Souvenirs épars d'un ancien cavalier
SOUVENIRS ÉPARS D’UN ANCIEN CAVALIER
I
SOUVENIRS ÉPARS
Si l’esprit de corps est, comme je crois, un sentiment digne d’éloges, quelles louanges réservera-t-on à un ancien cavalier de ma connaissance, qui ne cesse de proclamer la préexcellence de l’arme de la cavalerie après avoir servi une année comme dragon d’active, deux fois vingt-huit jours comme dragon de réserve, sans avoir jamais su monter à cheval ?
… Ce cavalier « d’affectation » a, à son tableau, une quarantaine de chutes, toutes, bien entendu, en service commandé, car, depuis sa rentrée dans la vie civile, il s’est abstenu du moindre contact avec le noble solipède, dont Buffon a eu tort, selon certains, de considérer la conquête comme définitive.
J’aurais voulu le voir, M. de Buffon, avec ses jolies manchettes, en selle sur la jument Bretagne, afin de constater simplement comment il s’y serait pris, rien que pour l’empêcher de trottiner.
Pourquoi Paul avait-il choisi l’arme de la cavalerie ?
Est-ce parce qu’il avait cru que l’uniforme de dragon lui irait bien ?
N’est-ce pas plutôt parce qu’il s’était imaginé qu’il aimait les chevaux ?
Comment avait-il pu croire qu’il aimait les chevaux !
Voilà une question qu’il se posa bien souvent au cours d’interminables séances de trot assis, « les étriers relevés et croisés sur l’encolure ».
Un jour, en remontant sur son dos jusqu’à la chambrée une selle fort lourde et une couverture toute chaude de transpiration chevaline, il pensa tout à coup à un fatal épisode de son enfance.
Il avait neuf ans. Il déjeunait chez un grand-oncle à lui, qui était marchand de chevaux dans une petite ville de l’Est. Cet oncle, sous prétexte qu’on était en Bourgogne, obligeait son neveu à boire du vin sans eau, ce qui lui coupait l’appétit.
Par distraction, ou parce qu’il trouvait le temps long à table, l’enfant s’était levé pour aller à la fenêtre, soi-disant pour regarder des chevaux dont le pas heurtait le pavé de la cour.
— Ce qu’il aime les chevaux, ce petit ! s’écria le grand-oncle avec satisfaction.
Voilà pourquoi, gonflé soudain d’une fierté juvénile, le petit se crut obligé d’aimer les chevaux tout le reste de sa vie.
… Son service militaire s’accomplit à E…, au ..e dragons.
Au fait, je puis bien dire qu’il s’agissait d’Évreux et du 21e de l’arme, car je n’imagine pas qu’après trente années ce renseignement puisse aider dans ses plans stratégiques l’état-major allemand.
… Ils étaient une soixantaine de volontaires, et l’on jugea bon de les parquer dans un coin du quartier, dans deux vastes salles éloignées des autres chambrées. Et comme on leur avait défendu les ordonnances, il leur fallait procéder eux-mêmes à des travaux dont ils n’avaient guère l’habitude.
On leur fit la grâce de leur distribuer des effets neufs. Paul « toucha », pour sa part, un pantalon à basanes, plié depuis dix ans, dont les basanes étaient toutes ternies d’humidité. A cette époque, malheureusement, on ne cherchait pas l’invisibilité des uniformes et on demandait aux recrues de donner à ce cuir le plus de luisant possible. Tâche pénible pour un jeune homme sans expérience et sans persévérance, qui étalait toujours trop de cirage sur le cuir, et qui se décourageait à compter par avance les milliers et les milliers de coups de brosse nécessaires pour venir à bout de cette brume opaque, qui empêchait cette basane modeste de briller de tout son éclat.
La mise au point d’une bride exigeait des aptitudes multiples, pour l’acier des mors et des gourmettes, le cuir des courroies, le cuivre des boucles. Paul était loin d’exceller dans aucune de ces spécialités.
Quand on les installa plus tard dans les chambrées, il eut une ordonnance, un campagnard nommé Burel, employé aux cuisines, un colosse effrayant… Il n’était tranquille avec lui que lorsqu’ils étaient fâchés. Le reste du temps, Burel jouait à lui donner des coups formidables sur les épaules et dans les reins. La bride du jeune Paul était au râtelier de brides, soigneusement entourée d’une serviette. L’acier était bleu, les courroies à s’y mirer, les boucles de cuivre semblaient de l’or vert. Cette bride, d’ailleurs, ne servait jamais. Pour les classes à cheval et les manœuvres, c’était la bride de Burel qui marchait. Il la nettoyait sommairement au retour et l’accrochait à son nom au râtelier. L’officier ne la trouvait pas très propre, mais ne disait rien à Burel, qui était un « homme ed’ la classe ».
Un homme « ed’ la classe », en ce temps-là, était entré dans sa quatrième et dernière année de service. C’était donc un garçon de vingt-cinq ans, mais pour les bleus, il semblait plus vieux que le plus vénérable R. A. T.
Son autorité était immense, bien qu’il n’occupât aucune place dans la hiérarchie des grades. Mais un sous-officier hésitait à punir un homme « ed’ la classe ».
Le bleu de Burel n’était qu’un bleu. Il en avait surtout l’impression quand il chevauchait sa jument Bretagne, qui, elle, avait déjà plusieurs années de classes à cheval.
Quand on commandait : « Demi-volte », et qu’il appuyait avec application une des rênes sur l’encolure, Bretagne faisait comme un petit signe de tête impatienté, avec l’air de dire : « Je sais, voyons, je sais… »
Quand on disait : « Changement de main dans la largeur » et qu’il prenait ses dispositions de combat pour exécuter le mouvement indiqué, Bretagne, sur un nouvel appui des rênes, s’arrêtait court… « Espèce de bleu ! semblait-elle dire, qui est-ce qui marche, toi ou moi ? »
Il prit le bon parti, qui était de s’en remettre à l’initiative exclusive de Bretagne pour obéir aux commandements de l’instructeur. Il laissa agir cette jument d’expérience. Il adopta simplement l’air très digne d’un écuyer consommé, qui dirigeait comme il voulait une docile monture.
Bretagne était une jument gris pommelé. Cette couleur a son charme, mais pas spécialement pour le cavalier qui a reçu le cheval en consigne et se trouve chargé de lui faire le pansage. Sans égard pour sa robe claire, Bretagne se vautrait sur sa litière, dans le box qui lui servait de chambre à coucher, de salle à manger, et de commodités.
Un jour sur deux, il fallait frotter, frotter, pour essayer de faire disparaître de la large cuisse gris pommelé une trace indélébile.
C’était, de la part de cette bête, négligence héréditaire plutôt que mauvaise volonté.
D’ailleurs, au bout de très peu de temps, Paul se rendit compte qu’il n’y avait jamais aucune mauvaise intention à son égard dans l’esprit de Bretagne. Elle l’ignorait, voilà tout. Il n’avait qu’à ne pas se mêler de ce qui ne le regardait pas : à ce prix elle consentait à tolérer sur son dos cette présence injustifiée.
Les chevaux de bon sens admettent qu’on se serve d’eux comme moyens de transport. Mais, vraiment, aucune considération d’affaires ni de plaisir n’expliquait ces allées et venues interminables, ces voltes et demi-voltes oiseuses, entre les quatre murs d’un manège.
Au pansage, Bretagne supportait patiemment les frottements, du reste peu obstinés, de la brosse en chiendent, de l’étrille, de la brosse de crin. Le moment venu d’aller à l’abreuvoir, elle acceptait que l’on cheminât à ses côtés en tenant son bridon. Elle ne marchait sur vos pieds que dans les moments de presse. A cinq ou six mètres de l’abreuvoir, elle vous faussait compagnie pour se tremper la figure dans l’eau jusqu’aux yeux, tandis que tel ou tel de ses compagnons buvait du bout des lèvres en sifflant ; mais à chacun sa manière.
Au retour à l’écurie, quand on la décidait à tourner très au large de la porte, on évitait d’être serré contre le mur. A ce moment, il se produisait une petite bousculade. Les chevaux gagnaient leur box, où l’avoine les attendait dans les auges. Quelquefois l’un d’eux se trompait, ce qui arrive à tout le monde, et venait dans un box à côté, où il était rejoint par le légitime occupant. Bretagne heureusement ne se trompait jamais. Son box était tout au bout de la travée. On évitait ainsi un conflit, qui, étant donné son caractère pointilleux, se fût terminé par un coup de chausson sur la jambe d’un de ses camarades, et par huit jours de boîte pour le cavalier responsable.
Le régiment possédait parmi ses chefs d’escadrons l’auteur d’un traité de pansage. On le faisait apprendre aux bleus par cœur. Notre jeune cavalier piquait des notes excellentes, parce qu’il étudiait sérieusement ce traité pendant les heures mêmes du pansage, assis sur le bat-flanc.
Il y avait toujours quelqu’un pour crier : « Pet ! » à l’approche du gradé.
On raconte une boutade ingénue d’un éleveur du Midi, qui faisait courir, et qui amenait toujours au pesage des chevaux poussiéreux.
— Pourquoi, lui disait-on, ne pas leur faire de pansage ?
— Et la lièvre, répondait-il, est-ce qu’on l’étrille, est-ce que ça l’empêche de courir ?
Les entraîneurs américains ne sont pas partisans des chevaux lustrés, et laissent à leurs animaux un poil un peu rustique, estimant que c’est meilleur pour la santé…
Mais, au temps où notre dragon faisait son année de service au 2e de l’arme, cette théorie n’était malheureusement pas en faveur. Et quand l’officier de semaine avait eu l’imprudence de passer son gant clair sur le poil de Bretagne, il en résultait toujours quelque chose de fâcheux pour le cavalier servant.
Il n’y a pas d’impression plus réconfortante que de se sentir, à un moment de sa vie, tout riche d’une expérience qui s’est faite jour à jour et amassée en nous à votre insu.
Au bout de six mois de classes à cheval dans le manège ou sur le terrain de manœuvres, et de service en campagne sur les routes, Paul était en état d’écrire un traité complet sur les différents sols, et sur leur dureté comparée.
Le sol pavé des rues est certainement assez désagréable à rencontrer. Mais ces rencontres ne se font jamais aux allures vives, attendu que, dans les villes, on va au pas ou au petit trot.
Le sable des manèges est parfois assez tassé et mêlé de petits cailloux. Mais ces petits cailloux ne traversent ni la basane, ni la toile des bourgerons.
Le terrain du champ de manœuvres n’est pas aussi herbu que pourraient le croire les promeneurs distraits du bord de la route. Quand on le traverse, il vous paraît très dénudé, et quand on se trouve en contact avec lui, on déplore que l’enlèvement des pierres ne soit pas fait avec toute la conscience désirable.
La boue, légèrement humide, sert de tampon, mais elle a l’inconvénient de laisser des traces sur les vêtements… Quand on revient au quartier, en traversant la ville… A la longue, on en prend son parti.
Il est de bon ton dans la cavalerie de considérer les classes à pied comme un exercice fastidieux. Paul faisait chorus avec les camarades. Mais, au fond de lui-même, il préférait les classes à pied aux classes à cheval. Il se sentait très solide quand les larges semelles de ses bottes d’ordonnance reposaient sur le sol, et non sur de fugaces étriers. Le maniement d’armes se passait sans encombre, une fois que l’on était au courant de certains procédés. Par exemple, au commandement : « Reposez arme ! » on amenait la crosse à quelques millimètres du sol, de façon à ne pas nuire à la parfaite coïncidence des bruits.
Paul ne détestait pas non plus la salle d’escrime, ensoleillée, d’aspect champêtre.
En l’absence de l’adjudant maître d’armes, la leçon leur était donnée par deux prévôts, dont l’un, d’une maigreur extrême, ressemblait à un squelette en sursis d’appel. On se mettait en face de lui sur la planche, après s’être coiffé d’un masque à forte odeur acide, et s’être armé d’un fleuret, à qui trois ou quatre réparations successives avaient donné la forme d’un demi-cercle. Le squelette, dont les orbites avaient conservé deux yeux rêveurs, battait votre fer d’une lame distraite et vous répétait sans relâche : « Assis, assis sur les jambes ! » si bien qu’au bout de très peu de temps, à force d’obéir à ses injonctions, on aurait fini par s’asseoir par terre.
Mais on s’apercevait bien vite que c’étaient des paroles rituelles, qu’il ne vérifiait jamais si ses prescriptions étaient observées, et que ses regards, — à la suite de quel idéal ? — se perdaient dans la campagne…