Souvenirs épars d'un ancien cavalier
V
EN PERMISSION
Paul avait un peu plus de dix-neuf ans, quand il avait quitté Paris à l’automne précédent. Il lui semblait que c’était un tout autre personnage qui y revenait quatre mois après.
Ce dragon au coffre élargi par une vie de fatigues athlétiques (et aussi par les épaulettes et le manteau), ce cavalier émancipé ne devait plus se contenter des voluptés faciles et peu glorieuses qu’avaient procurées au frêle adolescent de jadis les dames de certains promenoirs.
Il allait certainement trouver à Paris une maîtresse magnifique. Mais qui cela et où cela ? Le moment, dans le train, n’était pas encore venu de se le demander. A peine aurait-il mis le pied sur le quai de la gare Saint-Lazare que sa vie de garçon allait se transformer d’une façon miraculeuse.
Le miracle lui était toujours dû. Il savait obscurément qu’il y a deux sortes de conquêtes : les faciles, qui ne parent pas assez la vie d’un jeune homme ; les difficiles, qui exigent de la patience et un délai supérieur à une permission de dix jours. Celles-là non plus ne sont pas suffisamment brillantes, car elles ne résultent pas d’un coup de foudre.
Or, il arrivait à Paris avec un casque et un sabre. A ses deux petites permissions précédentes, il était en képi et non armé. Pour le changement de garnison, les permissionnaires avaient versé, comme tout le monde, leurs effets neufs au magasin. Pouvait-il partir en permission avec son casque et ses effets no 3 ? La question avait été longuement discutée par les chefs et les fourriers… Comme il était le seul permissionnaire de l’escadron, il sut persuader au chef qu’il fallait le laisser partir avec le casque, car il avait des vêtements à lui, que lui avait faits le maître-tailleur. (C’était une tenue de sous-officier sans galons, d’une fantaisie un peu timide, avec des basanes qui ne voulaient pas être larges et ne s’étaient pas décidées à être collantes.)
Il était déjà sorti le dimanche en casque et sabre dans les rues de sa ville de garnison. Son sabre était désormais apprivoisé et maté, et ne venait plus se fourrer entre ses jambes.
A la gare, deux jeunes civils de son âge, prévenus par dépêche, l’attendaient. C’étaient ses deux plus intimes amis, qui ne l’avaient jamais vu sous son casque. Ils poussèrent en le voyant des cris d’admiration, qu’il aurait voulus moins violents et plus sérieux.
Ces deux civils le conduisirent jusqu’à sa porte, et il fut convenu qu’ils viendraient le reprendre chez ses parents. Avant son départ au service, ils venaient souvent le chercher le soir, mais, comme ils étaient mal vus par la famille de Paul, qui leur reprochait de l’entraîner dans la fête, ils ne montaient jamais jusqu’à l’appartement et se bornaient à l’attendre dans la rue. Désormais, comme c’est le droit et même le devoir du militaire en permission de faire la bombe et comme c’est la mission du civil de l’y aider, les camarades purent se présenter fièrement au domicile familial et emmener Paul avec eux sous les regards indulgents de son père et un peu craintifs de sa maman.
Ils étaient venus à 8 heures et demie, avec trois coupons de fauteuils pour le Théâtre-Français, où l’on jouait un drame bourgeois très sérieux. Mais ils n’allaient pas là pour la pièce. Et ils furent contents de trouver dans les entr’actes de larges couloirs, où trois hommes peuvent s’avancer de front, les deux civils flanquant le cavalier et prenant chacun une part égale de son rayonnement. En quittant leur place, ils avaient longé les baignoires, raflant quelques cœurs au passage. Ou bien, ils s’avançaient en reconnaissance aux fauteuils de balcon, jetant un regard circulaire sur les loges pour y faire une nouvelle moisson.
Après deux actes, Paul avait fait secrètement son inventaire et reconnu la présence de deux femmes blondes, l’une en mauve, l’autre en soie noire, dignes l’une et l’autre des hommages d’un jeune cavalier. Mais, soit dédain simulé, soit distraction, soit myopie, aucune d’elles ne semblait l’avoir remarqué. En attendant une de ces conquêtes triomphales, qui pouvaient peut-être à la rigueur ne pas être enregistrées dès le premier soir, il fallait songer à quelque intérim moins reluisant. Des questions détournées, posées aux camarades lui avaient déjà appris que deux personnes, que fréquentait le groupe, avaient disparu de la circulation pour des raisons diverses. Il songea alors, pendant le dernier acte, à une relation personnelle sans grande apparence, une petite boulotte qui venait jadis le soir dans une brasserie du faubourg Montmartre, au fond d’une cour. Il régnait dans cet établissement une odeur chaude de bière et de jambon, si persistante que ces dames la gardaient toute la nuit dans leurs cheveux.
Mais il ne voulait pas faire part de ses projets à ses camarades, de peur de diminuer son prestige. Il n’avait pas assez d’aplomb pour leur raconter des aventures imaginaires… A deux ou trois reprises, il avait eu l’occasion de prendre un air de mystère ou de réticence ; ce qui faisait bien.
Après le spectacle, il ne put leur refuser d’aller souper avec eux. Il pensait qu’il leur devait le plus longtemps possible la satisfaction d’être avec un dragon. Mais ils finissaient, semblait-il, par se blaser. L’heure s’avançait, et la conversation languissait. Le café où ils étaient se vidait peu à peu. Paul leur proposa de les reconduire chez eux en voiture. Ils acceptèrent en bâillant. Il avait lui-même encore plus sommeil, car il avait dépassé de loin son heure habituelle. Mais il tenait à ses projets.
Quand il se fut débarrassé de ses deux camarades, il donna au cocher l’adresse de la brasserie. Arrivé là, il fit le tour de la vaste salle. La personne en question ne s’y trouvait pas. Il s’assit tout seul à une table. Plusieurs dames se proposèrent gentiment pour lui tenir compagnie. Mais il répondit qu’il attendait quelqu’un.
Il était si fatigué qu’il n’avait pas la force de se lever pour aller se coucher. La dame qu’il attendait ne venait toujours pas, et il ne savait plus s’il craignait ou s’il souhaitait sa venue. Un certain nombre de ronds de feutre s’amoncelaient devant lui, car il buvait des bocks pour ne pas s’endormir. Il n’y avait plus que quelques tables d’occupées et les garçons édifiaient de petites constructions en plaçant des chaises sur les tables libres.
Cependant, le cercle desdits garçons se resserrait de plus en plus autour de Paul. S’ils ne récriminaient pas, c’était sans doute par crainte du gérant…
Il se leva avec énergie, paya avec générosité, puis rentra chez lui.
Il entendit du bruit dans la chambre de ses parents, et vit une raie lumineuse au-dessus de leur porte. Ils l’avaient certainement entendu. Ils avaient regardé l’heure. Il se dit avec satisfaction qu’ils avaient pu constater qu’il rentrait très tard.