… La consternation se lisait sur tous les visages, même sur celui de No-ga-tai-ké. — Durant la route, je l'avais observé avec soin, et j'avais vu de quelle façon prudente il s'efforçait de m'éviter. Cette attitude fit surgir des soupçons dans mon esprit et bientôt ils y prirent un corps, une consistance réelle. Je fus convaincu que le jongleur seul avait pu être capable de l'assassinat de l'infortuné Natos-Apiw. Je le regardai fixement, nos yeux se rencontrèrent, il détourna la tête. Alors, j'eus la preuve certaine que ma conviction était bien établie et que No-ga-tai-ké était l'assassin de Natos-Apiw.
On se demandera pour quel motif?…
La réponse est simple. J'avais ébranlé le crédit du jongleur. Si l'expédition se terminait heureusement, c'en était fait à jamais de sa puissance. Il lui fallait frapper haut pour reconquérir son prestige ; — et il frappa le vieux chef, pour lequel il avait eu toujours une sourde haine. C'était également un moyen de tirer vengeance de mon attitude envers lui ; car, il était certain qu'après les funérailles du Vieux-Soleil, les Pieds-Noirs ne manqueraient pas de me faire un mauvais parti.
J'eus un instant l'idée de m'enfuir, mais j'étais retenu par mon désir d'assister aux funérailles de mon ami, et puis, je ne voulais pas laisser le dernier mot à son meurtrier, d'ailleurs il importait que le criminel fût ouvertement démasqué et reçût le juste châtiment de son abominable forfait. Je me fis en moi-même le serment de demeurer dans la tribu quoiqu'il en dût m'arriver et en même temps celui plus grave de m'ériger en justicier et de frapper moi-même le coupable.
Les premières heures qui suivirent notre arrivée furent consacrées au souvenir. Le peuple se retira dans ses foyers, les hommes pour méditer, les femmes pour pleurer.
Ensuite, celles-ci firent la toilette du mort, qui fut revêtu de ses plus beaux ornements ; puis, elles préparèrent leur deuil qui, chez les Pieds-Noirs, se porte aux jambes. Les malheureux se lacérèrent le gras du mollet, et les squaws se coupèrent le bout de leurs doigts de pieds.
Natos-Apiw avait laissé des instructions pour ses obsèques. Avant d'être enterré au cimetière catholique, il tenait à faire une station au champ de repos païen, et c'est pour lui rendre cette visite profitable que ses proches avaient placé dans son cercueil sa pipe, du tabac, son briquet, son fusil de chasse, de la poudre et du plomb ; car, tout, chez ce peuple primitif, se rapporte à la chasse. Les cercueils sont déposés sur des fourches en bois, hautes d'un mètre environ, et l'on veille avec soin à ce qu'ils soient suffisamment écartés les uns des autres, afin que les morts puissent tuer assez de gibier pour suffire à leur nourriture. Afin de leur faciliter leurs approvisionnements, on va même jusqu'à couper les bois environnants pour que le gibier ne puisse s'y cacher.
Après la levée du corps à laquelle avait présidé No-ga-tai-ké, le convoi se mit en route pour le cimetière des aïeux, où le cercueil de Natos-Apiw devait séjourner jusqu'à ce qu'un missionnaire errant, et il y en a beaucoup qui parcourent les tribus, le fît transporter en terre sainte. Une longue série de rites bizarres, de chants, de danses et de simulacres de chasse suivit. Puis le jongleur s'avança pour tenir un discours. Je savais assez le dialecte pied-noir pour le comprendre. Il parla d'abord des vertus du défunt ; il exalta sa vie, toute d'honneur et de probité.
« Oui, disait-il, tout a souri au Vieux-Soleil, jusqu'au moment où un étranger, fils des massacreurs de notre race, est venu prendre place à son foyer… »
A ce moment, je pensais :
« Cela va aller mal!… » Mais je laissais mon homme continuer.
Enhardi par mon silence, il s'embarqua dans la triste issue de la chasse ; il montrait la tribu ruinée par la faute… de qui?… de l'étranger ; puis il aborda la mort de Natos-Apiw. Une balle égarée par un mauvais sort avait atteint le chef…
A ce moment, je m'écriai :
« Il n'y a pas eu de mauvais sort, il n'y a eu qu'un assassin… Tu t'appelles la Poudre, et c'est toi qui a fait parler la poudre. »
A ces mots, affolé de colère, le jongleur leva la main sur moi… Je ne lui laissai pas le temps de la laisser retomber. D'un coup de crosse de pistolet, je lui fendis le crâne…
Il s'affala près de moi râlant.
Le peuple était haletant. Instinctivement tout le monde s'agenouilla.
« Mes amis, dis-je, ne croyez plus aux jongleurs. Je ne suis pas plus sorcier que ce misérable ; je suis un vengeur, j'ai vengé le Vieux-Soleil… Et maintenant, adieu! Merci de votre généreuse hospitalité. J'ai goûté parmi vous le bonheur de la vie… Adieu!… Paix à vous!… Adieu! »
Un chien, qui m'avait pris particulièrement en amitié était près de moi. Me voyant partir, il me suivit… Au bout d'une heure, nous avions déjà fait quelques milles.