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Souvenirs du célèbre marcheur Gallot, le roi des marcheurs. Première partie

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IX
LES VRAIS SAUVAGES

Sur les frontières du Texas et du Nouveau-Mexique. — A l'auberge. — Une troupe de Bullys. — Le Pied-Tendre. — Consommation forcée. — Après boire, danse. — La revanche de Cold Colorado. — Un quadrille mouvementé. — Une lynchette. — Sus à la prison. — Les terreurs de Tom Zizi. — La caque au goudron. — Tout le monde s'amuse. — Un récit de Cold Colorado. — Un train arrêté. — Grant danse une gigue.

Ah! oui, j'en ai vu, en Amérique, des sauvages! J'en ai fréquenté de toutes les nuances de cuivre, depuis celle de la bassine à confitures jusqu'à celle du plat à barbe qu'on voit à la porte de nos coiffeurs. J'ai vécu tant aux Etats, qu'au Canada, chez les Gros-Ventres, chez les Cris, chez les Sauteurs ; j'ai passé une saison chez les Abinakis, de Saint-François du Lac, qui de mon temps n'étaient plus que 330 ; j'ai servi, en qualité de valet de ferme, chez les Hurons, qui, moins nombreux encore, cultivent la terre, près de Québec ; j'ai mené la vie de trappeur avec les Sioux, qui sont bien les plus doux des humains ; j'ai connu les Apaches, les Osages, les naturels du Public Land. Eh bien! je le déclare : en cette bigarrure qu'on appelle l'Amérique, les plus sauvages ne sont pas ceux qu'on pense.

Dans un village sur les frontières du Texas et du Nouveau-Mexique, j'ai assisté un jour à une scène, où ne figuraient que des Visages-Pâles, et qui laisse bien loin derrière elle tout ce qu'on peut imaginer en manière de sauvagerie. J'ai écrit cet épisode le lendemain du jour où il avait eu lieu, et je le transcris sans y changer un mot.

Après avoir marché depuis trente-six heures sur une voie de chemin de fer tellement recouverte de brousse que, m'en écartant parfois, inconsciemment, je ne la retrouvais que grâce aux ossements blanchis d'animaux divers jetés hors les rails par le chasse-neige des locomotives, j'entrai dans une auberge où l'on menait grand bruit. Une troupe de cowboys, de bullys, comme on dit dans le pays, buvait et jouait aux cartes, revolver sur la table, en se querellant. Mon entrée passa inaperçue, mais il n'en fut pas de même de celle d'un tout jeune homme qui vint prendre place à une table voisine de la mienne. Il portait le costume des riches Texiens, avec le vaste sombrero qui ombrageait sa figure imberbe.

« Tender Foot, pied tendre », se dirent les joueurs, en se poussant du coude.

Et l'un d'eux, se détachant du groupe :

« Holà, jeune homme, venez boire avec nous. »

L'étranger, qui s'était fait servir, refusa poliment. Alors l'autre insistant :

« Je vous dis que vous allez venir boire avec nous. »

En prononçant ces mots, il lui mettait son revolver sous le nez.

« Tout beau! tout beau! fit le jeune homme ; ne nous fâchons pas pour si peu ; je ne recule jamais devant un bon verre de whisky, et je ne doute pas que le votre soit excellent. Donc, messieurs, à votre santé!

— Allons! voilà qui va bien, dirent les bullys. »

Et tout le monde trinqua.

Mais lorsque l'imberbe eut vidé, à trois ou quatre reprises, son verre, celui qui lui avait tout d'abord adressé la parole reprit :

« Et maintenant vous allez danser.

— Danser? mais je ne sais pas danser.

— N'importe! nous ne sommes pas difficiles.

— Jamais je n'oserai.

— Nous voulons pourtant que vous dansiez pour nous amuser. Plus vous danserez mal, plus nous nous amuserons. »

Et le revolver de recommencer ses menaces.

Ah! j'avoue qu'à ce moment-là, si le malheureux garçon avait fait un signe, je sautais auprès de lui, et c'est bien le diable si, à nous deux, nous n'avions pas fait du grabuge dans le groupe des buveurs.

Mais il s'exécuta.

« Allons-y, puisque vous le voulez. »

Et il dansa la cachucha, la gigue, la tarentelle, tout ce qu'on voulut. Le public criait :

Encore!… Encore!… Mais il demanda grâce.

— Tout à l'heure, dit-il, je vous montrerai la danse au beau mollet, très en usage autrefois, à Trianon, chez Mme de Pompadour ; mais, pour le moment, j'ai besoin d'un peu de repos. »

« All right! » consentirent les cowboys.

Et le danseur, paraissant en proie à une grande fatigue, s'affala plutôt qu'il ne s'assit devant sa table. Je le regardais en dessous et je vis qu'il préparait un coup de sa façon. Je ne me trompais pas ; car se levant, au bout d'un instant :

« Gentlemen, señores, avant de continuer la séance, je désire, n'ayant pas l'honneur d'être connu de vous, que vous sachiez mon nom.

— Que nous importe! Danse! c'est tout ce qu'on te demande.

— C'est que, lorsque vous me connaîtrez, il est probable que vous ne me demanderez plus de danser.

— Tu dis?…

— Je dis que je m'appelle Cold Colorado, le plus habile tireur du Texas. »

En disant ces mots, le jeune homme brisait d'un coup de revolver, au ras des lèvres, la pipe de l'un des buveurs.

Tout le monde s'était levé.

« Et maintenant, mes beaux seigneurs, dansez à votre tour. Allons là tout de suite. Ne touchez pas à vos revolvers sur la table, je vous en supplie… sans cela… une deuxième pipe à ce moment sauta comme la première. Et en avant! D'abord, en l'honneur de mon voisin qui est français, j'en suis sûr, la contre danse, la quadrilla… J'ai été en France, cher monsieur. Allons! le Pantalon, l'Eté, la Poule, la Pastourelle… Et maintenant le Galop ; et vite!… Houp! Houp! dehors!… A la porte, tout le monde!… Vous êtes prêts à partir, señores? Parfait! mais comme je ne veux plus vous exposer à être ridicules, comme vous venez de l'être, voilà la danse de Mme de Pompadour. »

Et il déchargea, au mollet, à chacun, oh! de façon à les érafler seulement, son premier, son second revolver et le mien par-dessus le marché.

« Tender foot! » leur cria-t-il en manière de suprême bonsoir.

Nous fûmes bientôt seuls. Tout le cabaret était allé se faire panser autre part.

« Avez-vous vu ces canailles? me dit-il ; ça nous vient du Mexique. Ah! c'est un joli monde que celui-là! Capable de tout! Vous me connaissez, monsieur, puisque je me suis nommé. »

La vérité m'oblige à dire que je n'avais entendu parler, ni d'Eve, ni d'Adam, ni de Cold Colorado.

Cependant, je m'inclinai, en disant :

— Comment donc, si je vous connais…

— Eh bien, reprit mon éphèbe, si vous voulez venir avec moi, vous me ferez plaisir, et vous verrez un autre monde qu'ici. Ne jugez pas par moi ; j'ai peut-être été un peu vif, tout à l'heure. Mais que voulez-vous, il y a des moments où la patience vous échappe. Chez nous, nous faisons les choses plus froidement, vous verrez ça, pas plus tard que demain, si vous voulez bien me faire l'honneur de m'accompagner à mon humble cottage, qui n'est pas bien loin d'ici… Et puis j'ai un bon cheval à ma voiture. »

Nous partîmes, et nous arrivâmes dans la nuit au cottage de mon nouvel ami. La maison était pleine de monde ; on l'attendait.

« Eh bien! qu'a-t-on décidé? demanda Cold Colorado, après que nous eûmes pris place devant une table somptueusement servie.

— Cette nuit même, nous nous ferons justice », lui fut-il répondu.

Je pensai et je lui dis :

« La loi de Lynch?

— Oh! une lynchette à peine. On ne pendra personne et cela vous amusera.

— Mais encore?…

— Vous verrez! »

Le souper se continua, de plus en puis gai. Il fallait gagner l'heure où l'on pourrait, sans éveiller l'attention des bourgeois endormis, forcer les portes de la prison.

Comme quatre heures sonnaient, nous nous levâmes, et je dus, comme les autres, me barbouiller de noir la figure et les mains.

« Au moins, pas de blague? répétai-je encore à mon hôte.

— Soyez sans crainte », me répondit-il en riant.

Et nous partîmes pour la prison.

Tout dormait.

« Pan! pan! »

Et, tout de suite, la hache dans la porte.

« Nous venons chercher Tom Zizi, le nègre qui a volé des noix chez la femme du shérif.

— Il vous attendait, répondit gracieusement le guichetier, en se frottant les yeux.

Et il nous laissa entrer.

Tom Zizi s'était réfugié sous son lit. On l'en fit sortir à coups de matraque.

« Ah! misérable! cochon! Tu voles les noix à la femme du shérif. Attends, attends, nous allons te faire ton affaire. »

Déjà, les batteries de revolver craquaient de tous côtés.

Je bouillais, j'allais me jeter devant le nègre, le couvrir de ma poitrine, lorsque Colorado me retint.

« Puisque je vous répète que ce n'est qu'une simple plaisanterie », me dit-il.

Dix, vingt, trente mains entraînèrent dehors le voleur de noix.

Il tremblait de tous ses membres, car il croyait que sa dernière heure était venue. Il s'attendait à ce qu'on le menât sous un arbre où on le hisserait à la corde. Au lieu de cela, on le conduisit dans une maison bien close.

Tout le monde s'assit. Les juges, en cercle, avaient l'air d'une troupe de minstrels comme on voit dans les bar-rooms de New-York. Le président lui adressa quelques paroles de reproches. Puis :

« Tu te crois noir parce que tu es nègre, mais tu ne l'es pas assez pour nous… Bourreau, faites votre office! »

En un tour de main le pauvre hère fut enlevé de terre et plongé jusqu'au menton dans un baril de goudron.

« Plus bas, plus bas », criait le président.

Et, comme le patient se refusait à mettre sa tête dans le goudron, il tira de sa gaîne un grand sabre, en disant :

« Plonge, car je vais écrémer le tonneau. »

Et, en vérité, il écréma le tonneau, en passant trois fois son sabre au ras de ses douves.

Tom Zizi sortit de sa caque dans un état que je ne saurais décrire… Pourvu qu'ils ne lui mettent pas le feu, pensais-je, car, en vérité, je croyais mes bourreaux capables de tout. Heureusement, ils se montrèrent relativement doux en l'affaire. Ils conduisirent le nègre dans une pièce voisine, très bien meublée, et garnie surtout d'un lit qui semblait une piscine tant il était vaste.

… Plongé jusqu'au menton dans un baril de goudron

Ce lit était rempli de plumes. Une poussée et le malheureux y tomba. Il s'y démenait, voulait en sortir, mais, visé au revolver, était obligé de s'y rabattre. Il s'y roulait… C'était peine à le voir s'engluer. A chaque bond, volaille humaine, il grossissait. Bientôt, il fit l'effet d'un monstrueux chapon. Les minstrels se tordaient de rire. Et mon Colorado :

« Vous voyez, nous ne sommes pas méchants. »

La troupe conduisit ainsi, entre deux haies de torches, le délinquant sous les fenêtres de Mme la Shérif.

Cette bonne dame riait à se tordre.

Tout le monde l'imitait.

Sauvages va!

L'incident était clos.

Tom Zizi réintégra sa prison. Comment se délivra-t-il de sa couche de goudron et de plumes, je l'ignore, et, du reste je n'ai jamais cherché à m'en informer.

Cold Colorado quitta ses camarades et vint me rejoindre.

— Vous voyez, me dit-il, que nous n'avons pas été bien cruels.

J'hésitai à répondre ; mais il ne m'en laissa d'ailleurs pas le temps.

— Nous aimons nous amuser nous autres, ajouta-t-il, nous nous sommes contentés de lui faire une bonne farce.

— Vous appelez cela une bonne farce? interrogeai-je.

— Mais certainement. Et tenez, je vais vous raconter une petite scène héroï-comique qui vous prouvera que nous aimons les divertissements peu banals. Elle vous intéressera sans doute, d'autant plus que le principal personnage n'était autre que le général Grant.

— Grant? m'écriai-je.

— Oui, celui-là même qui fut Président des Etats-Unis. D'ailleurs, voici le fait :

C'était je crois vers 1876, les cowboys avaient appris que Grant devait se rendre à San-Antonio, capitale du Texas. Ils s'informèrent du train exact qu'il devait prendre, et dans une petite localité, station voisine, ils se massèrent et se dissimulèrent le long de la voie. Quand le train fut proche, un d'entre eux se leva et agita le signal d'arrêt, le mécanicien stoppa et le train s'arrêta. Alors, tous les cowboys se levèrent et enveloppèrent le convoi.

Vous jugez de l'effroi des voyageurs qui crurent à une attaque en règle, mais un délégué s'approcha du chef du train et dit d'une voix forte :

— Vous avez dans un wagon M. Grant?

— Je l'ignore.

Mais Grant avait entendu prononcer son nom. Il s'avança et dit :

— C'est moi Grant.

On sait que le général était un homme très orgueilleux. Il crut qu'il était l'objet d'une ovation populaire et, comme personne ne lui répondait, il ajouta une seconde fois, « je suis le général Grant ». Alors, un chef de la bande s'avança :

— Ah! c'est vous Grant. Nous savions votre passage et nous avons tenu à vous connaître. Vous êtes, paraît-il, un habile politicien, vous savez très bien danser sur une plate-forme électorale. Eh bien! nous tenons à avoir un aperçu de votre science chorégraphique, nous voulons savoir comment vous danserez sur la plate-forme d'un wagon. Nous vous prions d'exécuter une gigue.

— Mais, c'est une plaisanterie, se récria Grant.

— Pas du tout! tel est notre bon plaisir.

— Je n'en ferai rien, cria Grant, rouge de colère.

You please! continua l'orateur de la troupe.

Et lui mettant sous le nez un revolver de fort calibre, il ajouta, avec la plus parfaite courtoisie :

— Que votre Grâce nous fasse l'honneur de nous satisfaire!

L'argument était péremptoire. Grant s'exécuta. Je ne dis pas qu'il le fit de bonne grâce.

— Et voilà comment, ajouta Cold Colorado en guise de réflexion philosophique, après avoir dansé sur le tremplin politique, Grant exécuta une gigue sur la plate-forme d'un wagon pour la plus grande joie des cowboys.

N'oubliez pas de raconter cela en France, sur ce, je vous dis au revoir.

— Je n'en aurai garde, lui répondis-je. Votre commission sera faite.

Nous nous serrâmes la main et nous nous quittâmes. Depuis, nous ne nous sommes jamais revus.

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