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Souvenirs épars d'un ancien cavalier

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XI
LES DERNIÈRES SEMAINES

Paul rapporta maintes fois à des amis cette histoire de Maxime achetant un château pour avoir une botte de paille. Jusqu’à ce moment, il n’ajoutait rien à ses souvenirs. Mais, entraîné par son auditoire, il raconta ensuite que Maxime s’était promené dans les salles du château, où habitaient les officiers, que le capitaine l’avait surpris déménageant des chaises anciennes, et qu’il avait répondu respectueusement :

— Excusez-moi, mon capitaine. Ce sont mes meubles…

La vérité toute nue est que Maxime n’entra pas ce soir-là dans le corps de logis principal, et qu’il se contenta de faire à la nuit tombante le tour de son nouveau domaine. Ils ne passaient que quelques heures dans ce village… Hélas ! quand le romanesque a des occasions de se manifester, une vie trop bien réglée ne lui en laisse pas le loisir.

Il eût été agréable au narrateur de de vous faire assister à la confusion de l’intendant obligé de se promener chapeau bas à côté de son nouveau maître, après lui avoir refusé une botte de paille.

Mais cet employé zélé, une fois averti par le notaire, accepta la situation de la façon la plus simple du monde. Il ne fit pas la moindre allusion à l’incident de la botte de paille, salua Maxime sans trop d’obséquiosité, et commença immédiatement un rapport oral sur diverses dépenses urgentes à faire dans la propriété. C’était, malheureusement, une de ces petites âmes étroites, complètement dénuées d’imagination, et de qui il n’est pas amusant de triompher.

Maxime avait demandé qu’on ne mît pas les officiers au courant de son opération. Tout en se promenant avec Paul dans ses terres, il lui expliqua comment il en était devenu acquéreur.

En passant devant la maison du notaire, il avait vu une affiche qui annonçait la mise en vente, aux enchères ou à l’amiable, de ce magnifique château et de ses dépendances, le tout d’une centaine d’hectares. Justement il cherchait à employer des fonds.

— Autant les mettre là qu’ailleurs. Le notaire avait pleins pouvoirs pour traiter… J’ai commencé par lui offrir les deux tiers du prix qu’il me demandait. J’ai vu que ça ne bichait pas du tout. J’ai fini par traiter avec un rabais de quinze pour cent sur ses premières prétentions. Et je crois bien que j’ai eu là son tout dernier prix.

— Vous n’avez consulté personne ?

— Pas besoin. J’aurais demandé conseil à des gens du pays, j’aurais obtenu des estimations plus ou moins sincères. Et c’étaient des histoires à n’en plus finir. J’ai préféré me renseigner sur la figure du notaire. C’est ainsi qu’en jouant aux cartes on découvre parfois le jeu de ses adversaires, d’après leur attitude.

— Et l’affaire a pu se faire séance tenante ?

— Je lui ai montré des pièces d’identité. J’ai signé un bout de sous-seing en attendant l’acte définitif. J’ai donné un chèque pour les arrhes. J’ai senti que je pouvais signer de confiance l’inventaire du mobilier. Je tenais à entrer en jouissance le soir même, car il me fallait ma botte de paille pour me coucher.

Maxime semblait à Paul étonnamment précoce. Il faut dire que le camarade s’était trouvé tout seul de très bonne heure au milieu d’affaires importantes et compliquées.

Tout en lui présageait un brasseur d’affaires extraordinaire… Paul apprit, par la suite, qu’il n’avait pas justifié ces espérances. Et il n’en comprit que plus tard la raison. Maxime s’était dessalé trop vite. Il avait voulu être trop malin, et n’avait pas laissé assez de marge au hasard.

Du reste, il s’était mis à jouer un baccara formidable, avec une certaine nonchalance d’abord, et l’idée qu’il n’y tenait pas. Il n’y a rien d’aussi dangereux que les passions qui commencent ainsi, sournoisement et en douceur. On s’y engage sans méfiance, et l’on est pris sans s’en apercevoir.

Paul, d’ailleurs, ne le revit que rarement après leur service. Les joueurs se séparent vite de ceux qui ne jouent pas. On dirait deux autos qui ne roulent pas à la même allure. Le joueur a mis l’accélérateur. L’autre semble tourner au ralenti.


Les semaines qui suivirent les manœuvres marquaient la fin de leur année de volontariat. Vers la fin de septembre, on vit d’abord partir les hommes de la classe. Ils attendaient ce jour depuis tant de jours que leur enthousiasme avait besoin de se forcer un peu pour être à la hauteur de l’événement. Ils faisaient de grands gestes de bras et chantaient exagérément. Les plus délicats, pour adoucir l’amertume de la séparation, promettaient à leurs poteaux que l’on se reverrait. Et peut-être le croyaient-ils.

Ceux qui restaient se faisaient une raison. Les volontaires n’en avaient plus que pour un mois. La petite classe devenait « la classe » et laissait son titre à la classe suivante. Les bleus attendaient la bleusaille nouvelle pour passer à la dignité modeste de pierrots.

Seul, Brottain avait le cœur ulcéré.

Brottain faisait du rabiot. Quelques menues histoires de cuites, de fausses permissions, de nuits passées en ville et qui coïncidaient avec de fâcheux contre-appels… Chaque fois quatre jours, qui ne manquaient pas de faire des petits, sous l’action successive et de plus en plus fécondante du régiment et de la brigade.

Brottain avait espéré jusqu’au dernier moment qu’on le laisserait partir avec les autres. Mais le colo, qui pourtant n’était pas dur, jugea convenable de le garder quelque temps. Brottain noya son chagrin dans un océan de chopines, qui le fit tanguer et rouler d’une façon un peu ostensible sur le trottoir de la grand’rue. Il gêna trop manifestement la circulation, et l’on estima que la rue étant à tout le monde, il était mauvais qu’un seul individu en accaparât à lui tout seul toute la largeur. Quand il arriva dans les parages du quartier, la porte s’ouvrit devant lui toute grande. Entre deux digues d’hommes de garde, on dirigea son cours sinueux vers une cellule, où il stagna lourdement jusqu’au crépuscule du jour suivant.

Mais le soir, avant l’appel, le maréchal des logis de garde, en faisant sa tournée, trouva la porte de la cellule ouverte. Brottain s’était dissipé dans l’éther. Il ne restait de lui qu’une paire de galoches en mauvais état.

Des émissaires furent envoyés à la gare. Mais les recherches furent molles. Le lendemain, le colo examina le cas, présuma que Brottain avait dû franchir la frontière. On savait qu’il trouverait de quoi vivre à l’étranger. Il n’y avait pas à se faire d’inquiétudes sur son compte. Quant au régiment, il se passerait sans douleur de cet homme embarrassant.

L’évasion miraculeuse de Brottain devient plus facile à expliquer, lorsque l’on ajoute qu’il était serrurier de son métier, que c’était lui qui avait réparé en dernier lieu la serrure de cette prison, où, avec beaucoup de prévoyance, il avait enterré dans un coin tout un lot d’outils indispensables.

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