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Une année au désert : $b Scènes et récits du Far-West américain

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CHAPITRE VIII.

Le fort Walla-Walla. — Les Chimneys-Rocks. — L’Etat de Washington. — Topographie et productions. — Colonisation. — La Chaîne-Cascade. — De Portland à San-Francisco. — Une affaire d’honneur. — Les voleurs californiens. — Arrivée à San-Francisco.

Le fort Walla-Walla, situé au confluent des deux branches sud et nord de la Columbia et des rivières Yakima et Walla-Walla, est placé dans une magnifique position. D’un côté il domine les immenses plaines de l’Orégon, de l’autre les vastes plateaux de l’Etat de Washington.

Aux environs du fort, la nature est d’une admirable richesse, et surtout d’une originalité que je n’ai point rencontrée ailleurs en Amérique. La Columbia, fleuve large et profond, tantôt répand au loin ses ondes tranquilles, tantôt roule impétueuse à travers de gigantesques rochers. Nous restâmes six jours au fort, et tandis que nos compagnons s’occupaient de nivellements et de topographie, je fis, avec Hartwood et M. de Cissey, quelques excursions, notamment jusqu’aux Chimneys-Rocks. La plus curieuse de ces roches bizarres, qui dominent la Columbia, représente assez bien un pain de sucre, au sommet duquel se dresse un monolithe dont la forme hexagone assez régulière semblerait presque résulter du travail de l’homme, plutôt que d’un jeu de la nature. Mais la puissance humaine n’a jamais pu manier une semblable masse, qui, dans l’antiquité même, aurait défié les efforts des races Pélasgiques.

A partir du fort Walla-Walla, la rivière Columbia coule vers l’Océan pacifique ; monté sur l’un des sommets voisins des Chimneys-Rocks, j’apercevais devant moi le grand fleuve roulant ses eaux vers l’occident, au milieu de cette nature grandiose et sauvage, tandis que le mont Hood, le point le plus élevé de la chaîne Cascade, étincelait sous ses neiges éternelles.

L’Etat de Washington, dont j’ai visité seulement l’extrémité sud, le long du cours principal de la Columbia, est, avec le nouveau Mexique et l’Utah, le moins connu des territoires récemment annexés aux Etats-Unis. Lors de notre passage dans ces contrées, la découverte des riches mines de la rivière Frazer et de la Thompson-River, dans la Colombie anglaise, commençait à attirer l’attention sur cette partie du continent américain. Lorsque nous arrivâmes au fort Walla-Walla, avides d’avoir des nouvelles de France et du monde civilisé, nous demandâmes les journaux qu’apporte, chaque semaine, le courrier de Portland ; voici ce que disait une feuille de New-York, sur l’avenir et la topographie de ces contrées à peine connues en Europe :

« Puisque tous les regards sont tournés vers le nord, du côté des Nouvelles-Mines, le moment est favorable pour jeter, en passant, un coup-d’œil sur le territoire de Washington, appelé à figurer un jour parmi les Etats de l’Union. Nous avons dû nous occuper, tout d’abord, de fournir aux intéressés, soit directement, soit indirectement, les documents relatifs aux placers situés sur les possessions britanniques. En admettant que les prochaines nouvelles confirment le bruit répandu sur leur richesse, plusieurs chercheront à se rendre sur les lieux par la voie d’eau, en suivant la mer, le détroit du Puget et le golfe de Georgie, jusqu’au Bellingham-Bay ; d’autres préféreront peut-être la voie de terre, à partir de l’Orégon. Pour ceux-là et pour tous en général, quelques notions sur le territoire peu connu de Washington seront lues avec intérêt.

» Les ressources de ce territoire sont nombreuses. Il possède d’immenses forêts de cèdres, de sapins et de pins, qui s’élèvent à des hauteurs prodigieuses. Son sol est riche et capable de produire d’excellentes récoltes. Sa population est d’environ dix mille âmes. Olympia est la ville principale. Elle est assise à l’extrémité sud de Puget-Sound, à deux cent milles de l’Océan. Sa situation est admirable, et chaque jour voit s’accroître son importance. Elle possède plusieurs moulins à farine, des scieries mécaniques hydrauliques et à vapeur, et fait un grand commerce de bois de construction. Des établissements de quelque importance ont commencé à s’y former en 1844. Avant cette époque, toute cette partie du territoire était possédée par la Compagnie d’Hudson-Bay. Le voisinage des Indiens a été le principal obstacle à l’agglomération plus rapide de sa population. Des communications faciles existent entre cette place et Cathlamette, située à l’embouchure de la rivière Columbia.

» Puget-Sound est l’un des détroits les plus heureusement situés du monde. Il est coupé d’îles et de presqu’îles qui contournent dans toutes les directions, et créent de nombreux ports dont chacun aura un jour son importance. Sa largeur varie de six à quarante milles ; sa conformation révèle visiblement une origine volcanique. Plusieurs de ces îles offrent à l’agriculture les ressources d’une excellente terre végétale. Les eaux du détroit sont très-poissonneuses. On y trouve notamment en abondance, du saumon, de la morue, des huîtres, des clams, et une multitude d’autres coquillages.

» Steilacoom n’est encore qu’un village. Sa situation est pittoresque et des plus agréables. Il s’étend au pied d’une haute montagne, au-dessous d’Olympia. Il s’y est établi plusieurs usines qui prospèrent. Une compagnie y expédie des espars pour les îles Sandwich, pour San-Francisco, l’Australie et la Chine.

» Seattle se trouve à soixante milles environ, au-dessous du principal détroit. Tout près de là est une mine de charbon fort étendue. On y compte environ deux mille âmes. Cette petite ville possède des moulins, des magasins ; ses affaires sont en voie de progrès. Il faut citer encore les ports Orchard, Gamble et Ludlow. La douane est établie à Port-Townsend, ville éloignée d’environ cent milles de la capitale.

» Bellingham-Bay se distingue par de nombreux établissements. On y a établi un poste militaire. Un grand nombre de navires y prennent leur chargement. On y exploite de très-importantes veines de charbon, dont la qualité commence à être appréciée à San-Francisco. Ses gisements sont considérés comme inépuisables.

» L’île de Vancouver est séparée par le golfe de Géorgie de l’île San-Juan. Le droit à sa possession est l’objet d’une contestation entre les gouvernements anglais et américain. Elle est à cent soixante milles environ d’Olympia. Sa longueur est de quatre-vingt-dix milles, sa largeur de quatre-vingts milles. Une grande partie de ses terres est naturellement propre à la culture. Victoria en est le point habité le plus important. C’est aussi le centre des opérations de la compagnie d’Hudson-Bay. Sa population est de deux mille âmes. De cette ville s’expédient tous les ans, pour l’Angleterre, des fourrures pour une valeur qui dépasse un million de dollars.

» Il ne peut pas être douteux qu’avant peu d’années l’émigration envahira ce territoire réellement remarquable. Son climat est pur et salubre. Les terres y sont encore sans valeur, mais d’une qualité qui les fera certainement rechercher, et elles obtiendront un bon prix à mesure que la population s’y accroîtra. »

2 Octobre. — Nous sommes depuis hier à San-Francisco, en pleine civilisation californienne. Nous étions partis à une trentaine de Jefferson-City : huit d’entre nous arrivent seulement dans la capitale de la Californie. Depuis le Lac-Salé, nous avons semé nos compagnons sur la route : sept d’entre eux sont restés dans la cité des Mormons, où ils vont goûter les loisirs qu’Adam Smith a fait à ses élus ; cinq autres ont gagné les Montagnes-Bleues, dans l’Orégon, où ils s’établiront pour une saison de chasse. Le reste nous a quitté à Portland, à Salem, à Marysville, à Sacramento. Nous nous sommes presque toujours séparés à regret ; sans espérance de nous rencontrer jamais. Le hasard nous avait réunis sur le vaste continent américain ; nous avions dormi sous les mêmes étoiles, couru les mêmes dangers, c’était assez pour former entre nous ces liens dont on ne connaît la force que lorsqu’on les brise.

Il était temps que nous arrivassions. Nos pauvres chevaux succombent à la fatigue. Nos vêtements de peau sont usés et durcis par le soleil, l’air, la pluie, la chaleur ou le froid. Quant à moi, cette nourriture presque exclusivement composée de viandes, à laquelle nous sommes astreints depuis quatre mois, m’a causé un échauffement du sang, qui se traduit par des démangeaisons insupportables sur la surface du corps. Je me reposerai, pendant la saison d’hiver, en visitant San-Francisco et ses environs, et en prenant, si les requins me le permettent, quelques bains sur les tièdes plages du Pacifique.

Je reviens à notre départ du fort Walla-Walla.

Nous quittâmes cet établissement le 22 août, et nous marchâmes pendant six jours sur la rive droite de la Columbia, ayant devant nous les sommets neigeux de la Chaîne-Cascade, à notre droite le mont Adam, à notre gauche le mont Hood, le premier dans le Washington, le dernier dans l’Orégon. Le septième jour, nous atteignîmes les premiers contreforts de la chaîne, et nous entrâmes vers le soir à Cascade-City, la seule agglomération un peu importante, si l’on excepte la cité du grand Lac-Salé, que nous ayons rencontrée depuis notre départ de Jefferson.

Le lendemain, nous traversions la chaîne principale, en suivant la vallée de la Columbia. Dans ce parcours, le fleuve franchit plusieurs rapides, qui ont donné le nom de Cascades à ces montagnes. La route côtoie la chute principale, à une lieue de distance, et quoique éloignés nous entendions le mugissement des eaux, qui se précipitent à travers d’énormes rochers d’origine volcanique.

Dans cette vallée, la température était fort basse ; le 3 septembre, à midi, le thermomètre marquait seulement 9° centigrades au-dessus de zéro. A trois heures de l’après-midi, Hartwood m’apprit que nous descendions alors vers le Pacifique, dont nous n’étions plus éloignés que de vingt-cinq lieues environ. J’approchais donc enfin des rivages de cette mer, que j’appelais de mes vœux depuis quatre mois. Notre route, par certains endroits, était tellement déclive, que nous étions obligés de descendre de nos chevaux pour les soutenir, et d’enrayer les charriots. La végétation devenait plus abondante. Enfin, le soir, après avoir franchi un des détours du chemin, nous aperçûmes tout-à-coup les toits et les églises de Portland, qui étincelaient sous les rayons d’un admirable soleil couchant. Déjà la température était plus douce, l’air chaud et chargé de senteurs. On eût dit que nous venions de franchir la limite de deux mondes. Une heure après, nous entrions à Portland, et nous nous trouvions jetés tout-à-coup au milieu du mouvement et du tumulte d’une grande cité.

Nous séjournâmes vingt-quatre heures dans cette ville. Une journée et demie de marche nous conduisit ensuite à Salem, la ville capitale de l’Etat d’Orégon. Nous descendions alors droit au sud, nous dirigeant vers San-Francisco, par la belle vallée comprise entre le Pacifique et la côte ouest de la Chaîne-Cascade. Nous apercevions au pied des montagnes de magnifiques prairies, plus haut s’étalaient de sombres forêts, çà et là tachetées de neiges qui recouvrent ces hautes cimes que la superstition des Indiens a peuplées de mauvais esprits.

Le 10 septembre, nous aperçûmes les monts Langhlin et Pitt, les deux plus hauts pics au sud de la Chaîne-Cascade. Le 17, nous franchissions, dans la partie montagneuse, les limites de l’Etat de Californie, et nous descendions dans la vallée du Sacramento. Jamais peut-être, dans tout le cours de mon voyage, mes yeux n’avaient été frappés d’un spectacle plus grandiose.

Devant nous, presqu’à nos pieds, s’étendait la belle vallée de Sacramento, avec son soleil brillant, son ciel bleu foncé, ses brises chaudes et parfumées, ses magnifiques forêts, ses prairies toujours vertes. Derrière nous le mont Pitt et la Chaîne-Cascade ; à notre droite toute la partie de ces montagnes qui court vers le Pacifique ; à notre gauche, le mont Bashtl ; puis à l’horizon, à soixante lieues de distance, étincelaient les premières cimes de la Sierra-Nevada. Nous couchâmes à Yreka, bourgade située au pied des montagnes.

A mesure que nous approchions de San-Francisco, il était facile de reconnaître que nous foulions la terre de l’or. Une activité plus grande éclatait autour de nous ; à chaque instant nous rencontrions des voyageurs à pied ou à cheval, et de nombreux convois de mules ou de charriots. Les villes se multipliaient ; ce n’était plus le désert, avec ses horizons sans bornes, où l’on est seul avec la nature et Dieu. J’avais quitté la civilisation sur les bords de l’Atlantique, je la retrouvais jeune, emportée, ardente, sur les bords de l’Océan pacifique.

Le 26, nous entrâmes à Marysville. A quelque distance de la cité, nous aperçûmes sur notre gauche un rassemblement assez nombreux. Je me détachai de notre convoi, avec MM. Wyde et de Cissey, pour connaître quelle en était la cause. Nous apprîmes alors qu’une affaire d’honneur avait amené sur le terrain deux courtois terrassiers d’origine indienne, qui allaient vider leur différend les armes à la main, et selon les règles les plus rigoureuses du code du duel. Les deux champions avaient dédaigné l’usage du rifle à quarante pas. Le revolver à douze pas, avec facilité de marcher l’un sur l’autre et de tirer à volonté ne leur avait pas souri davantage. Se souvenant qu’ils appartenaient à une lignée de guerriers, ils donnaient la préférence à l’arc et aux flèches ; ce qui leur paraissait moins meurtrier. Ils étaient accompagnés de leurs témoins, bons amis de la bouteille.

Curieux d’assister à cette scène de mœurs, nous contemplâmes le combat du haut de notre selle. Les deux gentlemen échangèrent quelques flèches, et furent légèrement blessés. Les témoins déclarèrent alors satisfaites les exigences du point d’honneur et emmenèrent les adversaires au cabaret. Là, comme de vrais chevaliers, oubliant leur rancune après le combat, ils échangèrent de cordiales poignées de main, et cimentèrent leur réconciliation à l’aide d’un déjeûner convenablement arrosé de tafia.

Le 27, nous entrâmes à Sacramento-City. Quelque temps avant notre passage, les environs de Sacramento et de Marysville étaient exploités par une bande de brigands, dont le chef se nommait Tom Bell, et qui semaient dans cette contrée le vol et le meurtre. Tom Bell fut enfin pris et pendu. Le sherif Henson, du comté de Placer, dont je fis la connaissance à Sacramento, me donna les détails suivants sur cette capture, à laquelle il avait pris la part la plus active ; c’est là un des côtés les plus pittoresques de la vie du magistrat en Californie :

« Ayant reçu l’avis officiel que Tom Bell et une partie de sa bande étaient sur la route, dans le voisinage de Franklin-House, je formai un poste à Auburn et partis pour aller les arrêter. Il était tard lorsque la convocation eut lieu, et ce ne fut pas avant minuit que les volontaires arrivèrent au lieu indiqué. A cette heure, une partie de mes hommes s’approcha de Tom Bell, Ned-Conway, et un autre appelé Texas, près de Franklin-House, les reconnut et leur ordonna de se rendre. Les voleurs tirèrent leurs pistolets, mais le député sherif Moore, qui conduisait le détachement, les prévenant, fit feu, et atteignit Ned Conway, qu’il traversa d’une balle. Son cheval l’entraîna quelques pas plus loin dans les broussailles, et il tomba mort.

Bell et Texas ripostèrent au feu des assaillants, et une vingtaine de coups environ furent échangés ; l’un d’eux atteignit un des chevaux des hommes du sherif. Les voleurs se retirèrent alors avec rapidité sur la route. Accompagné du député sherif Bartlett, je me portai à leur rencontre ; nous étions tous deux armés de fusils à deux coups. Nous dirigeâmes alors nos armes vers les brigands ; mais nos deux premiers coups ratèrent ; nous visâmes alors une seconde fois, et nous vîmes Tom Bell et Texas tomber de leurs chevaux, après nos coups de feu, et se traîner dans les broussailles. Nous cherchâmes avec soin dans les environs, mais nous ne les découvrîmes point et on ne put s’emparer que des chevaux. Quelques jours après, Tom Bell fut fait prisonnier, et pendu le même jour, à cinq heures du soir. »

Le 1er octobre, nous tournâmes le Monte-Diabolo ; et San-Francisco, sa magnifique baie et ses mille vaisseaux apparurent à nos regards, tandis qu’au loin, la mer Pacifique roulait ses lames d’or.

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