Souvenirs épars d'un ancien cavalier
IX
REÎTRES
Les quelques mois qui suivirent l’arrivée dans la nouvelle garnison s’écoulèrent sans nécessité aucune, parce que le temps est forcé de passer et parce qu’il est d’usage que chaque mois ait son compte de jours réglementaire. Mais, vraiment, cette succession de semaines inutiles n’avait d’intérêt que pour le cantinier, qui inscrivait chaque soir au compte de Paul deux repas et un certain nombre de petits verres de fine et de kummel, qu’il n’était pas seul à boire.
Le dimanche apportait à cette existence vide un peu d’agrément, et ce fut depuis le jour où Paul s’était aperçu qu’il n’était pas obligé de sortir en ville, et qu’il était infiniment plus confortable de passer la journée au quartier, à « faire des heures » sur son lit, à déjeuner et à dîner à la cantine en prenant son temps, et à se promener le reste de la journée dans la cour, vêtu d’un bourgeron propre, mais soyeux à force d’être usé, comme du bon vieux linge de famille, et aussi d’un pantalon de toile d’une magnifique ampleur, le tout lui donnant l’air d’un personnage de la comédie italienne, sacqué du théâtre pour fainéantise exagérée.
Donc, ces escouades de semaines monotones, conduites par des dimanches un peu plus reluisants, défilèrent jusqu’au milieu de l’été. A ce moment, il fut question de grandes manœuvres. Une vie de hasard et d’aventures allait commencer. Reître paisible, il allait, chevauchant sa jument Bretagne, parcourir les plaines de l’Artois. Dans ses rêves, une perspective de beuveries dans les auberges s’accompagnait de visions assez indistinctes, où il jouait, auprès d’accortes filles de ferme, un rôle encore vague, mais à coup sûr galant et avantageux.
Dans ces expéditions lointaines, il ne serait plus accompagné de son brosseur fidèle, le cuisinier Burel, qui coupait aux manœuvres, ayant été affecté au 5e escadron. Burel le passa en consigne à Pisonnel, l’ordonnance du lieutenant. Pisonnel était de taille à s’occuper de trois fourbis, le sien, celui de Paul, et celui de son officier.
Le matin du départ, une grande transformation s’était produite dans l’aspect extérieur de Pisonnel. On l’avait toujours vu arriver au quartier en civelot, avec une jolie casquette cirée et un gilet gris-clair, moins neuf, mais plus soigné que lorsqu’il faisait partie de la garde-robe de lieutenant. Maintenant, il était comme les autres en casque et en tunique. Il ne montait plus en selle anglaise avec de fins étriers, mais sur la large selle réglementaire, ornée du manteau roulé sur le troussequin, et munie de quoi boire, coudre, écrire et fumer dans les poches à fers.
Au bout d’un instant, cependant, on reconnaissait le blond Pisonnel à ses longues moustaches de casse-cœurs.
On parcourait les quatre ou cinq lieues de chaque étape en deux files indiennes parallèles sur les bas côtés de la route, le plus souvent au pas, ce qui était loin de constituer pour Paul une allure de repos, car, d’avoir fait partie de la fanfare, Bretagne avait gardé de discrètes petites habitudes chorégraphiques, un trottinement mou, trop peu cadencé pour permettre à son cavalier de s’élever à l’anglaise.
On arrivait d’ordinaire à l’étape entre dix heures et midi. La plupart des camarades cherchaient des lits, que l’on se disputait. L’horreur de Paul pour la combativité le faisait se résigner à coucher sur la paille. Dès qu’il avait installé Bretagne en quarantaine, dans un coin de cour où elle n’avait aucun autre cheval à proximité de ses sabots irritables, il ne lui restait plus qu’à errer martialement dans le cantonnement en bras de chemise, coiffé d’un calot d’écurie, cependant que la plupart des dragons se hâtaient de nettoyer les mors de brides, pour ne pas risquer, en attendant trop, de ne plus les « ravoir ». Ils semblaient, en frottant entre leurs paumes l’acier des gourmettes, des musiciens primitifs et guerriers.
Paul et Pisonnel faisaient popote avec deux autres cavaliers. Paul était chargé de procurer au groupe les œufs et le lard qui permettaient à Pisonnel de confectionner une de ces omelettes à l’as que tous admiraient, un peu de confiance. Les trois premiers jours du voyage, ils retrouvèrent à chaque étape un charmant petit ruisseau qui avait suivi leur régiment. Ils passaient l’après-midi dans la verdure des rives. L’industrieux Pisonnel avait dégotté tout ce qu’il fallait pour pêcher. Il s’installait chaque jour pendant des heures avec sa ligne et ses asticots, et le repas du soir se fût augmenté d’un supplément de choix, si ce ruisselet exquis n’avait manqué de toute espèce de poissons.
Après quatre jours de marche, ils arrivèrent dans un village où ils devaient séjourner huit jours, pour exécuter avec les hussards de la ville voisine des manœuvres de brigade.
Cette fois, il fallut tout de même se préoccuper d’une bonne installation, et Pisonnel comprit que c’était à lui à prendre l’affaire en mains. Il trouva un chopin extraordinaire dans une petite maison qu’un petit monticule avait dérobée aux recherches pourtant fouineuses des fourriers, puis des officiers, puis des volontaires.
Les personnes qui habitaient là étaient une demoiselle et sa servante.
La demoiselle, qui portait un binocle très sévère, était peut-être moins âgée que le commandant, mais elle dépassait d’une demi-tête les plus hauts cavaliers des escadrons. Elle avait des traits froids, mais bien réguliers, et son visage eût été assez beau s’il eût été à une échelle plus réduite.
La servante plaisait mieux à Paul, comme âge et comme dimensions. Elle avait des cheveux blonds, abondants et fins, et lui parut bien corsetée.
Pisonnel, en conduisant Paul chez ces deux personnes, avait prétendu audacieusement qu’« il y avait quelque chose à faire ». Paul eut quelques doutes, en ce qui concernait la patronne.
— Tu verras ça, répondit Pisonnel. C’est à toi qu’elle revient. Moi, je prends la bonne, puisque je suis ton ordonnance.
Paul se serait servi lui-même plus modestement. Mais il ne voulut pas contrecarrer Pisonnel.
En choisissant pour lui la petite servante blonde et en passant à Paul en consigne la majestueuse demoiselle, Pisonnel avait sans doute dévolu à son compagnon la tâche la plus honorifique, mais certainement la plus difficile. Rien n’était moins souriant que le visage de Mlle Léglentier. On ne peut pas dire qu’elle ne souriait jamais. Elle ne souriait que par civilité, et strictement pendant le temps qu’on lui adressait la parole. Puis, brusquement, elle se solidifiait et devenait aussi imposante que la fameuse statue de Bartholdi : La Liberté éclairant le monde…
… Le matin, les cavaliers se levaient de bonne heure. Puis ils allaient dans la campagne se livrer à des exercices compliqués, où la tâche des dragons de 2e classe était très simplifiée. Bretagne se conduisait convenablement : elle était comme son cavalier, elle suivait les autres et ne cherchait pas à comprendre. Il n’y avait guère qu’au moment de la charge qu’elle donnait à Paul du désagrément, continuant à galoper à pleine allure après qu’on eût crié : Halte ! portant, de ce fait, son cavalier en avant de l’escadron et le faisant passer capitaine commandant sans qu’il se fût attardé dans les grades intermédiaires. L’ennui, c’était qu’aussitôt qu’elle s’était aperçue de son erreur, elle s’arrêtait d’une façon foudroyante, au risque d’envoyer Paul par-dessus l’encolure. C’était ensuite toute une affaire pour se ramener, elle et lui, à leur place, étant donnés les procédés brutaux dont elle usait avec ses camarades du peloton.
La manœuvre du matin les menait jusqu’à une heure ou deux de relevée. On déjeunait en route, pendant la grande halte. On rentrait au cantonnement dans l’après-midi. Le temps d’installer les chevaux, de les faire boire et manger, de se nettoyer un peu et de nettoyer le fourbi, de faire une petite promenade au bord de l’eau, il était l’heure d’aller dîner.
Ils dînaient tous les quatre, Mlle Léglentier, sa servante Eugénie, Pisonnel et Paul. Les affaires de ce dernier n’avançaient pas avec Mlle Léglentier, si Pisonnel paraissait au mieux avec Eugénie. Pendant la promenade quotidienne, Pisonnel donnait à Paul force indications pour entrer en matière et brusquer les choses…
— On est à table, t’es assis à côté d’elle, fais-y du genou…
Et, pendant le dîner, il invitait Paul à suivre ses conseils par des regards énergiques et des signes de tête…
— Pourquoi que tu y as pas fait du genou ? lui disait-il en sortant de table.
— Je lui en ai fait un peu…
— C’est pas vrai !
— … Mais si, mais si…
Quelquefois, Paul se débarrassait des objurgations impérieuses de Pisonnel en prenant un air entendu et en affirmant qu’il savait comment traiter les femmes de ce genre, qu’il importe de ménager et de ne pas conduire à la hussarde.
A force de traiter ce sujet avec l’obsédant Pisonnel, il finissait par croire qu’il était déjà engagé dans un flirt sérieux avec Mlle Léglentier, bien qu’aucun mot ni aucun geste, ni même aucun regard, n’eussent pu faire croire à cette demoiselle qu’il était le moins du monde occupé d’elle. Mais pendant les longues manœuvres, il pensait à elle, il rêvait à des entretiens tendres, et le visage de la dame s’adoucissait, perdait de sa rigidité sculpturale. Il la voyait aussi plus souple de mouvements et même moins démesurée de taille.
Il revenait de la manœuvre très décidé à parler. Il savait qu’il la trouverait en train de travailler à sa tapisserie, dans sa salle à manger, auprès de sa fenêtre… Mais c’était une tout autre personne que celle qui lui avait tenu compagnie pendant ses rêves de l’avant-midi. Il remarquait quelque détail qui lui avait échappé : la peau était légèrement huileuse, et les regards manquaient vraiment trop d’expression. Pour continuer à aimer Mlle Léglentier, il fallait la voir le moins possible.
Mais le despotique Pisonnel ne le laissait pas tranquille. Un matin, au moment où l’on parlait à cheval, il le prit à part et lui annonça qu’il avait préparé pour lui, pour le soir même, tout un plan de campagne… Ah ! que cet homme était fatigant !
Paul couchait au premier étage de la maison Léglentier, dans une très vaste chambre pleine de photographies : adjudants, gardes forestiers, civils en redingote, qui le regardaient avec un air sévère et visiblement se refusaient à l’admettre dans leur cercle de famille.
Cette chambre donnait sur un palier où s’ouvrait également la chambre peut-être virginale de Mlle Léglentier. Mais l’astucieux Pisonnel avait remarqué que les deux pièces, par d’autres portes, s’ouvraient l’une et l’autre sur un cabinet de débarras. Il avait donc décidé qu’à dix heures du soir, quand tout le monde serait remonté dans les chambres, lui au deuxième avec Eugénie, et Paul au premier, le « flirt » de Mlle Léglentier attendrait un quart d’heure, le temps de surprendre la dame au milieu de sa toilette de nuit. Paul traverserait alors le cabinet à pas de loup ; puis il ouvrirait sans crier gare la porte de la patronne…
— Et après ?
— Elle s’épatera. Tu profiteras de ce qu’elle est épatée. Elle sera déshabillée ; tu t’approcheras d’elle et puis tu l’embrasseras.
— Si elle rouspète ?
— Eh bien ! si elle rouspète, tu y demanderas pardon, tu y diras que tu ne pouvais plus y tenir… Et puis tu recommenceras à l’embrasser…
Paul fut très préoccupé, pendant toute la manœuvre du matin, à l’idée de ce qu’il était obligé d’entreprendre. Le plan de Pisonnel était fort simple. Vis-à-vis de l’ordonnance et de lui-même, le jeune don Juan n’avait aucune excuse pour ne pas l’exécuter.
Pendant le dîner il ne dit pas un mot. Il était comme un patient qui, dans le salon du dentiste, attend avec un sourd stoïcisme le moment d’une opération à laquelle il veut bien consentir, mais à condition que personne ne lui en parle…
Pisonnel et Eugénie étaient montés au deuxième étage.
Mlle Léglentier avait gagné sa chambre et Paul la sienne. Selon les prescriptions de Pisonnel, il ne lui restait qu’à attendre un quart d’heure, à traverser le cabinet de débarras, et à pénétrer dans la chambre de Mlle Léglentier.
Certains écrivains militaires, qui font autorité, sont d’avis que l’esprit d’un grand chef ne doit pas s’arrêter aux hypothèses de retraite possible. Selon eux, une organisation trop bien prévue de marche arrière est trop tentante à un moment donné pour un général un peu mou, prêt à se replier à la première résistance. Ces écrivains estiment qu’il vaut mieux que la seule voie de salut soit dans la marche en avant, et dans la lutte contre la force ennemie.
Faute de connaître ces principes, ou peut-être parce qu’ils étaient contraires à son tempérament, Paul employa le quart d’heure qu’il avait devant lui à se chercher une excuse pour le cas où Mlle Léglentier accueillerait mal son irruption dans sa chambre. Il imagina une maladie subite…, l’emprunt d’un crayon anti-migraine ou d’un cataplasme sinapisé… Aucun de ces prétextes ne lui paraissait satisfaisant, et, quand le moment d’agir arriva, il n’avait pas arrêté de plan de campagne, de sorte que, grâce à son indécision, il se trouva avoir agi fortuitement selon les excellents principes stratégiques cités plus haut.
Il était en bourgeron et en pantalon de treillis. Ce vêtement avait l’avantage d’une certaine souplesse, s’il ne rappelait que de loin le pyjama galant que l’on eût rêvé pour une telle aventure. Ses chaussons lui permirent de s’avancer à pas de loup dans le cabinet de débarras, où le prévoyant Pisonnel avait pris soin de déblayer la route, en écartant par avance du passage les bois de lit, malles, tabouret de piano, qui auraient pu gêner la progression hardie du séducteur. Paul s’était décidé brusquement une minute avant le quart d’heure accompli, non par impatience amoureuse, mais pour s’épargner les hésitations des soixante dernières secondes.
La porte de Mlle Léglentier fut ouverte carrément, et Paul se trouva en présence de celle qui, par l’autorité de Pisonnel, avait été instituée la dame de ses pensées.
Jamais cette personne ne lui avait paru aussi grande qu’en déshabillé de nuit. Vêtue d’un jupon et d’une camisole blanche, il l’avait surprise en train d’arranger devant son armoire à glace sa coiffure de lit, c’est-à-dire de remonter et de rouler en bigoudis ses cheveux, au haut d’un front d’une ampleur extraordinaire, et tel que les plus vastes penseurs n’en ont jamais déployé.
Cette vue austère lui rendit tout son calme. En présence d’une autre femme, il aurait pu être troublé et gêné de son indiscrétion. Mais cette dame était un monument majestueux qu’aucune offense ne pouvait atteindre. Ce fut sur un ton parfaitement paisible qu’il lui raconta un mensonge quelconque pour expliquer sa soudaine apparition dans la chambre. Il avait été pris d’une sorte de malaise d’estomac, un vertige… Mais c’était passé. Il lui faisait mille excuses, et se disposait à prendre congé.
Pourtant, à ce moment, cet être extra-humain eut un geste de femme. Elle mit rapidement une robe de chambre pour cacher son déshabillé de nuit… Mais ce front ! ce front ! Il était impossible de regarder en face un front pareil…
Cependant, comme il était près de sortir, la peur des reproches de Pisonnel lui donna de nouveau l’idée de n’en pas rester là et d’aller, si possible, jusqu’au bout de l’aventure. Sans trop regarder Mlle Léglentier, il trouva à dire cette phrase au moment où il allait prendre congé :
— Je ne suis pas fâché, mademoiselle, puisque je suis seul avec vous, de vous remercier des attentions que vous avez eues pour moi, et de vous exprimer la sympathie que je ressens…
… Sympathie n’était pas un mot compromettant. Mais il lui sembla que le regard de Mlle Léglentier vacillait un peu… Mon Dieu ! Qu’allait-il se passer ?
— Vous êtes tout à fait aimable, balbutia-t-elle, et, puisque nous sommes seuls, je vais en profiter pour vous faire une confidence… Je voulais vous en parler plus tôt… Mais je n’ai pas osé… Voici…
Elle lui fit signe de s’asseoir sur un énorme fauteuil de famille, et s’assit sur une chaise, pas trop près, mais pas très loin de lui…
— C’est assez difficile à dire, poursuivit-elle… Si je m’adresse à vous, c’est que vous connaissez du monde à Paris…
… Ah ! Il n’y était plus.
— Il s’agirait, continua-t-elle, de faire revenir des colonies un monsieur, un fonctionnaire qui y est depuis dix ans et qui doit m’épouser à son retour…
… Mlle Léglentier était fiancée ! Par conséquent indisponible. Il ressentit à cette révélation un soulagement inexprimable. Elle lui racontait toute l’histoire du monsieur des colonies, mais il ne pensait qu’à ceci : Mlle Léglentier lui échappait, et il avait une excuse honorable pour la respecter définitivement. Il l’écouta avec infiniment de complaisance, il prit des notes, promit d’écrire à des amis qui pouvaient connaître des personnes au ministère des Colonies, et il s’engagea, du cœur le meilleur, à faire tout ce qui serait en son modeste pouvoir.
Évidemment il ne dirait pas à Pisonnel le secret que lui avait confié Mlle Léglentier. Il lui raconterait n’importe quoi, par exemple qu’elle l’avait envoyé bouler. Il lui mentirait facilement : il était en paix avec sa conscience.
… Par la suite, Paul pensa souvent à cette aventure avortée. Il se dit maintes fois qu’il aurait pu profiter malhonnêtement de l’attendrissement de Mlle Léglentier, que peut-être elle n’était pas attachée si fortement à son fiancé… Eût-elle cédé à Paul ? Il y a tant de choses qui paraissent possibles quand on ne les a pas tentées… Il faut dire aussi que dans ces crises de regret, l’image de Mlle Léglentier, éloignée de la réalité froide, était légèrement modifiée à son avantage.
L’explication avec Pisonnel fut moins pénible qu’il l’avait craint. L’ordonnance écouta d’une oreille distraite le récit que Paul avait imaginé pour ne pas trahir les confidences de Mlle Léglentier. « Il était entré dans la chambre, il avait été regardé d’un œil sévère, et il s’était retiré… » Pisonnel le laissait parler… Il paraissait préoccupé d’autre chose. A brûle-pourpoint il déclara que la maison ne lui plaisait plus, qu’il ne voulait pas empêcher Paul d’y rester, mais qu’il lui conseillait, si quelquefois l’idée lui en venait, de ne rien commencer avec la servante Eugénie. Il ne voulut pas en dire davantage.
Plus tard, Paul l’aperçut dans une rue du village. Il s’entretenait avec le médecin-major.
Heureusement leur séjour dans ce patelin touchait à sa fin. Le lendemain, à la première heure, ils se mirent en route pour regagner leur garnison. Une demi-heure avant le départ, Paul vit arriver Pisonnel, courbaturé, disait-il, exempt de cheval, et qui ferait la route dans un fourgon. Il passait Paul en consigne à Lemoreau, un bleu silencieux, au crâne pointu, et dont les cheveux raides et drus descendaient si bas sur le front qu’ils semblaient, d’autorité, lui repousser les sourcils et lui fermer à demi les paupières. Ce qui caractérisait Lemoreau, c’est qu’il ne pouvait se détacher d’une besogne commencée. Il restait deux heures à polir un ceinturon, qu’un autre eût déjà accroché au clou depuis longtemps, satisfait de son éclat. De même, à table, quand on l’invitait dans une auberge, il ne cessait de manger et de boire, tant qu’il trouvait des vivres à sa proximité. Il eût prononcé des discours interminables, s’il eût seulement ouvert la bouche pour parler ; heureusement qu’il ne disait jamais rien.
Lemoreau reposait de Pisonnel. A l’étape, Paul le laissait aller de son côté, et s’occupait lui-même de son logement.
Le premier jour de la marche de retour, ils arrivèrent dans une vaste propriété où ils devaient passer la nuit. Les chevaux du peloton furent pressés dans une écurie, où il était peu prudent de faire entrer Bretagne, car il n’y avait pas de bat-flanc pour l’isoler des autres bêtes. Après avoir tourné autour des bâtiments, Paul finit par apercevoir, à quelques centaines de pas, une sorte de pavillon rustique, dont le rez-de-chaussée était formé par une grange, où la jument pourrait passer la nuit.
Il l’installa le mieux qu’il put dans un coin de la grange, en écartant sous ses pieds une botte de paille qu’il avait apportée de l’écurie. Le couchage du cavalier était assuré avec celui de tout le peloton, dans un grenier du corps de bâtiment principal.
Le tenace Lemoreau était en train de nettoyer le fourbi de Paul. Celui-ci n’avait plus qu’à se laisser aller au doux farniente de cet après-midi. A cet effet, il s’installa sur un talus herbu, à quelques pas du pavillon.
… Il avait renoncé à sa vie d’aventures. Il se disait que l’on passait trop vite dans les villages et qu’on n’avait pas le temps d’y faire des conquêtes. Du reste, en le mettant en présence de Mlle Léglentier, le Destin avait épuisé toute la complaisance qu’il pouvait réserver à un seul homme. Il n’avait pu en profiter. Son tour était passé. C’était tant pis pour lui.
C’est à ce moment que ledit Destin, ainsi défié, fit s’amener dans la direction du jeune homme la plus charmante apparition de femme du monde, en robe de linon écru, en chapeau de paille à brides bleu clair et fleuri de roses roses.
C’était sûrement une des dames du château. Aussi ému, aussi troublé qu’à la vue d’un officier général, Paul se leva précipitamment et gagna la grange, où Bretagne, attachée par la corde de son licol à un barreau de la fenêtre, se livrait à une sorte d’assaut paisible contre une mouche invisible, qu’elle évitait avec de larges esquives de sa forte tête et qu’elle essayait parfois d’attraper à la volée en happant brusquement le vide de ses grosses lèvres tendues.
La dame en linon, à la grande confusion de Paul, vint jusqu’à l’entrée de la grange. Elle regarda la jument grise…
— C’est votre cheval ?
— Oui, madame. On est obligé de le mettre à l’écart.
— Il est méchant ?
— Un peu, répondit-il avec modestie.
La dame en linon lui posa encore quelques questions. Il lui révéla sans difficulté qu’il était engagé conditionnel, et, de son métier civil, étudiant en droit.
Elle prolongeait la conversation. L’aimait-elle d’amour ? Avait-elle simplement l’intention de l’inviter à dîner ?
Jamais, après quinze jours de route et de manœuvres, il n’aurait des mains assez propres pour dîner dans une aussi belle maison de campagne, autant dire dans un château…
Et puis, ces gens-là avaient probablement à leur table des officiers du régiment. Ça collerait mal avec un simple bibi de deuxième classe, exerçât-il dans le civil une profession libérale.
La dame ne s’en allait toujours pas. Elle avait l’air embarrassé…
— Je n’ose pas vous demander un service, fit-elle…
Il eut à ce moment l’air extasié, chaviré, éperdu de Ruy Blas devant sa reine. Il ne répondit rien, mais son regard exprima assez clairement qu’il était prêt à traverser des brasiers en feu, ou quelque obstacle analogue.
Les exigences de la dame en linon furent plus mesurées… Il s’agissait d’aller au bourg, distant d’une lieue, pour lui acheter du raisin…
Elle s’excusa encore : il venait de lui dire qu’il n’était pas fatigué et que sa journée de travail était finie…
— Vous n’avez pas le droit sans doute d’y aller à cheval ?
— Non, madame, dit-il vivement… et puis je préfère y aller à pied. Ça me dégourdira…
Elle tint à lui payer le prix du raisin. Comme il refusait l’argent, elle lui dit gentiment :
— Je n’accepte ce service qu’à cette condition…
La petite expédition s’accomplit sans encombre. Dans le bourg, il chercha en vain un fleuriste, car le marchand de raisin ne vendait que des fruits. Il aurait bien cueilli des fleurs sur la route. Mais il y passait trois mois trop tard. La saison ne s’y prêtait pas.
Au retour, il rencontra sur le chemin la nouvelle dame de ses pensées. Elle lui prit des mains le paquet de fruits, et le remercia d’un sourire enivrant.
Il ne fut pas question d’invitation à dîner. Comme ils repartaient le lendemain au petit jour, il ne reverrait pas cette dame avant son départ. Mais il était persuadé qu’elle ne disparaîtrait pas de sa vie, et qu’elle y jouerait, par la suite, un rôle essentiel.
Le lendemain, à la première halte, quelques propos lui firent dresser l’oreille.
— T’as pas vu hier la jolie comtesse qui se baladait en chapeau de paille ? disait un cavalier à un autre cavalier.
— Tu parles ! C’est une bonne femme que connaissait le capiston. Et ce qu’il a dû se l’envoyer hier après-midi, c’est rien que de le dire ! Il avait pris le bon filon, de se faire loger dans le petit pavillon…
… Propos inconsidérés de soudards sans délicatesse… Paul n’y voulut prêter qu’une attention dédaigneuse. Par intervalles cependant, tous les deux ou trois ans, ils lui revinrent à la mémoire, et ce n’est qu’au bout de vingt-cinq ans qu’il consentit à admettre que les deux camarades avaient peut-être dit vrai et que la corvée de raisin avait eu simplement pour but de le diriger un peu loin du pavillon…
D’ailleurs, il ne chercha jamais à revoir cette dame.