Souvenirs du célèbre marcheur Gallot, le roi des marcheurs. Première partie
XII
ADIEUX A L'AMÉRIQUE
Illusions perdues. — Sac à farine, sac à charbon. — Chez les Sauteux. — La veillée de M. Mac Corthy. — Montréal. — Le Canadien. — Le palais de glace. — La montagne embrasée. — Une cascade de flammes. — Le monde renversé. — Le bon M. Bonneau. — Une course qui me coûte cher. — Mes prisons. — En route pour la France.
En quittant la réserve des Pieds-Noirs, j'avais dans mon cœur le deuil de l'être excellent, qu'était Natos-Apiw, hâté le pas pour regagner Winnipeg, où je comptais, avec César Napoléon, remettre nos affaires en ordre, grâce à d'autres arrivages de fourrures.
Mais, quand je parvins à notre factorerie, elle n'existait plus ; César y avait mis le feu, et s'était esquivé avec notre argent. Un vrai tour de métis.
J'étais sans le sou.
Que faire?
Je repris mon bâton de voyageur, je partis pour Montréal, qui est à 1.424 milles soit 600 lieues françaises de Winnipeg. Je le fis à peu près entièrement à pied, car mes velléités de chemin de fer ne me réussirent pas en ce voyage. J'étais monté, à Winnipeg même, dans un wagon, où je m'étais faufilé. Mais, à la première station, à Selkirk, je fus découvert et forcé de descendre, à la grande joie d'un groupe de femmes indiennes qui se trouvaient là et qui me criaient en me faisant la nique : « Moque ; moque. »
Une autre fois, le train stoppa, en pleine campagne, pour me laisser descendre. C'était près de Keevateen, où je travaillai pendant quelque temps dans une scierie. Enfin, un autre jour, je fis quelques milles dans un wagon à farine, d'où je passai dans une voiture à charbon. On a beau être marcheur, on aime à se donner ses aises à l'occasion.
Près de Port-Arthur, je rencontrai une tribu de Sauteurs, chez lesquels je goûtai encore une fois les charmes de la vie indienne. Ces gens étaient primitifs ; les femmes mâchaient de la viande avant de la faire cuire ; mais bah! en voyage, il ne faut pas être trop difficile. Un soir, je frappai aux contre-vents d'une maison isolée, pleine de lumière, et où l'on entendait beaucoup de bruit. L'hospitalité que je demandais me fut accordée de la meilleure grâce ; mais quelle ne fut pas ma surprise en découvrant la cause de cet éclairage et de ce vacarme. Le maître du logis, un Irlandais, était mort dans la journée, et ses proches le veillaient, mais d'une singulière façon. Ils s'approchaient de lui, le secouaient et disaient :
« Allons, mon vieux Mac Corthy, sois raisonnable, il faut prendre des forces pour le grand voyage »… et ils s'efforçaient de lui ingurgiter un verre de whisky et à le faire fumer.
Chaque jour, chaque soir amenait ainsi son étude de mœurs, et c'est à coups d'étapes, d'un imprévu tout à fait pittoresque, que je gagnai Montréal, où, lorsque j'arrivai, tout était en fête. Il s'agissait de l'inauguration du Palais de glace que les habitants construisent, chaque année, sur la place Dominion, l'une des plus belles de la ville, située au bas du parc de la montagne (Mountain Park).
J'avais une lettre de recommandation pour un compatriote qui me promit de me procurer du travail ; mais, pour le moment, il ne fallait pas y songer, on ne pensait qu'à la fête. Nous sortîmes donc, et mon hôte me fit visiter la ville, qui est, à coup sûr, la plus monumentale et la plus riche d'aspect de l'Amérique du Nord.
Chemin faisant, il me parla des Canadiens, parmi lesquels j'allais vivre, puisque le patron auquel il devait me présenter était canadien pur sang, c'est-à-dire d'origine française.
Le Canadien, me dit-il, est, en général, très hospitalier, prêt à rendre service à quiconque se trouve dans le malheur. Il partagera son repas et son lit avec quiconque frappera à sa porte. Si c'est un Franzas, comme on dit ici, sa joie sera double, et tous ses amis seront conviés à jouir de votre Société… ils vous inviteront à leur tour, et partout, on vous écoutera et on vous fera chanter, car ils trouvent que les Franzas chantent bien. Et puis commenceront les questions, souvent bien naïves. Paris est-il en France? Y va-t-on à pied ou en chemin de fer? Y parle-t-on encore de Napoléon Ier?
« Mais je dois le dire, tous les Canadiens ne sont pas ainsi. Chez beaucoup, l'orgueil de race et le fanatisme religieux font taire les bons sentiments. Ils se croient les vrais Français, les seuls Français sur la Terre et nous considèrent comme des Français dégénérés. Du reste, vous les connaissez, puisque vous avez vécu dans le pays ; mais en les voyant de plus près, vous les jugerez mieux. »
Nous visitâmes aussi les parcs, qui sont la grande curiosité de Montréal.
Puis, après le dîner, nous nous rendîmes à la fête. A huit heures, le canon tonne ; et, à ce signal, le haut de la montagne s'éclaire, s'embrase.
« C'est magnifique! m'écriais-je.
— Attendez, attendez un peu, me dit mon compagnon. Ceci n'est rien! »
Un second coup de canon! et aussitôt une avalanche de feu se précipite du haut de la montagne, laissant derrière elle une traînée de pièces d'artifices et de flammes de Bengale. Qu'est-ce que cette avalanche, cette trombe de flamme? Le croirait-on? Ce sont quatre ou cinq mille trappeurs, vêtus de costumes aux couleurs éclatantes, qui, torche en main, et raquettes aux pieds, se laissent glisser avec une rapidité vertigineuse, au flanc de la montagne. Tout prend feu sur leur passage. Ils arrivent comme un ouragan. On a la sensation de la forêt, de la prairie qui brûle. Maintenant, ils sont sur place, et alors le Palais de glace s'illumine, s'irise, s'apothéose en quelque chose de féerique, d'inouï. Il prend feu lui-même, ou, du moins, il paraît en feu. Des tons rouges l'embrasent à l'intérieur ; des flammes sortent par ses embrasures ; de son faîte, un bouquet de mille fusées jaillit avec un bruit de tonnerre. De quelque côté qu'on tourne son regard, on ne voit que du feu. C'est la scène de l'incantation des païens. On s'étonne de ne pas brûler soi-même, torche vivante. On ferme, sous l'empire d'une volonté supérieure, ses yeux éblouis, calcinés.
… Et, quand on les rouvre, tout ce qui était rouge est devenu blanc. Des milliers de ballons électriques couvrent le paysage d'une lueur de pleine lune. La montagne a l'aspect d'un pic extrême des Alpes, la place luit comme une mer hantée par les fées, et le palais, vraie maison de verre dépoli, semble, avec ses arabesques en lumière d'or et de couleur, un gigantesque reliquaire, étincelant d'émeraudes, de saphirs et de rubis.
Je ne pouvais me détacher de ce spectacle. Il y avait bal au Palais de glace, et mon hôte voulait m'y entraîner ; mais je refusais, voulant rester sous l'impression de ce que je venais de voir.
« Allons, me dit notre compatriote, vous êtes content! Eh bien! si vous étiez venu l'année dernière, c'était encore plus beau. On fêtait alors l'année bissextile comme on le fait tous les quatre ans, d'un bout à l'autre du Canada. C'est, je n'ai pas besoin de vous le dire, le 29 février, qu'on a choisi pour ces réjouissances nationales. Ce jour-là, ce sont les dames qui gouvernent. Elles ont pris soin de l'organisation de tous les divertissements. Elles font, seules, les invitations pour les bals, festins, parties de plaisir, etc. Pour se parer, rien ne leur semble trop beau… Mais, hélas! leur règne est court, car, à minuit sonnant, heure militaire, les rôles changent. Les dames font une grande révérence à leurs maris, et remettent en leurs mains leur pouvoir éphémère…
« Elles ont régné un jour. Mais, rassurez vous : le reste de l'année leur appartient, et plus encore que le 29 février. Car, en somme, les Canadiennes sont les femmes les mieux partagées sous le rapport de ce qu'on est convenu d'appeler les droits politiques. Dans toute élection, elles sont admises à voter, et au moins la moitié d'entre elles tiennent à honneur de déposer leurs bulletins de vote dans une urne spéciale, placée à cet effet sur le bureau… Il est vrai qu'après le dépouillement, la nullité de leurs votes est solennellement prononcée… En tout cas, elles ont manifesté leur opinion, et cela leur suffit, pour l'instant du moins. »
Nous rentrâmes donc, et la soirée se termina en présence de deux bouteilles de bière. Je racontai à mon hôte ce qui m'était arrivé à Des Moines. Il hocha la tête et me dit :
« Ici, vous n'avez pas à craindre qu'on vienne vous confisquer vos canettes. Mais quant à être libre, comme vous paraissez le croire… Oh! ça c'est autre chose! »
Il me souhaita le bonsoir sur ce mot, et nous allâmes nous coucher.
Le lendemain, il me menait chez un brave homme de cordonnier, qui tenait une petite usine. Je n'avais jamais fait de chaussures, mais je savais la comptabilité, et j'entrai chez lui en qualité de comptable. Avec quelques travaux en dehors, je vécus fort convenablement, et je pus même mettre quelque chose de côté. Ce me fut d'un grand secours, car voilà ce qui m'arriva :
M. Bonneau, mon patron, m'avait pris en grande affection, et il saisissait toutes les occasions de me la témoigner. Sa femme étant toujours fourrée dans les réunions publiques, il m'invitait presque tous les jours à sa table soit pour déjeuner, soit pour dîner. Nous restions ensuite à causer ensemble. En somme, nous étions les meilleurs amis du monde.
Or, voilà qu'un jour, m'étant absenté sans prévenir, pour faire une course, je trouvai à mon retour, au bout d'une demi-heure à peine, deux détectives, c'est-à-dire deux agents de police installés dans mon bureau.
Ils me demandèrent mon nom, et me prièrent de les suivre chez le juge.
Je tombai des nues, et j'appelai :
« M. Bonneau. »
M. Bonneau apparut.
« Mais, au nom du ciel, que signifie cela?
— Mon bon ami, c'est bien simple. Vous vous êtes absenté : vous m'avez donc volé mon temps. C'est tout comme si vous m'aviez pris dans ma caisse l'argent d'une demi-heure de votre temps.
— Eh bien! vous ne me paierez pas les vingt malheureux sous que représente cette demi-heure ; voilà tout!
— Impossible! Nos lois et nos habitudes sont formelles et nous ne transigeons ni avec les unes, ni avec les autres. »
Tout cela était dit d'un ton paternel, affectueux, presque tendre.
Ce qui n'empêcha pas que je fus bel et bien condamné à huit jours de prison.
Fort agréable prison, d'ailleurs, où Bonneau m'envoyait du vin et des sandwichs. Mais, enfin, c'était la prison. Aussi, en sortant, au bout de la semaine, de ma cellule, mon premier mouvement, en saluant l'aurore de la Liberté, fut-il de lancer, en a parte, un juron aussi involontaire que bénin.
Il fut pourtant trouvé séditieux, car un agent de police, qui l'avait entendu, me pria-t-il poliment de l'accompagner chez le shérif.
— Monsieur, me dit ce magistrat, vous êtes étranger, et vous ignorez sans doute qu'il est défendu de jurer dans la rue. C'est un délit qui, indépendamment des peines qui l'attendent dans un monde meilleur, valent à son auteur une condamnation, sur cette terre, à huit jours de prison.
— Mais, j'en sors.
— Eh bien, rentrez-y.
Et voilà comment je goûtai, quinze jours au lieu de huit, les douceurs de la vie pénitentiaire à Montréal.
Quand je repartis au bout de ce temps, je n'eus garde de sacrer, même par les noms inoffensifs d'un chien ou d'un rat. De même, je remerciai bien gentiment M. Bonneau, qui était venu me chercher, de ses bontés pour moi et l'assurai que je ne le volerais plus, attendu que mon intention était de rentrer en France, où le temps ne se paie pas aux dépens de l'honneur et de la dignité humaine.
J'avais, en effet, pris cette résolution pendant ma seconde semaine de captivité. Je possédai, comme je l'ai dit, un petit pécule, et je retins ma place sur le premier steamer en partance, en me promettant bien de mettre toujours l'Océan entre l'Amérique et moi.
Serment de voyageur, — pire que le serment d'ivrogne! Le dirai-je? Le jour même où je m'embarquai à Québec, je me sentis le cœur tout gros. Je me rappelai avec émotion l'époque où j'avais débarqué sur la rive Américaine. J'y avais été bien accueilli ; et depuis, à travers mille vicissitudes, aucune porte ne s'était jamais fermée devant moi. Pendant la traversée, souvent, dans mes rêveries, la brise saline me semblait venir des grands bois, des grandes prairies et murmurer à mon oreille :
— Au revoir!
Et je revis l'Amérique, dans des conditions souvent identiques à celles qui avaient marqué mon premier voyage, mais avec quelques péripéties nouvelles, propres à intéresser mes lecteurs.
J'y reviendrai plus tard. Pour l'instant, j'en avais assez, de l'Amérique ; d'autre part, j'avais soif de toucher encore le sol français et de revoir la terre natale.
Le jour où je m'embarquai pour venir définitivement en France, j'avais couvert le joli record de 145.175 kilomètres, accompli en 87,600 heures.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE