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Souvenirs épars d'un ancien cavalier

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XII
ÉPILOGUE

Ici finit la véritable carrière militaire de Paul.

Car on ne peut y englober ses deux périodes de vingt-huit jours.

La première, accomplie à Paris aux abords de l’École militaire, comporte surtout des souvenirs de bœuf bouilli au gros sel pris à chaque midi chez un marchand de vins de l’avenue de Breteuil, émigré dans un autre coin du quartier à la suite d’une expropriation, et dont Paul ne put jamais retrouver la trace.

A l’École militaire, on lui avait attribué un cheval maussade, appelé Barnave, qui sautait les obstacles sans s’occuper de lui. Or, ses réactions très rudes entraînaient de la part de Paul des mouvements inesthétiques, qui lui valurent des appréciations désobligeantes d’un sévère officier supérieur présent à cet exercice.

Il note aussi le souvenir d’une garde à pied devant le quartier. Il avait sur la tête un casque trop large, et le sabre à la main. A son idée, il ressemblait assez à un héros d’Homère. Ce caractère majestueux de sa personne échappait un peu aux petits enfants du quartier de Grenelle, qui n’avaient pas lu l’Iliade. Ils lui criaient : « Barbu ! Barbu ! » et daignaient à peine se sauver quand il les menaçait de son sabre.

Deuxième période de vingt-huit jours, à Pont-à-Mousson…

Au manège, un jeune cheval assez pesant, du nom d’Alcibiade, jette Paul à terre et lui appuie ensuite sur la cheville un sabot distrait. Huit jours d’infirmerie.

Période de treize jours à l’École militaire, à Paris…

Cette fois, Paul a quitté l’arme de la cavalerie et a été versé, lourdement, dans le train des équipages. On l’équipe à neuf d’un dolman tout frais lavé et d’un pantalon à basanes qui semble en tôle peinte. On l’arme d’un sabre recourbé et on l’amène chez le capitaine adjudant-major qui l’emploie à régler du papier ministre, besogne pour laquelle l’adjonction d’un sabre, surtout recourbé, ne paraît pas absolument nécessaire.

Mais tout cela n’appartient vraiment plus à sa vie militaire. Elle s’était terminée à l’instant où ils avaient quitté la gare de leur ville de garnison.

Il était arrivé au régiment, une année auparavant, plein d’effroi et d’espoirs de gloire, mais il avait apporté dans une tâche modeste une trop grande ambition. Il eût voulu obtenir tout de suite le grade élevé qui lui eût permis de prouver son génie militaire. Or, la loi des cadres lui imposait toute une série d’échelons et, entre chacun d’eux, de longs stages réglementaires.

Il était arrivé tout plein de confiance dans le prestige de l’uniforme. C’était la légende des Dragons de Villars exprimée avec tant de bonne humeur, et des rimes si lamentables :

Bouchonne Cocotte,
Bouchonne, mon fils.
C’est elle qui trotte ;
C’est toi qui séduis.

Il avait trouvé en Bretagne une monture sans docilité et dépourvue d’affection. Elle voulait bien manger des croûtes de pain dans la main de son cavalier, mais ne lui en savait aucun gré et oubliait, la minute d’après, ces attentions.

Les dernières semaines, elle lui avait été retirée pour être affectée au peloton hors rang. La veille de son départ, il avait projeté d’aller la voir, en manière de pélerinage, en sa nouvelle écurie du P. H. R. Il y allait sans illusions, par une sorte de pieux devoir. Mais il se trouva qu’elle était sortie. L’élève trompette qui l’avait maintenant en consigne galopait avec elle, sur le terrain de manœuvres, en soufflant, d’une haleine entrecoupée, les différentes sonneries de l’école du régiment.

Il projeta de renouveler sa visite d’adieux, mais les écuries du P. H. R. étaient loin et les deux derniers jours de leur séjour furent fort occupés par des libations.

… C’est toi qui séduis…

Le dernier vers du quatrain n’avait pas trouvé sa confirmation. Il avait, somme toute, rencontré fort peu de dames avenantes et celles qui s’étaient trouvées sur son chemin y étaient restées trop peu de temps pour que pût s’opérer la séduction promise par la légende. Non, ses camarades, les conditionnels et lui, rapportaient des souvenirs plus austères, et moins « classés » ; ce ne fut que plus tard que certains d’entre eux purent les recenser et les évaluer à leur prix.

Tel valet de ferme, qui leur avait donné un coup de main pour seller leur cheval ou pour leur corvée de litière, en était récompensé fraternellement par un petit verre à la cantine. Cet homme, qui ne parlait jamais, de qui les officiers et les sous-officiers, à la théorie, ne pouvaient arracher la réponse la plus simple, racontait sa vie aux jeunes volontaires, leur disait ce qu’il avait laissé chez lui et ce qu’il y retrouverait. Ce n’était pas attendrissant, c’était simplement vrai. Ils découvrirent un être assez pareil à eux chez cet individu si différent d’aspect. Mais ils ne furent émus de tout cela que plus tard…

Au moment où la classe partait, Burel sortit la montre d’argent que Paul lui avait confiée : c’était lui qui s’occupait du fourbi et qui devait préparer à l’heure le casque, la bride, le sabre, l’uniforme.

— Garde-la, Burel, va !

— Tu me la donnes ?

Ils s’embrassèrent. Ce n’était pas une formalité. Peut-être sentaient-ils qu’à ce moment la poignée de mains ne suffisait pas. D’ailleurs ils ne se revirent jamais. Mais à quoi bon ? Ils s’étaient appris l’un à l’autre à ne pas trop détester le genre humain.

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