Une année au désert : $b Scènes et récits du Far-West américain
CHAPITRE II.
New-York. — Broadway, Wall-Street. — Le gibier à New-York. — Le policeman américain. — L’aqueduc de Croton. — Les environs de New-York. — Le lac Michigan. — Chicago. — Milwaukee. — Les jeunes cités américaines.
Deux jours plus tard, j’étais à New-York après avoir seulement entrevu, Baltimore et Philadelphie. Je descendis dans l’un des magnifiques hôtels de Broadway, qui est avec Wall-Street une des plus admirables rues de New-York. Wall-Street est véritablement le centre et le cœur de la spéculation américaine, des banques et du commerce de railway et de toutes les affaires qui s’y rattachent. C’est l’exchange, la Bourse du nouveau monde, et ce lieu présente de neuf heures à trois heures un aspect d’activité que l’on comprendra en se rappelant que les Anglo-américains sont spéculateurs comme les Anglais, et ardents comme les Français. La rue était d’abord au centre de la cité ; mais par suite de l’extension rapide de New-York au nord et à l’ouest, elle se trouve presque à l’une de ses extrémités. Elle part de la partie basse de Broadway, près l’église de la Trinité, et se termine aux quais d’East-River. Elle est bordée de quelques beaux monuments en pierre et marbre, occupés par des banques et diverses administrations.
Au bas bout de Wall-Street abondent les colis d’exportation. C’est là que viennent aborder ces immenses steamers capables de recevoir commodément des milliers de passagers, outre des voitures, des wagons et du bétail, et qui partent avec une régularité d’omnibus tous les quarts d’heure pour Brooklyn. L’East-River, entre New-York et Brooklyn, est trop large et trop profonde pour qu’un pont puisse y être jeté. Brooklyn est une cité tranquille, propre, élégante, offrant un très-remarquable contraste avec New-York. Il est principalement composé des résidences particulières des marchands et négociants qui désirent trouver le calme et le repos, sans cependant s’éloigner du théâtre de leur activité et de leurs fatigues.
Broadway est l’une des plus larges et, sous certains rapports, l’une des plus belles rues du monde, et la plus splendide voie de l’Amérique. Elle est bordée de palais de pierre, de marbre, de fer, qui sont dignes de loger des rois, et sont tout simplement des manufactures.
Tels sont les environs de la demeure provisoire que je m’étais choisie à New-York ; et j’étais encore sous l’impression de cette grandeur, lorsque je m’aperçus qu’il était l’heure de rentrer à l’hôtel pour dîner à la table d’hôte ; mon estomac et mes jambes m’avertissaient d’ailleurs que j’avais fait au moins trois lieues dans la matinée. Un omnibus me conduisit rapidement devant la porte de mon gîte, et le dîner était déjà servi lorsque je me présentai pour en prendre ma part. Je fus frappé de la quantité de gibier qui figurait sur notre table, et c’est avec raison, je crois, qu’on peut regarder New-York comme une des villes du monde les mieux approvisionnées en gibier. L’Est, l’Ouest et les Canadas sont ses tributaires, et il n’est pas jusqu’à l’Europe qui ne contribue aussi par ses faisans anglais et les coqs de bruyère écossais à la recherche des tables de cette grande cité. La venaison se trouve sur tous les marchés en approvisionnements considérables, Les daims sont l’espèce la plus abondante et la plus estimée ; les cerfs n’y sont jamais rares dans la saison. En hiver ils arrivent de l’Ouest, tout dressés et conservés par la gelée. Les perdrix abondent depuis le mois de septembre jusqu’aux 5 janvier, époque à laquelle la vente en est interdite par la loi. On les chasse dans toutes les campagnes environnantes ; mais principalement dans l’Est. Les cailles ne sont point, en Amérique, de passage comme en France ; pendant l’hiver on les traque sur la neige en quantités immenses dans les plaines de l’Ouest. Le coq de bruyère et la poule des prairies viennent exclusivement de l’Ouest. En hiver, où ils sont les plus abondants, on les prend par compagnies au panneau. New-York en absorbe un nombre énorme.
Il y a peu de lièvres aux Etats-Unis. C’est à peine si on en trouve quelques-uns dans l’Etat de New-York et dans le Rhode-Island. Le Canada seul en possède en assez grande quantité, L’espèce en est beaucoup plus petite et la chair moins estimée qu’en Europe. En hiver leur robe devient blanche.
Les canards sauvages d’Amérique sont renommés à juste titre, Tel est par exemple le canwas-back, qui n’existe que de ce côté-ci de l’Atlantique. Le goût particulièrement exquis de ce gibier est attribué au céleri sauvage dont il se nourrit presque exclusivement sur les rivières Susquehannah et Potomac, ainsi que dans la baie de Chesapeake. Après le canwas-back, le canard le plus estimé est le tête rouge (redhead). On en trouve beaucoup sur Long-Island. Puis viennent le brant, considéré comme le meilleur canard d’eau salée, et le plus délicat de tous au mois de mai ; le mollard, qui ne quitte point les lacs et les rivières ; le canard noir, la sarcelle, le broad-bill, qu’on trouve aussi sur le rivage de la mer, le canard gris de Virginie, et plusieurs autres encore.
Lors de ma première promenade dans New-York, j’avais remarqué le policeman américain, si différent par la tenue et les mœurs de ses collègues de Londres ou de Paris. Le policeman de New-York est généralement nommé en récompense de quelque service rendu à l’occasion des élections, et il regarde sa situation comme un droit acquis au parti auquel il appartient, et dont celui-ci a la disposition. Son importance politique et son importance personnelle comme citoyen ne s’effacent jamais. Il porte bien un uniforme, mais il dédaigne de le boutonner suivant la mode militaire, et préfère laisser à découvert son linge blanc et ses diamants de Californie, qu’il fait voir avec ostentation. Mettre les mains dans la poche est une grave faute au point de vue de la tenue militaire, le policeman de New-York les met à peine ailleurs ; il fume constamment, et s’il rencontre un ami, il boit volontiers avec lui ; il cause, plaisante au coin des rues, sur le bord des portes avec la nonchalance d’un homme qui connaît les droits que la constitution lui a garantis, et sait comment il les revendiquera.
Quand on le voit à son poste, au lieu d’être un officier refrogné de la loi, disposé pour son tour de service, c’est simplement Tom, Dick ou Harry, du troisième ou sixième ward, avec lequel on a bu la veille un Mint-Julep, et qui prétend à la prochaine élection concourir pour une justice de paix, ou pour un siége à la législature. On l’accoste familièrement suivant l’habitude, sans être le moins du monde arrêté par son caractère officiel. Il n’est pas le serviteur de l’Etat, et il se croirait insulté si on l’appelait ainsi. Il est le candidat de son parti ; et c’est à lui qu’il reconnaît devoir son premier hommage. C’est pour lui un point d’honneur de se servir de sa position en vue de son propre intérêt. La pensée de vivre et mourir simple employé de police n’a jamais été dans son esprit. Cette place est pour lui la première marche, soit pour entrer au Congrès, soit pour obtenir une ambassade étrangère, soit jusqu’à ce qu’il puisse se faire admettre au barreau. En un mot, c’est un excellent garçon, d’un grand bon sens, d’un grand cœur, rempli du désir honnête et honorable d’améliorer sa position ; mais ce n’est pas un policeman.
Tel est le portrait d’ailleurs fort original et très-ressemblant que traçait du policeman, quelques jours après mon arrivée, le New-York-Daily-Times.
Une des merveilles de New-York, est le fameux aqueduc de Croton, qui alimente toute la ville d’une eau excellente et limpide, bien supérieure à la plupart des eaux qui desservent les plus grandes villes de France. Avant d’avoir vu ce travail remarquable, je le connaissais déjà par le Transatlantic-Wandering, du capitaine Oldmicon.
L’aqueduc de Croton est un sujet d’orgueil pour les New-Yorkers, et ils ont lieu en vérité d’être fiers de cette entreprise gigantesque, qui amène de 40 milles nord, sans s’inquiéter des vallées, et des rivières, et d’un niveau plus élevé que celui de leurs plus hauts monuments, une eau de source pure et limpide en si grande abondance, qu’elle suffit, et au-delà, aux besoins de la capitale des Etats-Unis. New-York compte aujourd’hui 800,000 habitants, et la quantité consommée égale à peine le cinquième de l’approvisionnement.
Ce superbe monument d’utilité publique commence à la rivière de Croton, dans le comté de West-Chester, par un réservoir situé à cinq milles de l’Hudson. L’aqueduc se continue par des tunnels au travers des rochers et par des levées au-dessus des vallées jusqu’au Harlem ; il n’est plus alors qu’à sept milles et demi de New-York. Le réservoir de New-York couvre trente-cinq acres, et contient cent cinquante millions de gallons. De là, l’eau est conduite par des tuyaux en fer dans un autre réservoir ou distributeur ; et la distribution des eaux se fait par des conduits en fer placés assez profondément en terre pour qu’ils ne puissent être atteints par la gelée, et il est curieux de voir avec quelle force prodigieuse l’eau s’élève lorsqu’on enlève l’obstacle qui la retient.
De toutes les villes du monde, il n’en est peut-être pas une qui soit dotée d’environs plus pittoresques que New-York. Si l’on se place sous le 43e degré de latitude, au nord de l’équateur, et le 74e, à l’ouest de Greenwich, et que du sommet du mont Emmons, à quatre mille pieds au-dessus du niveau de la mer, on embrasse une étendue de cent milles de diamètre et d’une circonférence triple, on aura tracé les limites d’un vaste plateau bordé par une immense vallée ; à l’ouest, le Val-Champlain ; au sud, les Mohawks ; à l’est et au nord, les vallées de la rivière noire et du Saint-Laurent. On a sous les yeux le comté d’Hamilton tout entier et des portions de ceux de Waren, d’Essex, de Clinton, de Franklin, du Saint-Laurent, de Lewis et d’Herkimer.
Ce plateau est un lieu favorable à l’observation, bien propre à charmer les poètes. La vue y est agréablement reposée, la variété lui épargne toute fatigue. Des marécages humides, des collines arides, de hautes montagnes, de profondes vallées, des plaines immenses, de longues chaînes rocheuses, des rivières calmes, des cataractes impétueuses, un lac à l’aspect reposé et sans rides, ou bien une nappe d’eau que le vent soulève en vagues écumantes ; un coucher du soleil au milieu de la nature calme et silencieuse ; ici le vaste lac, là l’Océan, des forêts sans limites, des gouffres sans fond, des pics infranchissables, des montagnes ombreuses, des ondes argentées, tel est le tableau majestueux et sublime qui s’offre aux yeux fascinés.
En quittant New-York, je visitai successivement Boston, surnommé la Nouvelle-Athènes, patrie de Franklin, pleine des souvenirs de la guerre de l’indépendance, puis les bords de l’Hudson, le Niagara, le lac Ontario et ses îles verdoyantes, qui semblent flotter sur les eaux limpides, le lac Erié et Détroit, le lac Michigan et Chicago.
Le lac Michigan n’a pas l’aspect majestueux et pittoresque des lacs Erié et Ontario. A mesure qu’on avance vers l’ouest, la nature devient plus uniforme, et se pare de moins vives couleurs. Les bords du Michigan ont quelque chose de sauvage et se composent de plages sablonneuses et tristes, où vient s’arrêter une eau verdâtre, qui semble lourde. Aussi la ville de Chicago, avec son activité, ses jolies maisons en bois, ses jardins, ses nombreuses églises, forme-t-elle un contraste assez vif avec le paysage qui l’environne. Il y a vingt ans, Chicago n’était qu’un village ; elle est devenue aujourd’hui un point central d’où rayonnent de nombreux chemins de fer, et le plus vaste entrepôt de blé qui soit au monde. En 1840, Chicago ne comptait que 5,000 habitants, il renferme aujourd’hui plus de 100,000 âmes, et est relié à la navigation du Mississipi par un canal de trente lieues qui communique avec l’Illinois, un des affluents du grand fleuve.
Une autre ville a grandi sur le lac Michigan en même temps que Chicago, c’est Milwaukee dans l’état de Wisconsin. Ce pays était solitaire il y a peu d’années et ne contenait qu’une population errante de trappeurs et d’indiens. La fondation de Milwaukee date de 1835 ; en 1846 elle ne comptait que 1,800 habitants, elle en a aujourd’hui soixante mille ; et il est certain qu’elle suivra longtemps encore cette progression.
Milwaukee est assise à l’embouchure de la rivière de ce nom, à trente lieues nord de Chicago. La couleur paille des briques employées à la majeure partie des constructions donne à cette ville quelque chose d’agréable, que de nombreux jardins viennent encore accroître. Milwaukee possède aussi une grande quantité d’églises, des écoles, un institut universitaire, des orphelinats et diverses institutions de bienfaisance. Elle est complètement éclairée au gaz. Toute ville naissante, en Amérique, commence par se doter de trois choses : le gaz, une Bourse et un chemin de fer.
Le spectacle que m’offrait en ce moment cette partie des Etats-Unis, est un de ceux qui m’ont le plus intéressé pendant mon voyage. Rien en effet ne donne une plus haute idée de l’activité proverbiale des Américains, et de l’avenir de leur pays, que de voir des déserts se couvrir en quelques années de villes riches et populeuses qui deviennent bientôt un centre d’industrie et de commerce.
En quittant Chicago pour gagner Saint-Louis, je fis part de ces impressions à un Américain, mon compagnon de voyage ; elles amenèrent sur ses lèvres un sourire de contentement. Pour l’Américain, il existe une préoccupation constante : c’est l’Amérique ; vanter son pays en sa présence, c’est faire naître chez lui une vive satisfaction.
— Le centre de l’Union, me dit mon interlocuteur, se déplace tous les jours. Il n’est déjà plus sur les bords de l’Ohio, il est sur les rives du Mississipi, et s’avance incessamment à l’Occident. Les Etats de l’Ouest ne tarderont pas à l’emporter en puissance et en richesse sur tous les autres réunis. Le Wisconsin se fait remarquer entre tous par le développement inouï de son commerce et de son industrie. L’Iowa marche presque aussi rapidement dans la voie du progrès. La construction d’un village est là-bas l’affaire de quelques jours : dès qu’une maison élève son faîte au-dessus de la végétation environnante, d’autres viennent se grouper à l’entour ; les bois tombent sous la cognée et sont bientôt remplacés par des champs fertiles. On semble, dans ce pays, vivre en dehors de la réalité ; les changements s’y succèdent presque à vue d’œil. En quatre années, Kéokuk, sur le haut Mississipi a décuplé sa population. Le Minnesota, situé aux dernières limites de la civilisation, non loin des déserts et des lacs de la Nouvelle-Bretagne, est aussi appelé à de grandes destinées. Si la providence donne encore aux Etats-Unis un siècle de prospérité ; et si les besoins nouveaux, provoqués par les jouissances de l’esprit, viennent ensuite combattre et surmonter le culte des intérêts matériels, c’est alors que l’Amérique tiendra chez les nations civilisées la place qui lui revient de droit.