Souvenirs épars d'un ancien cavalier
III
BRETAGNE INDISPONIBLE
Ce n’était pas Paul, en réalité, qui avait Bretagne en consigne. Son cheval d’armes, qu’il n’eut jamais l’occasion de connaître, s’appelait Bocage. Il était en traitement à l’infirmerie pour une plaie au genou. Il y resta des mois, jusqu’au moment où il fut réformé. Comme il lui fallait un cheval pour l’instruction, Paul se vit confier Bretagne, la jument de consigne du brigadier-trompette : celui-ci ne montait à cheval que dans les grandes occasions.
Une de ces grandes occasions se présenta.
Un général de division vint passer le régiment en revue. Mais les conditionnels « coupèrent » à cette solennité. On ne les jugeait pas encore assez à point. Il n’y eut pas de travail pour eux ce jour-là. On leur recommanda simplement de ne pas se faire voir. Le lieutenant les prévint que tous ceux qu’il apercevrait à une fenêtre coucheraient à la boîte le soir même, et même les trois soirs qui suivraient. Cet officier connaissait le cœur humain et savait qu’il n’y a rien de plus attirant pour un soldat que le spectacle d’une revue à laquelle il coupe.
Aussi fut-ce du bord inférieur de la fenêtre tout à fait au ras, que des yeux avides, appartenant à des visages méconnaissables, plongèrent curieusement dans la cour où, très longtemps avant l’arrivée du général, les anciens se trouvaient rangés en bataille. Paul finit par reconnaître Bretagne, en paquetage de guerre, chevauchée par son dominateur officiel, le brigadier-trompette. Elle lui parut d’une grande docilité.
Le lendemain, en faisant le pansage, il s’aperçut qu’elle était blessée au garrot. Ce n’était pas lui qui l’avait sellée la veille. C’était probablement un élève « soufflant », homme lige du brigadier-trompette. Cet accident était beaucoup moins émouvant pour Paul du moment qu’il n’en portait plus la responsabilité.
Il alla donc conduire Bretagne à la visite des chevaux.
D’autres cavaliers, à côté de leur monture, attendaient la visite du vétérinaire avec la sérénité du troupier, qui, à la faveur d’une corvée douce, coupe à la monotone besogne du pansage.
Il y avait au régiment deux vétérinaires : le vétérinaire en pied, corpulent, voûté et vénérable ; sa pèlerine était toujours de travers, et il était chaussé de bottes de gendarme, très démodées. Le vétérinaire en second, beaucoup plus dernier cri, portait des bottes Chantilly. C’était un grand jeune homme mince à binocle, qui touchait le garrot des bêtes comme avec une pince à sucre, et sautait de côté à leur moindre frémissement. Il prescrivit pour Bretagne des lotions d’eau blanche et la garda à l’infirmerie.
Paul reprit tout seul le chemin des écuries. Là, pour le consoler, on lui confia le pansage de trois chevaux, dont les cavaliers attitrés étaient occupés dans des ateliers à des travaux divers.
Au fond, le pansage de trois chevaux n’est guère plus compliqué que celui d’un seul. C’est seulement, en plus, deux promenades à l’abreuvoir et un plus grand total de sabots pour vous écraser les galoches.
Il n’espérait pas que l’indisponibilité de Bretagne allait le faire exempter de classes à cheval. Il y avait — heureusement, dirons-nous — aux écuries moins d’hommes que de chevaux.
— Vous monterez Halo au manège, lui dit le maréchal des logis.
Une nouvelle connaissance, c’est toujours intéressant.
Sa curiosité fut vite comblée.
Halo était agité d’une sorte de danse de Saint-Gui. Paul avait rarement éprouvé à cheval une impression de parfaite stabilité. Mais vraiment peu de bêtes lui donnèrent aussi fortement la sensation de n’être pas chez lui. Il était en biais sur la selle. Il avait toujours un genou qui collait, mais jamais les deux à la fois. Halo était une monture si peu agréable, que Paul craignait moins avec lui qu’avec les autres l’éventualité de la chute, car une chute, même brutale, aurait l’avantage d’être une séparation.
Hennin, qu’il chevaucha le lendemain, était un animal assez tranquille. Mais quelle sotte habitude de tenir sa tête basse, basse, comme s’il voulait brouter le sable du manège !
« Une telle position de tête empêche toute action des rênes, murmurait-il, avec sa science un peu théorique de fin cavalier… »
Encore aurait-il pu s’habituer à Hennin. Mais son détenteur titulaire, exempt de service pour un jour, le reprit dès le lendemain, et l’on désigna à Paul l’abominable Hellé.
Hellé semblait d’une largeur démesurée. C’était une maison. Elle n’était pas déplaçable, au moins à l’allure du pas. Il y avait toujours cinq longueurs entre elle et le cheval qui la précédait, et les chevaux qui la suivaient s’amassaient en paquet derrière elle. Ce qu’elle a valu d’attrapades à son cavalier !… « Voulez-vous serrer votre distance ? »
Il avait retiré en son honneur les cache-éperons de cuir qui entouraient ses éperons de bleu. Et il lui tapait dans le ventre comme dans un sac à terre. Il faudrait savoir, pour l’indiquer aux fournisseurs de la marine, de quel blindage mystérieux les flancs de Hellé étaient cuirassés. Au trot, par contre, elle allait très vite… Elle enfonçait le sol du manège avec de véritables marteaux-pilons, dont le contre-coup vous envoyait, à chaque réaction, à des altitudes vertigineuses. Et pourtant on regrettait ce trot inconfortable, aussitôt que l’officier avait commandé : « Au galop… ». Hellé devenait alors une sorte de bateau ivre, qui tanguait, roulait, et semblait vouloir renverser tout ce qui se trouvait sur son passage.
On conçoit qu’après de telles expériences il eut un certain plaisir à retrouver dans son box sa fidèle Bretagne. Un homme de l’infirmerie des chevaux venait de l’y ramener. Paul crut convenable de donner une petite tape amicale sur l’épaule de la jument grise. Elle ne parut pas s’en apercevoir. Mais il n’attendait de sa part aucune démonstration.
En selle à la porte du manège, il était tout à fait à son aise. Sa monture habituelle était faite à sa mesure, ni trop épaisse, ni trop mince. D’autre part, cette petite absence semblait les avoir rapprochés. Il y avait entre eux une entente véritable. Il savait quelles concessions il fallait lui faire, et ce qui pouvait la contrarier. Il valait mieux ne pas lui frôler les flancs avec les cache-éperons. En revanche, elle était beaucoup plus indifférente à l’action des rênes. Ainsi, appuyer la bride sur la droite de son encolure pour obtenir un mouvement vers la gauche, c’était une suggestion beaucoup trop discrète. Il fallait plutôt tirer carrément sur la rêne gauche, selon le procédé plus franc des cochers d’omnibus.
Désormais, ils connaissaient mutuellement leurs défauts. C’était l’essentiel. Tout en suivant la reprise, il s’abandonnait avec plaisir à ces constatations.
C’est à ce moment qu’il enregistra une des chutes les plus rudes de sa vie…
Que s’était-il passé ? se demandait-il en se ramassant péniblement… Quelque coup de talon involontaire, dont la susceptible Bretagne avait pu se formaliser ? Peut-être le cheval qui la suivait l’avait-il incitée à ruer, en venant trop près de sa croupe ? Ou fallait-il voir là une intervention, une leçon du destin, qui n’aime pas les constatations trop hâtives ?