Souvenirs du célèbre marcheur Gallot, le roi des marcheurs. Première partie
IV
AU LAC WINNIPEG
Le Poste. — Mon associé. — M. et Mme César Napoléon. — La morte saison. — Les Indiens. — Fêtes et bombances. — Les achats. — Le « Vieux Soleil ». — Mon talent de micrographe. — Je pars avec mon nouvel ami.
Je n'ai pas l'intention de conter par le menu tous les incidents qui se sont produits sur le long itinéraire de mon voyage en Amérique. Je n'essayerai même pas d'en donner le sommaire. J'ai été à droite, j'ai été à gauche, j'ai vu du pays, plus que je n'en avais souhaité. Je conterai, à l'occasion, des souvenirs de l'une ou de l'autre étape. Je mènerai d'un coup de magie, dont je suis coutumier, comme on le verra, mes lecteurs, soit au Dakota, soit au Texas, soit au Missouri.
J'ai un peu passé par tous ces pays, ayant eu soin de prendre le chemin des écoliers, qui est bien le meilleur des chemins, pour me rendre au Canada, mon point de mire. J'y fis un séjour assez prolongé. J'y gagnai de l'argent, par intervalles, et j'y retrouvai mes bons Indiens taillés sur le modèle, avec, à la fois, beaucoup d'idéal et du sens pratique en plus, que mes bons chapeaux mous, empoisonnés sans doute, à l'heure qu'il est, par les produits frelatés de Van der Marolles. C'est surtout à Winnipeg et dans la banlieue, grande comme la Bretagne ou la Normandie, de cette ville, que je connus à fond et que je vécus de leur vie.
Je tenais, alors, sur les bords du lac de ce nom ce qu'on appelle un poste, c'est-à-dire une sorte de factorerie, où les Indiens viennent, à époque fixe, échanger leurs fourrures contre des marchandises ordinaires. J'avais pour associé un métis, qui portait le nom pompeux de César Napoléon, et nous faisions d'assez bonnes affaires.
Mme César était une maîtresse ménagère en dépit d'un fond de saleté héréditaire qui faisait que notre logis n'était jamais propre. Mais quelle cuisinière! Quand on la voyait, à l'exemple de ses congénères, se couvrir la tête d'un châle qu'elle ramenait sur son front, on pouvait être sûr que c'était pour aller au marché. Comme toutes les métisses, elle avait de grosses lèvres et le front étroit, ce qui ne la rendait point belle, et, en plus, elle fumait toute la journée, dans une pipe monumentale, du tabac mêlé à une écorce d'arbre, appelé hort rouge, dont l'odeur est assez pénétrante et le parfum s'amalgame assez bien avec l'arôme du tabac.
Quant à César lui-même, c'était le métis pur sang, avec les qualités et surtout les défauts de sa race. Il en avait aussi les traits distinctifs : l'œil brillant, le nez aplati, les joues saillantes, les cheveux d'un noir de jais, coupés à la hauteur des épaules, la tête coiffée d'une inamovible casquette de loutre, ornée d'une queue de renard argenté qui lui pendait dans le dos, et les mains ballantes à côté de gants fourrés attachés à une ficelle qui faisait le tour de son cou.
Comme vêtements, la tenue à l'européenne, ou à peu près, très prétentieuse, d'ailleurs, avec une vaste ceinture de laine enroulée autour de la taille.
Il était infatigable à la marche, et c'est ce qui nous avait rapprochés. Je l'avais rencontré dans une forêt où je m'étais égaré ; nous avions fait route ensemble et, comme il me parut intéressant, et que j'avais besoin d'être secondé dans mon commerce, où il y avait beaucoup à faire, je l'avais pris avec moi.
Nous passâmes ainsi plusieurs mois ensemble, les Indiens ne venant faire leurs achats qu'au printemps ; et pendant tout ce temps, je n'eus qu'à me louer de lui ; à tel point que je résolus de mettre à exécution, après les échanges, un rêve longtemps caressé : celui d'accompagner dans la prairie et dans les forêts immenses dont il m'avait conté merveilles, mon grand ami Natos-Apiw, ou le Vieux Soleil, l'un des chefs principaux de la grande tribu des Pieds-Noirs.
Je l'avais connu à la fin d'un été, et je ne devais le revoir qu'aux beaux jours. Cette année-là, l'hiver me parut interminable, ainsi que le printemps qui vint après. La nature reverdie, refleurie, s'échauffait sous un soleil réconfortant, le lac semblait un miroir incandescent, et je commençais à craindre que nos visiteurs habituels nous fissent faux bond. Enfin, un jour, plusieurs canots parurent à l'horizon, c'était l'avant-garde de nos acheteurs.
C'est un spectacle curieux, qui donne l'exacte mesure des mœurs candides, enfantines presque, des Indiens, que leur arrivée au poste. Il faut leur entendre conter ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont fait pendant leurs longues courses d'hiver et leurs fatigues et leurs prouesses, et leurs jeûnes interminables ; et les histoires, plus puériles les unes que les autres, recueillies par eux en route, et dans lesquelles ils ont, cela va sans dire, figuré d'une façon merveilleuse.
Toutes les fois qu'un nouveau canot aborde, la troupe entière se précipite au-devant des arrivants, et alors recommencent les mêmes histoires, augmentées de celles apportées par ces derniers. Ce sont des joies, des rires, des étonnements sans fin, des exclamations qui retentissent comme un feu de mousqueterie, et des pantomimes des plus expressives à propos des plus petits incidents, des épisodes les plus futiles et des récits les moins dramatiques.
Puis, le soir venu, ils allument de grands feux au bord du lac, s'assoient autour, les jambes croisées, et prolongent la veillée jusque fort avant dans la nuit, avec redoublement de rires, d'extases et de racontars.
Le lendemain, ils vont faire leurs emplettes au magasin du poste, le magasin est bien, en vérité, ce qui peut le mieux leur convenir. On y voit de toutes sortes de marchandises, y compris les peaux de lapin noir, pour lesquelles les Indiens montrent une si grande admiration qu'ils les troquent volontiers contre des fourrures de prix, puis ce sont des articles de confection des plus variés : des étoffes de couleur voyante, même criarde, des couvertures de laine, qui se vendent soixante-dix francs la pièce et sont fabriquées spécialement à l'intention des postes d'échange.
Bien entendu, la bimbloterie, la verroterie et la quincaillerie jouent un rôle important dans les étalages, ainsi que les faux bijoux, les couverts en ruolz et les menus objets de toute nature, car les Indiens achètent de tout, et le plus qu'ils peuvent, avec le produit de leurs pelleteries. Ils tiennent aussi à la qualité et font choix des étoffes les plus belles et les plus coûteuses, ainsi que des flanelles les plus riches pour les doubler.
Rien n'est trop beau pour eux, ils brûlent de pouvoir dire à leurs squaws, (à leurs femmes), en les revoyant au wigwam, qu'ils leur apportent ce qu'il y avait de plus cher et de plus éblouissant dans le magasin.
Le Vieux Soleil vint à son tour, avec quelques gens de sa tribu, ses canots étaient pleins, à couler, de fourrures superbes. Il eut grande joie de me revoir, et poussa de grands AH! et de grands OH! en les accompagnant de bonds fantastiques quand je lui marquai mon intention de l'accompagner. Natos-Apiw m'avait pris particulièrement en affection parce que je lui donnais des leçons de français pendant son séjour parmi nous. Il ne le parlait pas mal, et même l'écrivait un peu. Ce qui avait, à ce sujet, fait son admiration, c'est la faculté que me donne mon excellente vue d'écrire en caractères si petits, qu'il faut, lorsque j'en ai fait œuvre de curiosité, une loupe ou un microscope pour les déchiffrer. Et, en effet, je suis parvenu, à la suite d'un pari, à écrire la Marseillaise tout entière sur un timbre poste, et un autre jour à faire tenir 18.250 mots sur une carte postale. Ces exploits émerveillaient le Vieux-Soleil, qui avait peine à faire tenir son nom sur une seule ligne.
Ses acquisitions faites, et il avait dévalisé notre magasin, nous nous disposâmes à partir.
Lorsque je communiquai mon projet à César Napoléon, il leva les bras au ciel, quoi! Aurais-je le courage de le laisser seul pendant un an? Et puis, quels dangers n'allais-je pas courir?
Je lui expliquai que c'étaient précisément ces dangers qui m'attiraient.
Alors, il me parla de nos affaires, des marchandises que nous avions à nous procurer pour la prochaine saison. Je lui répondis que mon absence ne pouvait être que profitable à nos affaires, attendu que, pendant qu'il se chargerait de l'écoulement de nos fourrures et de nos acquisitions de marchandises dans les villes où nous trafiquions habituellement, moi, je surveillerais les grandes chasses, le triage des peaux, le choix des plus belles, de sorte qu'aucun autre poste du Manitoba ne pourrait rivaliser avec le nôtre.
César insista ; je tins bon, mais je fus obligé de faire appel aux sentiments intimes de mon associé pour le convaincre.
Je lui dis combien je l'estimais et quelle confiance j'avais en lui.
Il me remercia, et, les yeux pleins de larmes, me donna mon exeat, après m'avoir embrassé à plusieurs reprises.
C'est alors qu'il me rappela la fameuse fumisterie dont j'avais été victime de la part du Renard-Argenté de la tribu des Sioux. Elle est assez curieuse pour mériter d'être racontée en quelques lignes.
J'étais seul. César Napoléon était sorti pour nos affaires communes lorsque je reçus la visite du Renard-Argenté.
C'était un Indien, subtil, madré, retors à rendre des points au plus finassier parmi les finauds normands. Il portait bien son nom et c'était sa ruse qui lui avait valu son nom de Renard, et sa fortune celui d'Argenté.
Donc le susdit Renard-Argenté se présenta à moi :
— Je viens, me dit-il, t'offrir douze superbes fourrures.
Et il m'exhiba une peau d'ours d'une grande valeur.
— Où sont les autres? lui demandai-je.
— Attends! je les ai laissées dehors. Je vais les chercher.
La maison avait deux issues. Il sortait par l'une et rentrait par l'autre, me présentant successivement douze fois la même peau.
J'étais sans défiance, très occupé par mes propres affaires et ne me doutant nullement de sa supercherie.
Quand je crus avoir vu les douze fourrures :
— Mets ton ballot dans l'arrière-boutique! lui dis-je.
— J'y vais, me répondit-il.
Et un moment après :
— C'est fait. Règle-moi.
Je le payai. Ce ne fut que lorsqu'il fut parti depuis un long moment et déjà loin que je me déplaçai pour aller serrer mon précieux achat. Alors seulement je m'aperçus du subterfuge. Il n'y avait plus rien à faire et je pris le sage parti de rire moi-même tout le premier de ma mésaventure.
César, après m'avoir recommandé de ne plus me laisser duper, me serra une dernière fois cordialement dans ses bras.
Le lendemain, notre flottille gagnait le large, et bientôt, sur les bords du lac immense, notre factorerie ne me sembla plus qu'un point à l'horizon.