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Une année au désert : $b Scènes et récits du Far-West américain

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CHAPITRE VII.

Une chasse aux bisons sur les bords de la rivière de l’Ours. — Black-Devil. — L’amour au désert ; l’Indienne Oiseau-qui-Chante ; Juana la Mexicaine. — Mistress Harriet Pewel. — Les Outlaws du désert. — Les Montagnes-Bleues. — Les troupes fédérales et les Indiens de l’Orégon.

Partis le 16 juillet de la cité des Mormons, nous reprîmes la même route jusqu’au fort Bridgers ; de là, nous remontâmes au nord sur le fort Hall, par la vallée de la rivière de l’Ours. Ce fut dans ces parages que nous pûmes vraiment, pour la première fois depuis notre départ du Kansas, nous livrer franchement et sans crainte au plaisir de la chasse. Les daims, les cailles, les grouses étaient en abondance. Chaque jour, nous nous écartions à deux ou trois milles des flancs du convoi, et nous revenions chargés de gibier. Sur la rivière nageaient des troupes nombreuses de canards et d’oies sauvages, dans lesquelles nous faisions de larges trouées. Nous n’avions guère à redouter que les ours gris ; mais nous n’en aperçûmes aucun. Pour cela, il est vrai, il nous fallait seulement traverser la rivière et gagner la montagne, où plus d’une gorge solitaire nous eût offert un tête-à-tête avec ces redoutables animaux.

Le 22 juillet, à midi, nous étions parvenus au point où la rivière de l’Ours fait un coude très-prononcé, et traverse deux fois le sentier dans l’espace de trois milles. Le cours d’eau forme ainsi un arc de cercle profond, dont la route serait la corde. Nous aperçûmes sur notre droite, et non loin du rideau verdoyant qui indiquait le cours de la rivière, une quinzaine de points noirs, que Hartwood nous assura être une troupe de bisons. En effet, à l’aide d’une excellente lunette de poche, nous distinguâmes bientôt seize de ces animaux, qui paissaient tranquillement le buffalo-grass. Ce gibier avait jusqu’alors échappé à nos recherches ; et, pour nous consoler de cet insuccès, nous faisions pleuvoir les plaisanteries sur Hartwood. M. de Cissey jurait bien haut que, revenu en Europe, il pourrait dire qu’il avait traversé en chasseur toute l’Amérique du Nord, sans avoir mangé une bosse de bison, ce qu’il considérerait comme le côté le plus original de son voyage. Mais il ajoutait que, dût-il aller conquérir ce morceau désiré dans la cuisine d’une tribu de Pieds-Noirs, il ne serait point dit qu’il viendrait jusqu’à San-Francisco sans avoir goûté ce mets américain. Nous avions toujours le cœur gros en nous rappelant ce magnifique troupeau auquel nous avions dû présenter les armes sur les bords de la Nébraska, sans pouvoir le saluer autrement que par un hurrah formidable.

Quelques jours plus tard, arrivés au fort Hall, nous apprîmes que cette prudence nous avait peut-être sauvé la vie, ou tout au moins écarté le danger d’un engagement avec une troupe nombreuse d’Outlaws indiens, sorte de brigands du désert, composée de l’écume de toutes les tribus du Far-West, qui, deux jours après, avait assassiné un parti d’émigrants. Mais revenons à nos bisons.

Notre excellent Canadien avait souri de nos plaisanteries, et nous ne doutions pas qu’il n’eût le plus vif désir de nous mettre aux prises avec ces animaux. Depuis deux jours, il interrogeait en vain la plaine pour y trouver l’objet de notre convoitise. Aussi, nos préparatifs d’attaque furent-ils faits rapidement. Nous laissâmes quatre hommes à la garde des charriots. Notre petit corps expéditionnaire fut divisé en deux troupes. L’une d’elles, et j’en faisais partie, ainsi que Hartwood et M. de Cissey, devait franchir la rivière au point où elle coupait pour la première fois notre route, faire un détour de quelques milles, et revenir ensuite sur le cours d’eau, tous les chasseurs espacés en demi-cercle, à une assez large distance les uns des autres, pour se rapprocher ensuite peu à peu.

L’autre troupe qui, avant d’agir, avait ordre d’attendre que notre mouvement tournant fût exécuté, devait, à un signal donné, rabattre sur nous les bisons. Au bout d’une heure, nous étions tous postés. Hartwood nous avait placés au centre, M. de Cissey et moi. Quant à lui, il avait gagné une des extrémités de l’arc de cercle. Nous avançâmes alors rapidement, sans crainte d’être aperçus des bisons, dont nous étions séparés par la rivière et le rideau d’arbres qui en couvrait les bords. William nous avait donné pour instructions de viser le gibier autant que possible au défaut de l’épaule ; car il est rare qu’une balle arrête court ces robustes animaux. On a vu même des bisons, atteints au cœur, courir encore pendant plusieurs centaines de mètres avant de rendre le dernier soupir. Un bison peut recevoir douze ou quinze balles dans les autres parties du corps, et, malgré une longue poursuite, échapper aux chasseurs. Dans ces sortes d’expéditions, les chasseurs et les Indiens, après le premier feu, rechargent leurs armes, au galop de leurs montures, en versant seulement la poudre et en glissant immédiatement par-dessus la balle mouillée de leur salive. Ils tiennent à cet effet sept ou huit balles toutes prêtes dans leur bouche. C’est le mode que suivirent ceux d’entre nous qui n’avaient pas de fusils à bascule.

Depuis plus d’un quart d’heure déjà, les cris et quelques coups de feu de nos rabatteurs nous avertissaient que leur mouvement était commencé ; quelques minutes de galop nous avaient portés à cinq cents mètres de la rivière, et nous attendions immobiles, à une portée de fusil les uns des autres, lorsque, tout-à-coup, la bordure de saules et de frênes s’entrouvrit de notre côté et nous laissa voir, arrivant sur nous à toute vitesse, d’abord deux bisons, puis quatre autres, et enfin la bande tout entière. L’eau ruisselait de leurs flancs. En quelques minutes ils furent sur notre ligne.

Un magnifique taureau se dirigeait sur l’espace resté libre entre moi et M. de Cissey. Piquant des deux, nous nous élançâmes à la fois sur lui ; il reçut à dix pas nos quatre coups de feu : il fléchit et s’agenouilla ; mais, se relevant bientôt, il chargea mon compagnon en poussant un mugissement effroyable. M. de Cissey, excellent cavalier, voulut l’éviter en enlevant son cheval par un saut de côté, lorsque tout-à-coup les jambes de derrière du coursier s’enfoncèrent dans le sol, et cheval et cavalier se trouvèrent sur le flanc.

M. de Cissey avait été heureusement jeté du côté opposé à celui par lequel arrivait l’animal furieux, qui, exerçant sa rage sur le cheval, lui déchira le flanc de deux coups de ses cornes courtes, mais acérées. M. de Cissey, avec le sang-froid d’un Gaulois chassant l’auroch dans les forêts de la vieille Europe, se dégagea lestement, et, d’un coup de revolver à l’épaule, acheva l’animal, qui s’affaissa lourdement sur le pauvre cheval, à moitié privé de vie. Une cache où des chasseurs avaient déposé des trappes à castor était la cause de cet accident.

Le cheval de M. de Cissey, excellent animal, étalon mustang, d’un noir de jais, à l’œil intelligent et plein de feu, qu’il montait depuis notre départ de Jefferson-City, outre les graves blessures que lui avait faites le bison, s’était brisé la cuisse gauche. Nous fûmes contraints de l’achever sur place : un coup de pistolet dans l’oreille termina ses souffrances. Pauvre Black-Devil ! Tout-à-l’heure encore si brillant, et pourtant si docile, il allait maintenant servir de pâture aux ours et aux coyotes.

Lorsque nous retournâmes au camp, je surpris des larmes dans les yeux de M. de Cissey. Au désert, pour le voyageur et le chasseur, le cheval, c’est souvent un compagnon fidèle, un ami, parfois c’est la vie.

Pendant que s’accomplissait ce rapide épisode, nos compagnons ne restaient pas inactifs. Les coups de feu pétillaient autour de nous. Je vis Hartwood, chargé par un bison blessé, l’attendre de pied ferme, jusqu’à ce que l’animal fût à cinq pas de lui, et, à ce moment, enlever son cheval par un bond de côté qui eût fait le plus grand honneur à un picador espagnol ou à un gaucho. En même temps, il lui envoyait entre la bosse et la nuque un coup de carabine qui le rendit fou de douleur. Le bison se précipita dans la rivière, qu’il teignit de son sang, et où bientôt il expira.

Sept bisons furent tués sur place. Trois autres, y compris celui qui périt dans la rivière, allèrent tomber à quelque distance du lieu de l’action. Le reste s’échappa, plus ou moins grièvement blessé.

La curée fut faite rapidement ; nous primes seulement la peau et la bosse de chaque animal. Nous regagnâmes ensuite le campement du soir. Quelques heures après, deux bosses de bisons rôtissaient devant un feu clair et vif, et nous fournissaient un succulent repas, que nous arrosâmes largement et gaîment en causant des incidents de notre chasse.

Le 24 juillet, nous arrivâmes au point où la route tourne brusquement à l’ouest, pour quitter l’Orégon et gagner les montagnes de la rivière Humboldt. Cette direction était opposée à celle que nous devions suivre pour arriver au fort Hall, situé au nord ; nous abandonnâmes la route tracée pour nous engager dans l’espace désert compris entre la rivière Lewis et l’extrémité nord de la chaîne Wasatch. Vers midi, nous entendîmes de nombreux coups de feu, et nous arrivâmes bientôt au campement d’une tribu d’Indiens-Serpents, située au fond d’une vallée. Tout le village paraissait en révolution. Les femmes poussaient des cris aigus et avaient revêtu leurs plus beaux atours. L’eau de feu circulait largement dans les wigwams. Cette tribu avait fait, quelques jours auparavant, au fort Hall, un échange de fourrures contre de l’eau-de-vie, des étoffes, de la poudre et des fusils. Cette opération commerciale était la cause des saturnales auxquelles les Indiens se livraient lors de notre arrivée. Parmi les femmes, quelques-unes n’étaient pas dépouillées de certains attraits ; leur visage aurait pu passer pour joli dans les établissements. Nous eu fîmes la remarque à Hartwood :

« Ces beautés, nous dit-il, ont encore aux yeux de nous autres coureurs du désert cette qualité de n’être point insensibles. Plus d’un trappeur a pour maîtresse, et quelquefois pour compagne fidèle, une fille ou une femme indienne. Moi-même, pendant le cours de mon existence aventureuse, j’ai noué et dénoué avec ces sauvages houris des liens que vous autres Français appelleriez charmants, mais qui, pour moi, étaient utiles avant tout, en me facilitant la connaissance des mœurs et des dialectes des Indiens, notions indispensables pour commercer facilement avec eux.

» J’ai obtenu chez les Sioux les faveurs d’une des plus jolies Peaux-Rouges qui aient jamais dormi sous un wigwam. Elle se nommait l’Oiseau-qui-Chante, et sa voix était aussi douce que celle du moqueur. J’ai toujours pensé qu’elle était fille d’un blanc et d’une Indienne. Elle avait en effet les traits d’une Européenne avec la peau cuivrée du sauvage.

» L’Oiseau-qui-Chante était la femme d’un grand chef.

» Elle était jusqu’alors restée stérile et son mari la battait toujours, parce qu’elle ne donnait pas de guerriers à la tribu, tandis que ses quatre autres femmes l’avaient rendu chacune père d’un fils dont on a dit depuis : c’est le sang d’un brave.

» La pauvre fille était honnie, conspuée par ses quatre rivales, fières de leur fécondité. C’était sur elle qu’incombaient les corvées les plus pénibles, les travaux les plus durs. Et pourtant elle restait toujours douce et bonne, sans haine contre ses bourreaux. Je la rencontrai pendant une saison de chasse, que je passai chez les Sioux. Cette misère supportée avec résignation me toucha le cœur au moins autant que les charmes de la pauvre délaissée. C’était près de moi qu’elle venait se consoler de ses mésaventures et de ses souffrances de chaque jour. J’ai vu bien souvent ses charmantes épaules et sa gorge arrondie porter les traces bleuâtres et parfois sanglantes de la brutalité de son mari.

» Au bout de quelque temps, le chef découvrit notre liaison. Il n’osa se venger sur moi parce que j’étais dans ce moment chez sa tribu le représentant de la compagnie américaine des fourrures, qui lui aurait fait payer ma mort. Mais il se dédommagea sur sa femme ; les coups et les injures plurent encore avec plus d’intensité sur la pauvre Oiseau-qui-Chante. Bientôt elle dut rester des journées entières enfermée dans son wigwam. Lorsqu’elle en sortait, elle était surveillée de près ou de loin par son tyran, ou une de ses femmes. Pour passer quelques minutes avec elle, je n’avais d’autre moyen que de me glisser la nuit tout armé dans sa tente, séparée seulement par une peau de bison de celle du chef.

» Je n’ignorais pas que ma vie courait alors un grand danger. Car si j’avais été tué dans une de ces excursions nocturnes, personne n’eût eu le droit de demander compte de mon sang au mari outragé, bien que les Indiens n’aient point à l’égard de leurs infortunes conjugales les mêmes susceptibilités que les blancs.

» Enfin, un jour, Oiseau-qui-Chante, à bout de forces, me proposa de fuir avec moi, et de quitter pour toujours la tribu :

— Ami, me dit-elle, Oiseau-qui-Chante a le courage de la panthère et les jambes du daim ; elle t’accompagnera dans la prairie elle sera toujours à tes côtés dans les fatigues comme dans le repos, la nuit comme le jour. Elle veillera pour toi au moment du danger ; elle te préparera ta nourriture. Quand ton bras sera fatigué, elle portera ta carabine. Oiseau-qui-Chante sera toujours heureuse et contente, si ton regard lui dit : C’est bien.

» En entendant ces douces paroles, des larmes me vinrent aux yeux. Un pareil attachement me remuait profondément malgré tous mes efforts pour me contenir. Oiseau-qui-Chante s’en aperçut.

— Mon ami accepte ! s’écria-t-elle en se précipitant vers moi, et en couvrant mes mains de baisers.

» Mais bientôt cette ivresse se changea en désespoir lorsque je lui fis comprendre que ce projet était irréalisable. La fin de mon séjour dans la tribu approchait. Je devais regagner Saint-Louis, où je séjournerais quelques mois. J’ignorais ensuite sur quelle partie du continent américain je dirigerais mes pas, et dans quel genre d’entreprise je me lancerais. La pauvre fille s’assit alors dans un coin de la tente, ramena sa robe sur ses yeux, et demeura ainsi deux jours sans prendre de nourriture, absorbée dans sa douleur.

» Quelque temps après, pour éviter une nouvelle effusion de larmes, ayant réglé mes affaires avec la tribu, je partis furtivement la nuit, comme un coupable, le cœur serré, emportant avec moi le regret des heures écoulées. Mais je n’ai point oublié Oiseau-qui-Chante, et plus d’une fois, seul au désert, j’ai revu dans le passé la douce figure de la pauvre indienne.

— Mais, dis-je à William, dans des liaisons de cette nature, les sens ont plus de part que le cœur. Permettez-moi donc de vous demander si, dans le cours de votre vie, les occupations qui l’ont remplie ont jamais laissé place à quelqu’une de ces affections sérieuses qui font le bonheur ou le malheur d’une existence tout entière.

— Oh ! oui, reprit Hartwood en pâlissant, et d’une voix émue. Il y a eu dans ma vie une grande catastrophe, un nuage qui l’assombrira jusqu’au dernier jour. Vingt années se sont écoulées depuis lors, et cependant tout est encore présent à mon souvenir comme si c’était hier. Ce drame, si je vous le raconte, vous paraîtra sorti de l’imagination de quelque conteur, et pourtant ces cheveux qui argentent mes tempes sont là pour attester la vérité. Ils ont blanchi en quelques heures ; c’est l’œuvre d’une nuit de douleur et d’angoisse.

Voici ce que le trappeur nous raconta :

— En 1838, j’étais venu me reposer à Saint-Louis d’un voyage dans l’Ouest. Je devais rester deux mois dans cette, ville où m’appelaient aussi quelques affaires d’intérêt. Je fis la connaissance d’un Mexicain nommé José Ibarra, qui habitait les établissements au nord du Nouveau-Mexique, à Taos, petite ville située à vingt-cinq lieues au nord de Santa-Fé, au pied de la Sierra-Moro, sur un des affluents du Rio-Grande-del-Norte. Cet homme, aux passions violentes et joueur effréné de monte, comme presque tous ses compatriotes, était au demeurant un assez bon garçon, lorsqu’on savait être assez prudent avec lui pour éviter une querelle. Gambusino de son état, il était venu à Saint-Louis dans le but d’enrôler pour une expédition sur la rivière Gila un certain nombre d’Américains, car il avait le bon sens de préférer la solidité et le courage de la race saxonne à l’énergie souvent de peu de durée particulière aux Mexicains.

On parlait, depuis quelque temps déjà, de la découverte de riches placers sur les bords de la Gila. Mais la plupart des expéditions organisées dans les établissements du Nouveau-Mexique avaient échoué devant les fatigues et les dangers de cette exploration. Ces trésors étaient étroitement gardés par les Navajoes et les Apaches, et souvent la soif et la faim se coalisaient avec les Indiens, ces redoutables ennemis des chercheurs d’or.

A cette époque j’avais déjà parcouru le Far-West depuis la rivière Kansas jusqu’à la Nouvelle-Bretagne, ainsi que les deux versants des Montagnes-Rocheuses. Mais la plus grande partie de l’Utah, l’Orégon, la Californie et surtout le Nouveau-Mexique, m’étaient complètement inconnus. Le désir de voir de nouvelles contrées, de courir de nouvelles aventures, et peut-être aussi de m’enrichir, me déterminèrent à faire partie de l’expédition de José Ibarra, qui ne me ménageait pas les séduisantes descriptions des merveilles de la terre de l’or.

Un mois après, nous partîmes pour Taos, en compagnie d’une vingtaine d’Américains. Nous y arrivâmes au bout de six semaines. Là, nous devions attendre pendant une quinzaine de jours environ que la portion mexicaine de l’expédition fût réunie. Nous nous installâmes assez commodément dans une auberge, qui devint le rendez-vous de tous ceux qui composaient notre troupe. Tous ces gens étaient plus riches d’espérances que d’argent, ce qui n’empêchait pas le maître de l’auberge de leur faire crédit, comptant pour être payé sur les profits de l’expédition.

Le second jour de notre arrivée, José me présenta à un de ses compatriotes, nommé Miguel Tula, qu’il appelait son associé. La figure dure et sombre de cet homme me déplut tout d’abord. Quoique petit et assez maigre, on me le présenta comme étant d’une force et d’une vigueur peu communes. Une profonde cicatrice, produite par la blessure d’un coup de couteau, lui sillonnait la joue gauche depuis le nez jusqu’à l’oreille, et j’ai vu depuis que, dans une querelle, il était toujours un des premiers à jouer du couteau.

Le lendemain, José me proposa de rendre visite à sa mère et à sa sœur, qui habitaient un petit rancho, situé à une demi-lieue de la ville. Je l’accompagnai volontiers, ne sachant comment tuer le temps en attendant le départ. Au bout de vingt-cinq minutes nous arrivâmes à l’entrée du rancho. C’était une petite construction en adobes, couverte en paille de maïs, et divisée en trois pièces. Les murailles étaient en mauvais état, et la toiture à jour dans plus d’un endroit. Derrière la maison s’étendait un petit jardin entouré d’une haie de cactus, et couvert en partie d’herbes sauvages et d’arbres à fruits, à l’exception de la portion la plus rapprochée de l’habitation, qui était cultivée et produisait des pastèques et des légumes.

Lorsque nous entrâmes, les deux femmes étaient occupées à fabriquer des tortillas en farine de maïs. Je fus frappé de la beauté de la jeune fille ; elle s’appelait Juana. Quoique ses traits soient pour toujours gravés dans mon cœur et dans mes yeux, je vous dirai seulement qu’elle était belle, mais belle comme le sont les femmes de son pays. Je n’avais jamais vu que les Indiennes ou les visages roses de nos jolies Canadiennes et Yankees. Je fus vivement impressionné par cet œil ardent et profond, par cette peau d’une blancheur mate qui faisait ressortir l’arc noir des sourcils et l’ébène de la chevelure.

Je m’aperçus bientôt que Miguel Tula produisait sur la jeune fille un effet désagréable. Miguel s’approcha d’elle familièrement, et lui prenant la main, voulut l’embrasser. Juana se jeta vivement en arrière, avec un mouvement de dégoût ; elle passa de suite dans la pièce voisine, après avoir échangé quelques paroles avec son frère. Cette retraite fut considérée par ce dernier et par Miguel comme une bouderie ou un caprice ; et José m’apprit qu’il avait autorisé son associé à faire la cour à sa sœur, dont ce dernier allait bientôt devenir l’époux.

Au bout d’un quart d’heure Juana reparut et vint partager notre repas. Il était facile de voir qu’elle avait pleuré. De tout cela je conclus que l’union projetée aurait lieu contre le gré de la jeune fille. Je l’examinai bien pendant quelques heures que je passai ce jour-là au rancho. Elle était bonne et douce, respectueuse envers sa mère, pleine de sollicitude pour son frère. José me dit qu’elle vivait retirée, et que jamais on ne la voyait paraître dans les parties de plaisir, tertullias ou fandangos, pour lesquels les Mexicaines montrent un goût si prononcé.

Le soir, en regagnant Taos, je sentis que mon cœur était pris, et que mon bonheur était lié désormais à cette jeune fille. Elle avait paru me savoir gré des prévenances et du respect que j’avais montrés pour elle pendant cette première visite. Le lendemain, pendant que José vaquait à ses affaires, ou jouait au monte, je revins au rancho, et j’y passai la plus grande partie de la journée. Deux jours après, José et son associé s’absentèrent pour une semaine.

Quand ils revinrent, j’avais fait à Juana l’aveu de mon amour, et j’étais certain qu’elle m’aimait.

J’appris alors que son frère l’avait fiancée contre son gré à Miguel ; qu’elle détestait cet homme, dont les vices ne lui inspiraient que du dégoût ; mais ce Miguel était un habile chercheur d’or, et José espérait se l’attacher pour longtemps en lui faisant épouser sa sœur.

Nous passâmes ainsi quelques nuits bien heureuses dans le petit jardin du rancho en parlant de notre amour. Dans nos rêveries de bonheur nous entrevoyions toute une existence à deux dans cette chaumière, et sous ces ombrages. Et cependant nous sentions que, persister dans ces projets, c’était amener une catastrophe inévitable ; car Miguel aimait Juana, et José n’abandonnerait pas facilement les espérances de fortune que cette union pouvait réaliser.

Un évènement inattendu précipita cette catastrophe. Dans la nuit qui précéda le retour de José et de son associé, la mère de Juana, déjà vieille et infirme, mourut en quelques heures. Quand j’entrai le matin au rancho, je trouvai la jeune fille qui pleurait auprès d’un cadavre. Deux heures après, Miguel et José arrivèrent. Ma présence parut les étonner ; par discrétion, je revins à Taos.

Dans la nuit je retournai à la chaumière ; j’entrai avec précaution par la haie du jardin, et je parvins sans bruit jusqu’à la fenêtre de la chambre de Juana. Elle était seule et m’attendait. José et Miguel dormaient dans la pièce voisine. Juana m’apprit que son frère lui avait annoncé qu’elle épouserait Miguel dans quelques jours, avant notre départ pour la rivière Gila, afin que le nom de son mari la protégeât du moins pendant notre absence, et qu’elle abandonnerait alors le rancho pour venir habiter la ville. Elle avait alors tout avoué à son frère. José était entré dans une violente colère, qu’avait bientôt partagée Miguel, et tous deux proféraient contre moi des menaces de mort.

En me faisant ce récit, la pauvre fille tremblait de tous ses membres, en proie à une fièvre violente causée par les émotions de la nuit et du jour précédent. Je la quittai pour rentrer à l’auberge. Le jour venu, je réglai mon compte avec l’hôtelier, je visitai mes armes et j’harnachai mon cheval, afin d’être prêt à tout évènement.

J’attendis tout le jour sans voir paraître José et son associé, retenus au rancho par l’enterrement de la vieille femme. Une heure avant le coucher du soleil les deux hommes entrèrent à l’auberge, et demandèrent à l’hôte si j’étais dans la maison. Sur sa réponse affirmative, je les entendis se diriger vers ma chambre. J’avoue qu’en ce moment le cœur me battait à rompre ma poitrine. J’avais cependant déjà couru bien des dangers, pris part à de terribles scènes de carnage. Mais cette fois il s’agissait de celle que j’aimais, de mon bonheur, de l’homme avec lequel j’avais vécu depuis plus de deux mois.

Lorsqu’ils entrèrent, je fis tous mes efforts pour être calme. J’étais en costume de voyage, mon bowie knife et mes pistolets au côté. Mes deux adversaires n’avaient pour armes, du moins en apparence, que leur couteau. José prit aussitôt la parole, et sans transition, il m’accusa d’avoir ensorcelé sa sœur, et manqué au devoir de l’hospitalité et de la confraternité qui me liait avec lui. Bien que ce reproche fût assez plaisant de la part d’un Mexicain, la circonstance était trop grave pour me donner à rire, je lui répondis tout simplement que j’aimais sa sœur, que j’étais certain de son affection pour moi, et que nous nous étions juré d’être l’un à l’autre.

Pendant que nous échangions ces paroles, Miguel Tula, qui paraissait se contenir à peine, et dont la main tourmentait le manche de son couteau, s’avança vers moi les dents serrées, en me demandant si je renonçais à mes prétentions sur Juana. Je répondis : Non ! d’une voix ferme. Miguel tirant alors son couteau, s’élança sur moi. Mais d’un bond je franchis la table près de laquelle je me tenais, et, avant qu’il pût me rejoindre, je lui fis sauter la cervelle. Au même instant José arrivait aussi sur moi, le couteau à la main ; je retournai lestement le pistolet, et, d’un coup de crosse, je l’envoyai rouler à l’autre bout de la chambre. En deux bonds, je fus à l’écurie, je sautai sur mon cheval, et quelques minutes après j’étais sur le chemin du rancho.

Les étoiles commençaient à s’allumer à la voûte céleste ; l’air était chargé du parfum des fleurs ; la brise du soir murmurait à tous les buissons. Mais la tempête et l’orage étaient dans mon cœur. Lorsque j’entrai dans la chambre de Juana, elle était couchée sur une natte ; je fus effrayé de sa pâleur. Je lui racontai la scène qui venait de se passer, la pauvre fille ne l’avait que trop prévue. Je l’engageai à fuir avec moi. J’avais alors un excellent cheval qui nous porterait tous les deux jusqu’aux premiers forts du Kansas, en admettant que je ne pusse pas m’en procurer un autre à Santa-Fé.

— Non, William, me répondit-elle, laissez-moi mourir ici, je serais peut-être plus tard pour vous un embarras et un remords. Ici la fièvre et le chagrin me tueront assez vite pour que je ne souffre pas longtemps. Regagnez les Etats-Unis. Souvenez-vous seulement parfois de la pauvre Juana, qui vous aimait bien.

Je tirai alors de ma ceinture mon second pistolet encore chargé, je l’armai et dirigeant sur mon cœur l’extrémité du canon.

— Juana, lui dis-je, je vous jure par les cendres de ma mère que si vous refusez de me suivre et d’être ma femme, je me tue à l’instant.

Mon air froid et déterminé, en prononçant ces mots, firent comprendre à Juana que j’étais homme à faire ce que je disais. Elle se leva faible et chancelante :

— Je suis prête, William, me dit-elle.

Il n’y avait pas de temps à perdre, je sautai sur mon cheval, la pris en croupe, et nous partîmes.

Je me dirigeai vers le Sud pour gagner Santa-Fé, tourner ensuite l’extrémité sud de la Sierra-Moro et rejoindre la route du Kansas. Il eût été plus court de traverser la Sierra, où il existait peut-être quelque col praticable pour les cavaliers ; mais ne connaissant pas le pays je n’osais m’y aventurer.

La nuit était obscure ; on eût dit que mon vaillant cheval comprenait que j’emportais tout ce que j’avais de plus précieux au monde, tant il galopait avec ardeur. Les deux bras de Juana m’entouraient la taille, et je les sentais frissonner sous l’étreinte de la fièvre, tandis que le feu qui brûlait ma compagne arrivait jusqu’à moi à travers ses vêtements et les miens. Quatre ou cinq fois par heure, je m’arrêtais pour laisser souffler mon cheval et donner à Juana quelques gouttes de l’eau contenue dans ma gourde, que je remplissais aux rares et maigres ruisseaux que nous traversions.

Le lendemain, avant midi, nous arrivâmes à une lieue de Santa-Fé. Je déposai ma compagne dans un rancho abandonné, et remontant à cheval je galopai vers la ville. Quelques heures après j’en revins, amenant avec moi un cheval tout harnaché, que j’avais acheté. Mais la pauvre fille était si faible que je dus presque la porter sur sa selle. Nous partîmes au coucher du soleil, emportant quelques provisions achetées aussi à la ville.

Le lendemain, vers la nuit, nous galopions sur la route du Kansas. Mais Juana s’affaiblissait de plus en plus sous la fièvre ardente qui la minait. Elle avait de fréquents évanouissements, et serait tombée vingt fois si je ne l’eusse attachée solidement sur sa selle, tandis que je conduisais moi-même son cheval. Nous étions arrivés à l’endroit où le sentier traverse la rivière Moro, à quelques lieues du fort Union ; la chaleur était suffoquante, et un orage, aux éclairs silencieux pour nous, allumait dans le lointain les sommets de la Sierra, lorsque Juana, qui, depuis quelques heures parlait avec peine, me fit signe d’arrêter. Sautant alors en bas de mon cheval, je la pris dans mes bras, et la déposai à quelques pas sur l’herbe qui croissait au pied d’un cotonnier, non loin du bord de la rivière.

A genoux auprès d’elle, je voyais à travers mes larmes sa figure amaigrie, et ses yeux qui semblaient briller d’un feu intérieur. Dans un moment où je me penchais pour entendre ses paroles, elle passa un de ses bas autour de mon cou, et attirant doucement mon visage près de ses lèvres :

— William, me dit-elle, je sens que je meurs, et je meurs presque heureuse, puisque tu m’aimes. Si Dieu eût voulu que je vécusse, ma vie eût été consacrée à ton bonheur. Que sa volonté soit faite. Allons, ami, du courage ! Le missionnaire français qui, il y a trois jours, priait sur ma mère, m’a dit que nous serions un jour tous réunis dans le ciel. Adieu, ami ; plutôt, au revoir.

Je n’entendais presque plus sa voix. Je collai mes lèvres aux siennes ; j’étais fou ! on eût dit que je voulais souffler la vie dans ce corps d’où la vie s’échappait. Tout-à-coup le bras qui pressait mon cou s’amollit. Je sentis un frisson suprême courir dans tout ce corps charmant. Un léger souffle vint errer de ses lèvres aux miennes. Tout était fini ! j’étais seul avec un cadavre.

En ce moment, l’orage qui grondait depuis quelques heures sur la Sierra s’étendait au-dessus de la plaine. Je passai toute la nuit dans un anéantissement profond, les mains de Juana dans les miennes, et sentant la chaleur quitter peu à peu le cadavre. Quand le soleil parut, je pris mon couteau, et je creusai la fosse où allait s’engloutir le plus grand bonheur de ma vie. J’y déposai ma bien-aimée, sa tête fut la dernière partie du corps que je couvris de terre. Je ne pouvais me décider à jeter entre elle et moi ce voile éternel et suprême.

Quand j’eus fini cette horrible tâche, je sautai sur mon cheval, et saisi de vertige je m’élançai sans tourner la tête dans la direction du nord. Je ne sais pas combien de temps je courus ainsi. Je me souviens seulement que tout-à-coup un nuage passa devant mes yeux, et je sentis les rênes échapper de mes mains, tandis que je tombais lourdement à terre.

Quand je revins à moi, j’étais entouré d’Indiens Arapahoes. Je prononçais des mots sans suite. Ils pensèrent que le Grand-Esprit m’avait visité ; ils me placèrent sur mon cheval et me conduisirent à leur village, éloigné de douze ou quinze milles. J’y restai deux jours sans prendre de nourriture. Avec le calme mes idées revinrent ; ce fut pour pleurer encore. Puis je me souvins que j’étais homme et que je pleurais devant des Indiens. Je remontai à cheval et me rendis au fort Bents. Quelques semaines après j’étais de retour à Saint-Louis. Mes amis ne me reconnurent pas ; ils me prenaient pour mon père.

Je ne restai pas longtemps à Saint-Louis. J’avais besoin d’être seul avec mes souvenirs. Je partis pour l’Orégon, et souvent, au désert, j’ai pleuré des nuits entières en contemplant les étoiles, qui semblaient se pencher vers moi pour me parler d’elle.

Depuis ce temps, je n’ai plus aimé ; la vue d’une femme jeune et belle me fait tressaillir, et je me détourne des gens heureux.


Le 26 juillet, vers le soir, nous arrivâmes au fort Hall, situé sur la rivière Lewis. Nous y trouvâmes plusieurs partis d’émigrants ou de trappeurs. Les uns revenant de la Californie ou de l’Etat de Washington, les autres se dirigeant vers ces contrées.

Au nombre de ces derniers se trouvaient une jeune dame américaine et son mari, se rendant en compagnie d’une dizaine d’hommes à Olympia, dans le Washington. Elle se nommait mistress Harriet Pewel. Partie de Trenton, dans le New-Jersey, elle faisait la route à cheval depuis Jefferson-City. Bien qu’elle parût d’une organisation délicate, elle supportait vaillamment les fatigues du voyage. Un seul charriot accompagnait Mme Pewel et son mari. Un de leurs compagnons nous assura que cette intrépide amazone ne profitait que bien rarement pendant le jour du petit lit de repos que la voiture renfermait. Quoique portant un costume dont la forme se rapprochait de celui d’un homme, mistress Pewel chevauchait sur une selle d’amazone. Elle était vêtue d’un justaucorps et d’un large pantalon en velours vert écru ; des guêtres de daim dessinaient sa jambe élégante et fine, des bottines en cuir, un chapeau en poil de vigogne complétaient son costume. A la voir ainsi légère et rieuse on l’eût prise pour un jeune homme de quinze ou seize ans, si de beaux et longs cheveux châtains descendant sur le col, soutenus par une résille, n’eussent révélé son sexe. Elle portait un léger fusil à bascule et une cartouchière en cuir verni dont la ceinture serrait sa taille élancée.

M. Pewel et sa charmante femme nous apprirent que, deux jours après notre passage sur le territoire des Pawnees, une troupe d’émigrants composée de quarante-cinq hommes, six femmes et deux enfants avaient été attaqués à vingt lieues du fort Laramie, près de la rivière Horse, par une bande composée d’une centaine de brigands du désert. On retrouva sur le terrain les cadavres de dix-sept hommes et d’un enfant. Ces malheureux avaient été scalpés, les femmes et les hommes survivants emmenés prisonniers, les charriots pillés et incendiés.

La bande coupable de cet assassinat était composée de l’écume des tribus au sud de la Nébraska, telles que les Cheyennes, les Arapahoes. On croyait que des Apaches et des Navajoes, qui habitent les déserts au nord du nouveau Mexique et du Texas, faisaient partie de cette horde. On trouva en effet, sur le théâtre de la lutte, car les émigrants s’étaient défendus, les débris d’une lance Navajoes.

A la nouvelle de cette catastrophe, les tribus avoisinant le fort Laramie, firent connaître au directeur de cet établissement qu’elles niaient toute participation à cet évènement ; et elles se mettaient à sa disposition pour châtier ces brigands, aussi bien les ennemis des Peaux-Rouges que des blancs.

15 Août. — Nous avons atteint aujourd’hui le fort Walla-Walla, au confluent des deux branches sud et nord de la Columbia, et sur les limites des Etats d’Orégon et de Washington.

En quittant le fort Hall pour nous diriger sur le fort Boisé, nous traversâmes le territoire des Indiens Bounacks, immenses plaines arides et desséchées sillonnées seulement par de rares et maigres cours d’eau, affluents de la rivière Lewis. Ce n’est que cent cinquante lieues plus loin, en approchant du fort Boisé et de la rivière aux Malheurs, que la végétation reparaît avec une splendeur qui annonce déjà les chauds rivages de l’Océan pacifique.

Arrivés le 5 août au fort Boisé, nous aperçûmes dans un lointain horizon les sommets des Montagnes-Bleues. Ce fort est situé à quelques lieues du point où la rivière aux Malheurs se jette dans la branche Lewis. Depuis cet établissement, jusqu’à la profonde vallée par laquelle notre route traversait l’extrémité nord de la chaîne des Montagnes-Bleues, nous côtoyâmes pendant dix jours de magnifiques contrées couvertes d’épaisses forêts et de prairies luxuriantes qui nous rappelaient, avec des teintes plus chaudes, les plus belles prairies du Kansas.

Cette partie de notre voyage s’accomplit sans incidents remarquables, nous ne fûmes en aucune façon inquiétés par les Indiens, quoique les tribus de cette partie de l’Amérique fussent en hostilités continuelles avec les troupes fédérales ; mais elles ont reçu quelques vigoureuses leçons. Deux années auparavant, le colonel américain Kelly, et le détachement qu’il commandait, fut mis par les Indiens dans une position assez critique, si l’on en juge par la dépêche suivante, dont on nous montra la copie au fort Walla-Walla :

« Nous nous rendions de la rivière Do Shute à la vallée de Whitman, lorsque nous fûmes attaqués par quatre cents Indiens contre lesquels nous nous défendîmes tout le jour, en avançant de dix milles le long de la rivière Walla-Walla. A la nuit, le combat fut suspendu par la fuite des Indiens. Nous les avons délogés de toutes leurs positions derrière les broussailles, sur le bord du fleuve et sur les hauteurs avoisinantes. Le lendemain, le combat fut repris et tout le jour encore le harcèlement continua. Le soir, ils s’enfuirent comme ils avaient fait la veille. Pendant cette seconde journée leur nombre s’était beaucoup accru ; ils devaient excéder six cents. Au jour, des projectiles furent échangés de nouveau, et, je regrette de le dire, beaucoup de braves soldats tombèrent à mes côtés. Cependant les pertes des Indiens ont dû beaucoup dépasser les nôtres.

» Parmi les morts, je dois citer le chef de la vallée Walla-Walla, le célèbre Peu-Peu-Mox-Mox ; il avait été fait prisonnier, et comme il essayait de s’échapper pendant la bataille, on le tua, lui et quatre autres prisonniers qui avaient partagé la tentative de leur chef. Le jour qui suivit, nous nous attendions à une nouvelle attaque, et j’avoue qu’elle nous inquiétait, impuissants comme nous l’étions à continuer le combat. Nos munitions commençaient à s’épuiser, et nos chevaux à succomber à la fatigue. Les pauvres animaux étaient devenus si faibles, qu’il nous était impossible de charger les Indiens. Ceux-ci, montés sur des chevaux frais, nous eussent facilement échappé. Nous nous maintenons derrière une palissade assez forte que nous avons construite. Nos munitions seront épuisées dans deux jours, et, si nous ne recevons pas d’ici là des secours du fort Henriette, notre situation sera des plus critiques. Quant aux provisions de bouche, il nous en reste au plus pour trois jours. Envoyez-nous donc toutes choses ici promptement, je ne quitterai ce poste qu’à la dernière extrémité. » Le brave colonel fut heureusement secouru à temps, et les Indiens définitivement repoussés.

Les conditions dans lesquelles on fait la guerre contre les Indiens, à l’ouest de la Columbia, en deçà des cascades, dans les territoires de l’Orégon et de Washington, sont d’une nature à part. C’est une entreprise fort sérieuse. Elle présente des difficultés de terrain, d’accès, d’approvisionnement, dont les autres luttes avec les Indiens donnent à peine l’idée. Elle place en outre les troupes des Etats-Unis en face d’ennemis réellement redoutables par leur énergie, leur courage, leurs armes et la résolution bien prise de se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Les tribus indiennes de ces contrées ne sont cependant pas toutes disposées au combat, mais le plus grand nombre sont hostiles et ne seront réduites qu’avec de grandes difficultés.

Dans ces déserts, la marche des troupes est fort lente. Du fort Dalles à la jonction des deux bras de la rivière Snake, la distance à parcourir est d’environ deux cents milles. Quelques semaines auparavant, un détachement avait effectué ce trajet. Un officier, blessé pendant les premiers jours de l’expédition, et qui achevait de se rétablir au fort Walla-Walla, nous donna quelques détails sur la guerre dans ces contrées.

« Quel pays pour la poussière, nous disait-il. Elle est quelquefois si dense, qu’il est impossible de distinguer les objets à quelques pas. Les hommes sont contraints de marcher les uns près des autres, escortant les pièces d’artillerie ou les charriots, sous une chaleur étouffante, enveloppés d’une poussière impalpable, sous le rayonnement d’un soleil sans pitié, manquant d’eau, et ayant en perspective une marche de vingt-cinq milles par jour sur du sable, dans ces conditions. Vous pouvez concevoir l’idée des félicités dont jouissent ceux qui vont faire la guerre aux Siwaches du territoire de Washington. »

Le petit corps d’armée dont cet officier faisait partie était sur les bords de la rivière Snake, où il attendait des renforts. Aucun engagement sérieux n’avait encore eu lieu. Plusieurs fois, il s’était trouvé à portée des Shoshones, mais sans les inquiéter. L’ennemi contre lequel on devait surtout frapper se composait des tribus Spokans, Pelouse, Siwaches et leurs alliés. Un traité a été conclu avec les Nez-Percés. Ils ont fourni trente jeunes guerriers, qui marchent avec les troupes fédérales contre l’ennemi commun, et obéissent à des chefs renommés, Sported, Eagle et le capitaine John. Les Indiens portent l’uniforme des troupes d’infanterie, mesure jugée nécessaire pour les distinguer des autres Indiens. Ils sont fiers de porter ce costume, et c’est plaisir de voir combien un tel honneur les grandit à leurs propres yeux.

On considérait la saison déjà bien avancée pour commencer une campagne décisive cette année. Les Indiens ont pour tactique de laisser avancer l’ennemi, de mettre le feu aux herbes desséchées et de battre en retraite. Ils ne livrent de combat qu’autant qu’ils sont sûrs des avantages de la position. Ceux contre lesquels est dirigée l’expédition sont résolus à une lutte à outrance ; ils ont repoussé les ouvertures que leur a faites le général Clarke. Ce ne sont pas des ennemis à mépriser, et ils ne ressemblent en rien aux sauvages du Sud. Ils sont réellement braves, bien armés, pourvus de munitions de guerre, et bons tireurs. Ils sont au nombre de mille ou quinze cents guerriers. Ils combattent pour leurs pénates. Les troupes franchiront la rivière Snake, dans quelques jours. Les Indiens ont déclaré, dit-on, aux Fédéraux que, s’ils franchissaient ce nouveau Rubicon, aucun d’eux ne reverrait les Etats-Unis.

L’ensemble des forces qui doivent opérer contre ces Indiens est composé de six compagnies d’artillerie, sous le commandement du capitaine Keyes, et de six compagnies d’infanterie commandées par le major Grier et le capitaine Dent, en tout six cents hommes obéissant aux ordres du colonel Wright. En même temps que ce détachement doit agir dans la direction de Walla-Walla au fort Colville, le major Garnett, commandant une autre colonne, a mission de se porter sur la ligne de Simcoé à Colville, du côté de l’Est. Leurs mouvements sont combinés de manière qu’ils puissent se porter un mutuel appui, en pourchassant les Indiens dans tout l’est des Cascades. Du fort Simcoé, un détachement doit éclairer la voie qui conduit au fort Okanagan, direction que suivent les mineurs entre l’Orégon et les nouvelles mines du nord.

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