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Souvenirs du célèbre marcheur Gallot, le roi des marcheurs. Première partie

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III
LA TRIBU DES CHAPEAUX MOUS

En route pour le Canada. — Marche forcée. Un voyageur en supplément. — Je paie mon écot. — La mine de charbon de terre. — Maynard City. — Mon ami Van der Marolles. — Rétribution fantastique. — En retour avec la Compagnie. — Départ subit. — A la grâce de Dieu. — Les Chapeaux mous. — Dîner de fiançailles. — Durs avertissements. — La danse des aïeux. — Travaux d'hiver. — Le Renouveau. — Une idée de Van der Marolles. — Souvenir de Bruxelles. — Plus loin!… Plus loin!…

J'avais toujours présent à l'esprit le souvenir du récit que m'avait fait le bon fermier, notre sauveteur de l'îlot où nous avions abordés mon ami Paul et moi, après notre fuite du Ceylan. J'ai dit, dans le premier chapitre, qu'il nous avait fait du Canada les plus séduisantes descriptions. Toujours elles avaient été présentes à ma mémoire, et même à New-York, alors que je vivais auprès de M. Lefort, « m'occupant, ce que j'avais oublié de vous dire dans le chapitre précédent, du placement des produits français les plus variés », je rêvais au Canada, ce pays que je considérais comme une terre promise, tels les anciens Hébreux aspiraient après la terre de Chanaan. Donc le Canada m'attirait, et je partis pour le Canada, — non en sleeping car, ni en seconde classe, ni même en troisième ou quatrième, mais à pied, en bon chemineau, mon bâton de voyage à la main. J'allais confiant en mon étoile, car cette confiance absolue m'était revenue pleine, entière, ainsi que je le disais en terminant le précédent chapitre.

Certes, je devais plus tard modifier mes idées premières sur l'étoile qui nous gouverne, mais, pour le moment, j'avais la certitude qu'elle devait influer sur ma destinée. Et maintenant que j'écris, j'hésite et je me demande s'il n'y a pas une petite parcelle de vérité ; si dans ce mot « étoile » le penseur qui a émis l'idée ne prévoyait pas une fatalité bonne ou mauvaise réglant l'avenir de l'individu et le conduisant à une fin inéluctable.

Mais je m'attarde en réflexions philosophiques alors que vous attendez un récit. Excusez-moi, amis lecteurs, j'y reviens et je n'en démords plus.

J'aime à voir du pays, et j'en vis ainsi beaucoup, mais sans grande variété car, pour ne pas m'égarer, je suivais, sans m'en éloigner, tantôt sous bois, tantôt rasant l'herbe de la prairie immense, la voie du chemin de fer qui, ne trouvant pas d'obstacle sur sa route, piquait, avec une désespérante monotonie, droit devant elle.

Cette uniformité n'était pas faite pour m'inspirer des idées bien gaies, et, souvent, je regrettais de n'avoir pas repris, avec Paul, le chemin de la Patrie. Je couchais le plus ordinairement à l'auberge de la belle étoile, et je ne dînais pas tous les jours.

Parfois, en me rangeant pour laisser passer un train, je humais ou je croyais humer comme un bon fumet de cuisine s'échappant des beaux wagons qui passaient devant moi comme un bolide. Et alors, j'étais pris d'une envie folle de savourer de plus près, et plus longtemps, cette alléchante odeur. Quand je n'y tenais plus, je profitais du moment où un convoi partait d'une station pour sauter sur le marchepied de la dernière voiture, d'où je gagnais le panneau de queue ; là, en croix de St-André, les pieds sur les tampons, les mains agrippées au rebord du faîte, je me donnais la douce satisfaction de me laisser conduire à la station suivante, sans bourse délier. De cuisine, je n'ai jamais, dans cette posture, senti le moindre arôme, mais j'épargnais cinquante ou soixante kilomètres à mes jambes, encore vierges de tout entraînement professionnel, — et c'était bien quelque chose.

Je sais que les compagnies de chemin de fer n'autorisent pas, et même prohibent et répriment ce genre de transport ; mais j'ai la conscience d'avoir indemnisé largement celle qui me voiturait ainsi, car j'ai travaillé dans une mine qui lui appartenait, — et ce n'était pas jeu de prince, je vous assure.

Un jour, en effet, en arrivant à Wheeling, dans l'état d'Ohio, comté de Belmont, je m'aperçus, en sautant sur la voie, que mon estomac battait singulièrement la fringale. Je m'en ouvris à un compatriote que je rencontrai près de la gare. Il me restaura charitablement, et me donna le bon conseil de me rendre à une mine de charbon de terre située à dix-sept milles de là, à la Cleveland Lorain et Wheeling R. R. Co. Je partis sur l'heure, et, le soir, j'arrivais au Mining Camp, c'est-à-dire au camp des mineurs, fort de 700 habitants et décoré du nom pompeux de Maynard City.

En arrivant aux premières maisons, je m'arrêtai devant un cabaret portant l'enseigne : « A l'Enfant qui pisse ». La porte était fermée en dedans ; je frappai : ce fut, naturellement, un Belge qui vint m'ouvrir. Il me fit un très bon accueil, me présenta à ses compagnons, qui s'apprêtaient à se coucher, et m'offrit de me conduire, le lendemain, à la mine. Ce fut un morceau de lard, fleurant délicieusement, qui décida de mon sort.

Je n'avais pas un sou pour le payer, et, pour m'en régaler, j'aliénai ma liberté.

Le jour suivant, au matin, je partis donc, en compagnie de mon Belge, pour la mine. — La mine! ce seul mot me faisait froid, et j'avoue qu'en chemin j'eus plus d'une fois la velléité de m'en retourner sur mes pas, et de donner à tous les diables ma carrière de mineur. Mais je suis né courageux, audacieux même… Et puis, j'avais mon lard à payer.

Mon compagnon, qui s'appelait Van der Marolles, me servit d'interprète. Il avait préparé un beau discours pour expliquer, à un porion connu de lui, que je ne savais pas un mot d'anglais et que je n'avais jamais travaillé aux mines. Le porion, tout à fait bon garçon, me tendit la main, ce fut tout notre contrat.

Une heure après, je me présentais à la mine, habillé en manière de ramoneur et muni de l'arsenal réglementaire : quatre piks, une pelle, un deill, une épinglette, un tampon, une hache, une masse du poids de neuf livres et un coin de fer, le tout à mes frais… Heureusement, Van der Marolles était là.

A mon arrivée, j'eus une surprise agréable.

Par une très gracieuse attention pour les gens du monde connu des anciens, le Nouveau Continent, si j'en juge par Maynard City, a des mines à fleur de terre.

On y entre de plein pied, comme dans une grange. Les frais d'installation n'ont donc pas été considérables ; aussi, le mineur y devrait-il gagner sa vie largement, malheureusement il est exploité. Au prix de 3 fr. 50 par tonne, il devrait toucher de 20 à 22 francs par jour ; mais la Compagnie passe son charbon au gril, et ne lui tient compte que du lump coal, c'est-à-dire des gros morceaux.

D'autre part, la même Compagnie venait, au moment où j'y entrai, de se réserver le monopole du logis et de la nourriture du personnel, de sorte que, lorsqu'au bout du mois, je me présentai à la caisse, au lieu d'y toucher de 140 à 150 francs, sur lesquels je comptais, il se trouva que j'étais en retour avec elle.

Avoir travaillé, avoir peiné, avoir sué sang et eau pendant trente longs jours, pour arriver à ce résultat, — vrai, c'était trop raide. Je me débarrassai promptement de mon fourniment et j'allai trouver Van der Marolles. Le pauvre homme était aussi navré que moi. Ses clients, forcés de prendre leur gîte et leur nourriture dans les auberges privilégiées de la Compagnie, n'avaient plus aucune raison de venir chez lui. Il était, de ce fait, ruiné de fond en comble.

Nous résolûmes de fuir sans retard ce pays maudit. Van der Marolles fit un paquet de quelques hardes indispensables ; je me contentai, moi, en voyageur aguerri, de celles que j'avais sur le dos et nous partîmes sans même nous retourner pour donner un dernier regard au Mænneken-Piss qui, de son enseigne, devait considérer avec tristesse notre fuite aussi imprévue qu'improvisée. Nous avions pris le parti de vivre désormais de la vie libre dont j'avais fréquemment vanté les bienfaits à mon compagnon, sans m'en rendre bien compte moi-même.

Où allions-nous? nous n'en savions rien. Grâce à Dieu, le hasard nous servit bien, car nous tombâmes, après trois jours de marche, chez des Indiens qui nous reçurent à bras ouverts.

Ma surprise fut grande, car ils ne ressemblaient en rien aux Indiens que j'avais vus jusque-là. Ils portaient, au lieu de plumes et de colifichets, des chapeaux en feutre du plus bizarre effet ; ce qui les fit surnommer, par Van der Marolles, la tribu des chapeaux mous. C'étaient des bûcherons, installés sous des tentes composées de beaucoup de piquets et de très peu de toiles. Mais ils s'en contentaient, et nous fîmes comme eux. Après Maynard City, j'avais soif de grand air, j'étais servi à souhait.

Le jour où nous arrivâmes chez ces braves gens, il y avait grande fête dans la tribu. C'était à l'occasion du mariage ou plutôt des fiançailles de la fille d'un chef. Tout le cortège des invités vint au-devant de nous, aussitôt que nous fûmes signalés. Puis, nous entrâmes sous une hutte passablement close, où l'on nous régala d'un jeune chien rôti. Tandis que l'héroïne du jour, ma voisine de table, en faisait craquer les osselets sous ses dents pointues, elle reçut en pleine figure une poignée de petits os en guise de bûchettes qui vinrent rejaillir dans mon assiette, — car nous avions des assiettes. C'était la demande en mariage dans sa forme officielle, le visage de la jeune fille rayonna, elle renvoya la politesse à son promis, en signe d'acquiescement, et, comme dans tous les pays du monde, deux baisers sonores scellèrent le pacte de la vie commune de ces jeunes gens.

Le père de famille prit alors la parole, et, d'après ce que me traduisit mon compagnon, rappela à sa fille les devoirs et les obligations d'épouse qui l'attendaient.

Elle devait, tout d'abord, construire elle-même son wigwam, c'est-à-dire sa demeure nuptiale. Puis, comme la polygamie existe en ces lieux fortunés, elle aurait à prendre soin de tous les nourrissons nés jusque à elle.

Les plus durs travaux lui sont réservés.

Elle ne doit jamais s'absenter, sauf sur l'ordre de son mari, pour porter des fardeaux. Et, si elle n'accomplit pas toutes ces corvées, le supplice de la honte, le pire des supplices, l'attend. Elle ne sera ni battue, ni molestée, mais le monde saura qu'elle est à la honte et cela suffira.

La jeune fille accepta tout le programme.

Alors son père ouvrit la Bible et en lut un long passage ; puis il célébra la gloire des aïeux. Une bouteille de whisky, notre réserve, l'engagea plus entièrement dans cette voie. Il dansa le pas de guerre, fit sur la tête de Van der Marolles le simulacre du scalp, et finalement proposa à ses convives, y compris nous, de faire l'épreuve de la douleur, c'est-à-dire de nous flageller avec des lanières de peaux d'orignal, garnie d'hameçons.

Elle reçut en pleine figure une poignée de petits os…

Tout le monde refusa. Et sans l'épreuve de la douleur, mais par son absence même, la soirée se termina dans les ébats d'une absolue gaieté.

Nous restâmes avec ces Indiens que nous aidions dans leurs menus travaux, car l'hiver — (ai-je dit que l'hiver était venu?) — est trop rude chez eux pour leur permettre d'abattre et de débiter du bois pendant les froids. Ils se contentent alors de faire des manches de hache, des souliers imperméables, des mocassins ou pantoufles en peau d'orignal et des raquettes à marcher sur la neige, accessoires indispensables en ces pays de frimas. Les journées passaient ainsi, longues et bien remplies, j'en faisais souvent de quinze heures pour payer mon gîte et ma nourriture, très convenable ; car heureusement, le chien ne figure que dans les repas de gala.

Or, c'est très amusant et très intéressant, j'en conviens, de fabriquer des mocassins ; mais ce n'est pas une carrière, non plus que de porter la cognée aux vieux arbres. Et puis, nos hôtes, si bienveillants, si empressés qu'ils fussent, ne formaient pas une société bien variée.

Aussi, dès que le renouveau s'annonça, songeai-je à continuer ma route vers les horizons entrevus. Je m'en ouvris à Van der Marolles, mais il accueillit ma proposition sans enthousiasme aucun. Il avait d'autres projets en tête, il caressait un plan sagement mûri, cela se voyait. Un jour, comme je lui renouvelais mon intention bien formelle de m'éloigner sans retard, il me dit :

— Comme il vous plaira. Moi je reste. Il y a longtemps que j'ai envie de faire fortune, l'occasion se présente ; pas si bête que de la laisser échapper.

— Comment cela?

— Avez-vous remarqué comme nos hôtes se sont jetés sur notre whisky, le jour de la danse des aïeux?

— Parbleu! ils étaient complètement ivres.

— Eh bien! cela m'a donné une idée, savez-vous.

Van der Marolles ne m'en dit pas plus long. C'en était assez pour une fois ; mais il partit le lendemain en me faisant promettre d'attendre son retour. Il revint au bout d'une semaine, juché sur une voiture traînée par un petit cheval.

— Celle-là, dit-il, fera souvent la navette entre ici et Wheeling.

Et, soulevant avec mystère un coin de la bâche qui couvrait son véhicule, il me fit voir un nombre respectable de tonnelets.

Je compris alors son intention. Il se fit, en effet, construire une maison en bois et, un beau matin, en sortant de ma tente, je fus ébloui par cette enseigne, qui s'étalait en lettres noires, jaunes et rouges, à sa devanture : Au souvenir du nouveau Palais de Justice de Bruxelles.

— Hein! ça c'est génial! me dit mon tavernier improvisé, jouissant avec orgueil de mon étonnement.

Et il ajouta gentiment :

— Voulez-vous vous associer avec moi?

Je le remerciai de tout cœur, et de son offre, et des bontés qu'il avait eues pour moi, mais mon parti était bien pris. J'avais, plus que jamais, besoin de voir du pays ; et comme tout le village était pour le moment en forêt et que les adieux sont toujours choses pénibles, je chaussai mes mocassins, et, profitant d'un instant où Van der Marolles était occupé à remplir des bouteilles, je m'enfonçai sous bois et disparus bientôt dans le feuillage qui, déjà, poussait dru aux arbustes et aux baliveaux d'une coupe rendue à elle-même. Qu'allait-il advenir et qu'allait faire briller mon étoile dans le firmament de mes destins? C'était là le secret de l'avenir. Maintenant qu'il m'est connu, je vous le puis absolument dévoiler.

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