Souvenirs épars d'un ancien cavalier
IV
UN JOUR A PIED
Quand l’officier de semaine était à l’autre bout de la cour, et qu’il paraissait absorbé dans une longue conversation hippologique ou mondaine avec un autre lieutenant, les travées d’écurie où se faisait le pansage devenaient une sorte de petit club animé, où se colportaient les nouvelles du jour. Les cavaliers abandonnaient les boxes, et, la brosse ou l’étrille à la main, venaient deviser en petits groupes, en se bornant à répondre par de légers hochements de tête d’acquiescement aux sous-officiers qui les pressaient de reprendre leur ouvrage, c’est-à-dire d’aller s’asseoir sur les bat-flanc.
Cet après-midi-là, il était question de l’état sanitaire du régiment. Un homme du 3e escadron et un brigadier du 5e étaient entrés le matin à l’hôpital pour un mal de gorge, qui pouvait bien être une diphtérie.
Une demi-heure après, Paul sentait à l’amygdale gauche quelques picotements… C’était peut-être une idée. A la cantine, le potage passa assez bien, mais il lui sembla qu’il avalait avec difficulté le mouton du « navarin aux pommes » qui ornait un sur deux de leurs menus.
Il n’avait pas de montre à secondes pour se tâter le pouls. Et il est difficile de voir avec une main si l’autre main est à une température de fièvre, ces constatations ne se faisant guère que par comparaison. Il n’osait pas avoir recours au thermomètre de l’infirmerie.
Il lui semblait pourtant que la cadence de son pouls était précipitée… certainement… certainement… En se couchant, il n’éprouvait aucun malaise. C’était passé. Il ne savait pas s’il devait en avoir du regret ou du plaisir… La diphtérie est une maladie grave. A choisir, il aurait préféré une écorchure au pied qui lui eût valu d’être « exempt de bottes ».
Au milieu de la nuit, il se réveilla, la tête brûlante, avec une petite douleur sur un côté du cou… Il irait certainement à la visite… Il se rendormit un peu agité, puis paisiblement jusqu’au réveil. Quand la sonnerie du demi-appel résonna et que l’on cria : « En bas pour les litières ! » Il répondit : malade… au brigadier, qui — cela troubla Paul — ne parut le croire qu’à moitié…
Pourtant il avait toujours ses petits picotements… Mais ça se traduisait-il par une rougeur de la gorge ? Et n’allait-il pas être pris pour un tireur au flanc ?
La visite ne se passait que deux heures après le réveil. Pendant ces deux heures, diverses visions d’avenir se présentèrent à son esprit : 1o diphtérie grave, télégramme de l’hôpital à sa famille, délire, agonie, mort…; 2o petite scarlatine bénigne, quarante jours de lit, convalescence…; 3o quatre jours de boîte pour avoir essayé de fricoter.
Enfin la sonnerie de la visite retentit, accompagnée dans tout le quartier par le fredonnement des paroles non officielles, mais consacrées par l’usage, qu’un soldat inconnu a jadis composées pour cet air guerrier. Il y est question d’un aveu pénible fait à M. le major et du traitement classique prescrit par le bienveillant et optimiste docteur.
La sonnerie de la visite fit disparaître comme par un malin enchantement toute espèce de picotement, et naître dans l’âme du « malade » une assez grande inquiétude.
Il trouva dans l’escalier qui servait d’antichambre à la salle de consultation quelques dragons en bourgeron ou en gilet de laine. Il envia certains d’entre eux à cause de leurs furoncles bien apparents ou de leur nez qui coulait d’une façon irrécusable.
Simonnel, employé à l’infirmerie, n’avait aucun grade ; mais par son allure, par son air de tranquillité, il était presque l’égal du médecin, et peut-être le supérieur de l’aide-major.
Ce matin, c’était le médecin en chef qui était venu à la visite, et ça n’était pas plus rassurant, d’autant qu’en passant devant les malades, Simonnel avait dit négligemment : « Il a mauvais poil aujourd’hui. »
Paul était plongé dans une rêverie un peu triste, et se demandait si on le laisserait emporter sa paillasse pour coucher le soir à la boîte… quand il entendit appeler son nom, qu’il ne reconnut pas tout de suite.
Le docteur était assis à sa table. Il lisait un registre avec attention, pendant que Paul lui racontait un peu confusément tout ce qu’il éprouvait depuis la veille. L’écoutait-il, le laissait-il parler pour lui faire prononcer des paroles imprudentes et mieux le confondre après ? Il lui jeta un coup d’œil rapide, ne lui tâta pas le pouls, n’examina pas sa langue, qu’il avait sortie complaisamment sans attendre d’en être prié, et dit simplement : « Exempt de service, vous reprendrez votre travail demain. » Il inscrivit lui-même sur le livre : « Courbature légère. » C’était une indisposition que Paul n’avait pas prévue. Il ignorait encore que la plupart des rhumes non contagieux prennent cette appellation.
Le malade reconnu traverse la cour avec une certaine fierté. S’il rencontre un officier qui veut descendre de cheval et qui lui enjoint de tenir sa bête par la bride, il rend avec une complaisance digne ce service qui n’est pas forcé. Puis il monte l’escalier, en prenant son temps, et va s’étendre sur son lit en toute tranquillité, tel un prince oriental sur un divan. Et c’est un grand plaisir de suivre, de cette couche d’indolence, les différentes phases du tableau du travail de la journée, la rentrée des classes à pied, le changement de costume de ceux qui vont au pansage, et plus tard d’entendre ce cri si sympathique : « En bas pour les classes à cheval ! »
Puis ce sont des heures de solitude reposante à peine troublées par quelques visites : l’ordonnance du lieutenant qui vient nettoyer la bride de son patron, un cuisinier qui s’attable pour écrire une lettre chez lui et qui a parfois recours à vos conseils. Parfois on est visité par d’autres malades.
Ce ne sont pas des contagieux, bien entendu… Ce jour-là, il vit arriver Lému, un grand garçon mince, bon cavalier, bon soldat, mais qui était pris de temps en temps d’un besoin de se reposer irrésistible. Il avait déjà deux ans et demi de présence au corps et il la connaissait…
— Je suis exempt de service pour deux jours, dit-il. C’est ce qu’il y a de mieux. Quatre jours, c’est trop. On s’embête. Et puis c’est quatre jours à ne pas pouvoir sortir en ville. Mais deux jours, c’est l’idée qu’on n’aura pas besoin de retourner à la visite le lendemain, puisqu’on est reconnu de droit…
… C’est qu’il y a des truqueurs, tu sais. Y en a qui fument de la paille, y en a d’autres qui se tapent le coude pour avoir un pouls à la hauteur… Mais le truc le plus épatant, c’est ceux qui vont se faire prendre la température à 6 heures du soir à l’infirmerie. Tu sais le moyen, pour avoir deux degrés de plus ?
— Dis toujours…
— Un petit verre de rhum…
— Tu blagues ?
— Un petit verre de rhum, qu’on fait boire à l’infirmier…
Vers le milieu du mois de février, des bruits vagues, qui couraient depuis plusieurs semaines, se précisèrent. Le régiment déménageait, pour s’installer dans une ville du Nord.
Bien entendu, les sous-officiers rengagés n’y croyaient pas. Ils en avaient tellement entendu ! Ils ne levaient même plus les épaules. Un matin, au milieu du pansage, un brigadier, qui revenait du bureau du chef, affirma que c’était à la décision.
On en parla encore à la cantine, en mangeant de bon appétit de petits biftecks carbonisés, entourés de frites trop blanches. Cependant Alfred, le garçon, dispensateur d’un cidre inoffensif et non bouché, se délestait de table en table des nombreux litres qui lui garnissaient les bras.
Aux classes à pied, la conversation reprit de plus belle, d’autant que quelques-uns avaient vu le chef ou le maréchal des logis de semaine qui leur avaient affirmé que c’était bien au rapport. Mais on n’en était pas sûr tout de même. L’officier instructeur n’ayant fait qu’une brève apparition, les maréchaux des logis s’étaient réunis, en son absence, au milieu de la cour, ni plus ni moins qu’un groupe d’officiers. Les brigadiers, à la sourde suggestion des hommes, ordonnaient des repos fréquents, se contentant de déplacer, de temps en temps, leurs pelotons. « Garde à vous… Cavaliers en avant ! Marche !… Une, deux, une, deux… » On faisait cinquante pas… « Cavaliers !… Halte… Repos… »
A trois heures moins le quart, on s’était mis en tenue de pansage. On avait quitté ses bottes pour rentrer dans des sabots confortables. Les trompettes sonnaient le demi-appel, dont l’air classique était souligné par un parolier anonyme d’une révélation bien indiscrète sur telle particularité intime de la cantinière.
Puis on se retrouvait dans la grande cour. On s’alignait sur deux rangs, en se faisant des politesses, bon nombre de cavaliers modestes estimant que leurs galoches étaient un peu trop ternes pour la rangée d’avant.
Après l’appel, le deuxième rang serrait sur le premier. On formait le cercle. Les cavaliers, d’ordinaire, leurs musettes nonchalantes à la main, venaient entendre la décision, et apprenaient sans enthousiasme que la jument Balancelle figurerait désormais sur les contrôles du 5e escadron, ou que le maréchal passerait une revue de fers devant les écuries du 3e.
Ce jour-là, le cercle se forma très vite. Le brigadier de semaine, d’une voix soutenue, mais avec une diction bien imparfaite, apprit aux cavaliers que le régiment quitterait décidément le quartier, un jour désigné de la semaine suivante. Il gagnerait en huit étapes sa garnison nouvelle. Les hommes feraient la route avec leurs effets no 3. Les effets neufs seraient versés au magasin.
Les groupes n’attendirent pas d’arriver aux écuries pour se livrer à des commentaires sans nombre. Les bleus interrogeaient les anciens, pour savoir s’il fallait ou non se réjouir.
Mais il était difficile de se faire une conviction. « Tu parles que c’est franc, disaient les uns. On verra du pays. » Mais les autres : « Huit étapes, en cette saison, avec du verglas ! On sera le plus souvent à pied. Et tu sais, tenir ton cheval par la figure pendant des vingt kilomètres, tu me diras ce que t’en penses ! Et s’i se couronne, ton canasson, tu n’y couperas pas de quinze jours… — De boîte ? — Non, mon gas, de grosse malle ! »
Il y a eu, de tout temps, des bourreurs de crâne. Mais s’ils espéraient effrayer Paul en lui disant qu’on monterait rarement à cheval !
Y monterait-on si rarement que cela ? Le temps avait l’air de se remettre au beau. Le brigadier-trompette allait lui reprendre Bretagne pour la route ; à quelle monture inconnue allait-on confier sa vie ? Il n’était pas tranquille et il ne savourait pas les bonnes journées de fainéantise que leur valait ce prochain départ. Pas de classes à cheval. Les chevaux passaient des revues, ou bien les selles et les harnais étaient à la sellerie.
Une visite du médecin major le rassura par une solution imprévue.
Tous les hommes défilèrent devant le docteur, à l’infirmerie. Or les dernières séances de trot sans étriers avaient légèrement éprouvé le jeune Paul, en lui endommageant une cuisse, si bien qu’il fut classé parmi les cavaliers incapables de faire la route, et qu’on lui octroya une permission de dix jours avec l’ordre de rejoindre individuellement la nouvelle garnison.
Cette permission, qu’il n’avait pas sollicitée, ni même espérée, était un pur cadeau du sort. Mais la plupart de ses camarades s’imaginèrent, ou feignirent de croire qu’il l’avait due à son astuce. Après avoir protesté, il finit par se rendre compte que jamais il ne les persuaderait et qu’il valait mieux avoir l’air d’avoir roulé le major. Il ne fut pas long à en concevoir un certain orgueil.
Ainsi il allait passer dix jours dans sa famille, coucher dans un lit large, manger avec une serviette ! Il se lèverait à onze heures. Puis il irait vêtu de son manteau de cavalerie, qui lui donnait des épaules énormes, faire un petit tour au Bois, où toutes les femmes de Paris n’attendaient que sa venue…
Une partie de ce programme, celle qui concernait la serviette de table et le lit familial devait se réaliser. Tout cela, en effet, était organisé d’avance. Mais, pour le reste, n’avait-il pas eu tort, comme beaucoup de jeunes hommes, de s’en remettre uniquement à l’entremise du Destin ?