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Souvenirs épars d'un ancien cavalier

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VI
OÙ, DEVANT UN AUDITOIRE PROFANE, IL EST FIÈREMENT PARLÉ DE BRETAGNE ABSENTE, ET DES TALENTS D’UN CERTAIN ÉCUYER.

Le lendemain du jour où il avait eu l’ennui de rentrer au logis paternel sans avoir enregistré la plus modeste bonne fortune, une occasion sembla s’offrir à lui sous l’aspect d’une ouvrière à la journée, ni jeune ni mûre, ni belle ni laide, qui travaillait dans leur salle à manger. Les parents de Paul étaient sortis. Les domestiques étaient en courses. Il s’approcha de cette personne qui cousait auprès de la table, et frôla du doigt, comme par inadvertance, les petits cheveux blonds qui frisaient légèrement sur sa nuque. Elle ne parut pas s’en apercevoir. Encouragé, il renouvela ce frôlement. Elle l’écarta d’un geste, sans irritation, mais avec un visage tellement sérieux qu’il jugea qu’il n’y avait rien à faire, et qu’il valait mieux s’en aller.

Il se demanda depuis s’il aurait dû ne pas se rebuter si vite, et si ce tout petit geste de résistance avait le caractère d’un refus définitif. A cette époque, il se figurait que les dames, quand on les abordait, avaient des idées bien arrêtées, qu’elles consentaient ou ne consentaient pas. Plus tard, il se rendit compte que beaucoup d’entre elles n’étaient pas fixées, et que c’était à nous de les amener, par notre persévérance, à seconder nos desseins. Mais la plupart des jeunes hommes, par gloire ou par paresse, ne veulent que des conquêtes fulgurantes. Ils veulent être aimés pour eux-mêmes dès la première minute. Or, eux-mêmes, ce n’est pas leurs banales qualités d’habileté et de patience, si longues à mettre en œuvre ; eux-mêmes, c’est leur charme subit et vainqueur.

Si le respect des traditions n’eût obligé Paul au cours de ses permissions à chercher les aventures sentimentales, il aurait été heureux et tranquille à goûter au sein de sa famille les satisfactions d’orgueil du soldat dans ses foyers.

C’est surtout auprès des âmes enthousiastes de huit à dix ans qu’il obtenait les succès les plus francs. A table, les petits garçons et les petites filles oubliaient de manger pour l’admirer et s’émerveillaient sans fin de le voir si serré dans sa tunique, ce qui lui interdisait de se mettre à l’aise en la déboutonnant.

Et quand il leur procurait la joie de les emmener promener sur le boulevard ! Il les emmenait par paires, et il en avait un de chaque côté qui guettait avec vigilance le passage des gradés, pour le bourrer de petits coups de poing, en lui soufflant : « Salue ! salue ! »

Mais son grand triomphe, c’était le récit de ses prouesses équestres, le soir, à la veillée !

On ne peut pas dire qu’il mentait. Il était plutôt sincère…

Il se passait ce curieux phénomène : séparé de Bretagne et n’étant pas monté à cheval depuis plusieurs jours, il lui était impossible de croire qu’il n’était pas un bon cavalier.

Rien ne vous donne une impression confortable de maîtrise comme de s’abstenir de tout contact avec les mesquines difficultés de la pratique.

Ainsi, à distance, et quand les mouvements inconsidérés de Bretagne ne gênaient pas la volonté de celui qui théoriquement était son maître, étreignant sa bête entre ses jambes nerveuses, il lui faisait exécuter en imagination des voltes, des demi-voltes, des départs au galop ; il l’amenait sur l’obstacle et le franchissait d’un bond.

Quand un oncle ou un cousin lui disait : « Tu dois être maintenant un cavalier de premier ordre ? », c’est de la meilleure foi du monde qu’il répondait : « Ça commence, ça commence ! »

Il se tirait assez bien de ses récits d’exercices de voltige.

Il ne disait jamais : « Je fais ceci », ou « je fais cela », mais plutôt : « Voilà ce qu’on nous fait faire », et il prenait modestement sa part des prouesses de son peloton, comme l’invité d’une chasse, quelle que soit sa force de tireur, emporte dans son carnier une honorable portion du trophée collectif.

— Nous faisons une heure de voltige par jour. La voltige de pied ferme d’abord. On amène un cheval au milieu du manège et on essaye de sauter en selle en arrivant par derrière, et en posant les deux mains sur la croupe, comme au jeu de saute-mouton.

— Il faut un cheval qui ne rue pas, dit une personne de sens. — On le choisit. Et, par surcroît de précaution, un cavalier lui soulève une jambe d’avant, de sorte que n’ayant un point d’appui que sur trois jambes, il ne peut plus ruer.

Il évitait de dire que c’était toujours lui qui se trouvait chargé de cette mission de confiance.

A strictement parler, la voltige de pied ferme n’était pas son fort. Avant que le maréchal des logis qui les dressait eût renoncé à le perfectionner dans cet exercice, il avait fait quelques tentatives peu heureuses. Il prenait son élan du plus loin possible afin de retarder le moment où il aurait à exécuter son essai, qu’il voyait d’avance infructueux. Il n’avait un peu d’ardeur qu’au départ, mais à mesure qu’il s’approchait de la bête, il courait avec moins de conviction. Il savait qu’il faudrait faire un appel de pied, poser les deux mains sur la croupe en s’élevant… L’ennui, c’est qu’il ne s’élevait pas du tout… en dépit des : « Hardi ! hardi ! Tu y es ! tu y es ! » et autres cris, un peu trop joyeux à son gré, qui accompagnaient ses efforts.

— Il y en a, disait-il à sa famille, qui ne posent même pas les mains sur la croupe et qui sautent en selle d’un seul coup.

Puis il énumérait les exploits du peloton à la voltige au galop. Le cheval tournait en cercle. On sautait à cheval, puis à terre et à cheval d’une seule battue.

— Ce n’est vraiment pas utile, disait la mère de Paul, qui n’était jamais très rassurée.

— Ça leur donne de la souplesse, disait son père, héroïque et rigide à l’instar d’un vieux Romain.

Sa famille, quand il lui avait parlé d’équitation pendant une heure ou deux, donnait tout de même des signes de fatigue, et il finissait par s’en apercevoir.

Alors il tentait de ranimer la conversation par des détails émouvants sur les réveils en pleine nuit, l’hiver, quand les abreuvoirs sont gelés, quand on traverse la cour encore obscure, pour arriver dans les écuries heureusement plus chaudes. Là, il s’agit d’envoyer dans les râteliers une botte de foin qui manque de consistance, et dont une bonne partie vous retombe sur les épaules, pendant que le raclement des chaînes accompagne le bruit sourd et cadencé des mâchoires chevalines, qui triturent lourdement leur petit déjeuner du matin.

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