Souvenirs épars d'un ancien cavalier
VIII
CHEVAUX EN LIBERTÉ. — LES LAVABOS. — UN ARTISTE
Le nouveau quartier de cavalerie avait un bon petit aspect : il était resserré, et l’on avait l’impression qu’on y serait tout à fait chez soi, au bout de quelques jours, quand la poussière du régiment auquel ils succédaient serait remplacée par de la poussière à eux.
Le pansage, à moins que le temps ne fût très mauvais, se faisait dans la cour. Le matin, à l’heure du rapport, on y voyait beaucoup d’officiers, mais les volontaires n’étaient plus tout à fait des bleus, et ils savaient donner au bon moment un vigilant coup d’étrille, quand la songerie d’un chef d’escadrons ou d’un capitaine amenait son regard dans leur direction.
Le pansage, qu’il fût actif ou négligent, était toujours aussi monotone, à ce point que l’on voyait des cavaliers, pour se désennuyer et tuer le temps, faire une toilette soignée à leur bête.
On ne prenait même plus de plaisir à lâcher des chevaux, dans cette cour étroite, où il était trop facile de les rattraper. Et, si parfois l’un d’eux se détachait, c’était parce qu’il l’avait bien voulu. D’ailleurs, il ne profitait de sa liberté que pour aller tout seul à l’abreuvoir, avant tout le monde, ce qui semble être pour un cheval d’armes le comble du bonheur et de l’indépendance. Après cela, il revenait dans l’écurie, où il s’apercevait que le foin et l’avoine n’étaient pas encore distribués. Alors, profondément dégoûté, il se laissait reprendre par son toupet, remettre le bridon sans résistance et rattacher à l’anneau de fer.
Bretagne était plus sévèrement surveillée, à cause de sa mauvaise habitude de distribuer des coups de chausson à ses camarades. En passant le long des rangées de chevaux qui s’alignaient le nez au mur, elle n’eût pas manqué d’envoyer quelques ruades, qui auraient eu leur répercussion sur le cahier de punitions.
Paul avait retrouvé sa jument grise un peu éprouvée par la route, qu’elle avait faite tout entière sous le brigadier-trompette. On rapporta certaines de ses incartades commises dans les cantonnements : elle avait brisé le canon de Barcarolle, et défoncé, un jour de belle humeur, le ventre d’Hespérus, le cheval du capitaine en second. Mais il n’en était rien résulté de fâcheux pour le brigadier-trompette, en raison de l’autorité musicale que revêtait sa personnalité.
Bretagne était plus osseuse que jamais. Elle perdait, sans arrêter, ses poils ; il lui en restait cependant des quantités. Aussi Paul passait-il la plus grande partie du pansage auprès de chevaux moins salissants. Depuis qu’ils avaient quitté Évreux, les volontaires ne formaient plus un peloton à part. Ils étaient répartis dans les escadrons. Ils avaient donc à soigner, à faire manger et boire chacun une bonne demi-douzaine de chevaux. Ils étaient les ordonnances des selliers, des maréchaux, des bottiers, des tailleurs, des cuisiniers et des ordonnances d’officiers.
Il s’ensuivait qu’aucun des chevaux n’était propre, et que leurs nettoyeurs étaient tous « sales, dégoûtants ».
Il est vrai qu’ils avaient des lavabos.
A Évreux, au moment de leur dressage, les heures étaient trop occupées pour leur permettre de se livrer à des ablutions régulières. Mais, dans leur garnison nouvelle, ils étaient à peu près tranquilles du réveil à sept heures du matin, et n’avaient plus aucun prétexte pour manquer aux préceptes salutaires de l’hygiène et de la bonne éducation.
Le lavabo était une salle très sombre, dallée, où, dans une sorte d’auge basse, le long du mur, de tout petits robinets de cuivre, ouverts à leur maximum, pleuraient continuellement un tout petit filet d’eau. Après avoir enduit de savon la partie du visage ou du corps qu’on avait le dessein de rendre propre, il fallait l’exposer pendant de longues minutes à ce jet menu. Le lavage des pieds constituait un joli travail d’équilibre. Debout sur un pied, on retirait de l’autre pied sabot et chausson. On faisait de sa chaussette un petit paquet que l’on essayait de faire tenir sur le haut du robinet. On ne se lavait qu’un pied par jour, et l’on citait même un garçon distrait qui, par suite d’une comptabilité mal tenue, se lava uniquement le pied gauche pendant un mois.
Ils avaient encore la ressource, quand ils n’avaient pas le temps d’aller en ville, d’organiser une installation dans la chambrée, mais on risquait de renverser de l’eau sur le plancher et de s’attirer les reproches d’un personnage à qui ses talents spéciaux avaient créé une situation particulière : l’arroseur.
L’arroseur se servait d’une sorte de petit entonnoir en fer-blanc. Il réglait le jet avec le doigt et dessinait tout autour de la chambre des huit et des rosaces. Tout le monde n’était pas capable d’exécuter ce travail artistique. Pour les grandes solennités, revues passées par un officier supérieur, Lebœuf était chargé d’une œuvre extraordinaire. Il dessinait des emblèmes guerriers. Parfois, après qu’eut retenti le : « A vos rangs, fixe ! » annonciateur des hautes huiles, le commandant ou le colonel passait rapidement, sans abaisser sur le plancher le regard admiratif que toute la chambrée attendait avec fièvre… Quelle déception ! On était humilié pour la journée… Mais quand le visiteur, après s’être arrêté en contemplation devant la panoplie dessinée sur le sol, demandait : « Qui a fait cela ? », les corps restaient au garde à vous, mais tous les visages se tendaient vers Lebœuf, qui demeurait immobile, les yeux fermés d’émotion et d’orgueil.
Lebœuf, vous pensez bien, était tacitement dispensé de toute corvée, de manœuvres, de service en campagne. Il passait sa journée en bourgeron, jusqu’au moment où il se trottait en ville, et ne montait à cheval qu’en cas de mobilisation générale. Il n’était jamais de chambre, car un homme qui maniait ainsi le pinceau à eau, ne devait plus, de sa vie, toucher à un balai. Mais il était toujours là pour l’astiquage d’une bride, et quand il s’agissait de polir au bleu un fourreau de sabre. La carabine « du Bœuf » était dans le râtelier d’armes à la disposition du cavalier qui voulait une arme propre, soit pour une revue, soit pour prendre la garde et le défilé de la parade. C’était un fait admis. Et quand un dragon demandait en termes violents qui avait « posé cinq » sur sa carabine, il se trouvait toujours quelqu’un pour répondre paisiblement :
— Prends celle-là qu’est là : c’est la sienne au Bœuf.