Souvenirs du célèbre marcheur Gallot, le roi des marcheurs. Première partie
XI
UNE PAGE D'HISTOIRE[1]
Pourquoi Gallot préfère marcher. — Une raison de premier ordre. — La ville de St-Joseph. — Ses origines. — Sa fondation. — Une lettre. — Document d'histoire.
[1] Ce chapitre a été intercalé par moi et écrit par un ami.
(Note de l'Auteur.)
Il faut dire que Gallot a toujours eu une raison majeure de prendre rarement le train. Ne croyez pas que c'est parce qu'il est un marcheur intrépide et audacieux qu'il néglige les autres moyens de locomotion. Non! Ce n'est pas là le motif vrai.
Gallot est surtout un curieux, un chercheur, ce qu'on appelle à Paris un fouinard. Il faut, quand il va dans un endroit quelconque qu'il se rende compte des origines, des mœurs, des us et coutumes des habitants. C'est ce qui lui a permis de faire quelques trouvailles heureuses de nature non seulement à intéresser ses lecteurs, mais encore et surtout de servir de document à l'histoire des lieux qu'il a traversés en touriste que rien n'émeut, n'étonne, n'arrête.
Si de Des Moines il fût parti emporté par un train quelconque, il eût traversé des sites, des localités, qu'il n'eût pu voir à son aise, ni admirer, ni apprécier, et certes cela n'eût pas fait son compte.
Ce dévoreur de kilomètres, en quittant Des Moines, se rendit à titre de modeste promenade à St-Joseph, ville éloignée environ de cinquante à soixante kilomètres de la précédente ; en 1890, St-Joseph comptait 80.000 habitants et qui doit aujourd'hui en posséder un tiers de plus, c'est-à-dire environ 120.000, si ce n'est 150. St-Joseph serait en Europe une grande ville, dont la nation à laquelle elle appartiendrait serait fière et qui ne rappelle en rien ses origines modestes. Son fondateur fut un nommé Joseph Robidoux qui la créa il y a soixante ans seulement. Mais n'anticipons pas.
C'est une ville grande, aux rues superbes, aux places et aux avenues magnifiques, sillonnées de voitures, de tramways électriques, aux maisons admirablement construites, d'après toutes les règles de l'hygiène et du confort modernes. Elle possède des monuments remarquables, de nombreuses églises, une catholique française, des temples protestants, un palais de justice et surtout la Banque toute construite en marbre de différentes couleurs… etc., etc.
Admirateur passionné des belles cités, Gallot s'enthousiasma de cette ville surgie du sol, comme sous la puissance magique de la baguette d'une sublime fée. Il voulut en connaître la création et s'adressa pour cela à un ami qui avait été en relations intimes avec Joseph Robidoux, le véritable inventeur de St-Joseph, à laquelle il donna le nom du saint son patron.
L'ami en question lui répondit par une lettre que nous croyons devoir reproduire dans toute sa simple naïveté. C'est une vraie page d'histoire ; un document que tout commentaire ne pourrait que déflorer. La voici donc :
Saint-Joseph-du-Missouri,
30 Décembre 1890,
Mon cher Monsieur Gallot,
J'ai l'honneur de vous écrire à l'occasion de la nouvelle année. Je commence donc par vous souhaiter toutes sortes de prospérités et le bonheur que vous méritez après vos nombreux travaux et vos laborieux efforts.
Ce premier devoir accompli, je réponds à votre dernière lettre.
Vous me demandez l'histoire de Joseph Robidoux, le fondateur de notre ville. Ce fut un de mes bons amis. Je l'ai connu personnellement et très intimement.
Nous fréquentions assidûment l'un chez l'autre et son commerce était des plus agréables.
C'était un bel et bon homme. De grande taille et d'une force peu commune, il était aussi doux que robuste et vaillant.
Joseph Robidoux est né à St-Louis de parents français. Tout jeune, il commença la traite des fourrures en compagnie des Indiens de la tribu des Choteaux qui le prirent en grande affection et lui facilitèrent ses débuts.
Plus tard, il entreprit le commerce pour son compte et fixa son chandy, c'est-à-dire son habitation à l'endroit où s'élève aujourd'hui St-Joseph ; appelé dans ce temps par les Indiens Black snake hill.
Il acheta tout le terrain où se trouve aujourd'hui la place actuelle de la ville, il y a de cela cinquante-deux ans. Il monta un magasin de Groceries (épicerie-droguerie). Son installation achevée et sa fortune assise, il se maria.
Il y a soixante-quatorze ans, il avait dix-sept enfants, dont les premières rues portent les noms. En même temps que la famille de Joseph Robidoux s'accroissait, la ville grandissait et se développait proportionnellement.
Le nombre des rues augmenta. Les noms des petits-fils de Joseph Robidoux complétèrent le nom des rues. C'était bien la ville à Robidoux. Elle prospéra tant et si bien qu'elle compte aujourd'hui quatre-vingt mille habitants et tous les jours elle prend une plus grande extension.
— C'est la plus jolie ville des Etats-Unis! dit le président Harrison qui est venu nous voir et la visiter en détail.
Robidoux était très généreux. Il aimait à obliger tout le monde. Aussi est-il mort relativement pauvre. Il laissait après lui une nombreuse postérité. Quatre-vingts enfants tant sauvages que blancs de fils blancs ou indiens. Actuellement, il n'en reste qu'un, chef des Indiens Potomis, qui ont leur réserve dans le Kansas, il a environ quatre-vingt-cinq ans.
Le vieux Robidoux est mort, il y a 16 ans. Il était âgé de quatre-vingt-sept ans sans avoir été malade. Et cependant, c'était un grand fumeur et un buveur de première force qui a, durant son existence, vidé pas mal de bouteilles de whisky.
Toute la ville était en deuil et la population entière assistait à ses funérailles. Elles furent simples, mais malgré tout grandioses et imposantes. Quand la dernière pelletée de terre eut comblé la fosse de Joseph Robidoux, un grand cri éclata du sein de la multitude :
— Adieu! Père! Adieu!
Ce fut tout. La foule recueillie s'écoula lentement et bientôt la ville reprit son aspect normal.
Joseph Robidoux est mort, mais dans la superbe cité qu'il a fondée, son souvenir demeurera impérissable.
Voilà, mon cher ami, les renseignements que vous m'avez demandés. Je termine en vous souhaitant une bonne santé et un porte-monnaie bien garni.
Il doit faire bien froid au Manitoba. Il n'a pas encore gelé ici.
Tous les amis français me chargent de les rappeler à votre bon souvenir et vous envoient un cordial bonjour.
Salut et fraternité.
François Marchand