Une année au désert : $b Scènes et récits du Far-West américain
CHAPITRE XI.
Départ pour les placers. — La mine de Sonora. — L’avenir d’une pépite. — Les mines du Sud. — Sur un abîme. — Œdipe et Antigone. — Les placers du Nord. — La rivière Klamath. — Retour à San-Francisco.
Je passai ainsi l’hiver à San-Francisco, au milieu d’intéressantes études. D’ailleurs, sur les bords du Pacifique, l’hiver n’existait pour ainsi dire que de nom. Excepté pendant la saison des pluies, le ciel était toujours d’un bleu limpide, la mer chaude et azurée. L’éternel printemps du Sacramento émaillait les verts horizons de ses oiseaux et de ses fleurs, tandis que le froid déchaînait ses rigueurs sur les hauts plateaux de la Sierra-Nevada.
Presque aussitôt notre arrivée, Hartwood s’était hâté de quitter San-Francisco, pour aller passer l’hiver aux établissements de la rivière Carson, chez un de ses amis, trappeur comme lui, qui s’était créé une habitation près du lac Bigler. La rivière Carson est située dans l’Utah, sur le côté est de la Sierra-Nevada, où elle prend sa source pour se perdre dans le lac Humboldt. A cette époque, et depuis quelque temps déjà, la vallée de la rivière Carson était devenue un centre d’émigration. Ces petites colonies ont assez bien prospéré, malgré les fréquentes attaques des farouches tribus indiennes qui habitent le versant est de la Sierra, et les alentours du lac Pyramide et du lac Walker. Ces hostilités presque permanentes seront encore pendant longtemps un sérieux obstacle au développement de la civilisation dans cette belle partie du grand bassin.
Au commencement d’avril 1859, M. de Cissey ayant terminé la majeure partie des affaires, qui l’appelaient à San-Francisco, me proposa de faire avec lui un voyage aux placers. Nous partîmes le surlendemain.
Depuis dix années, le centre de l’exploitation aurifère a été considérablement déplacé. Jusqu’en 1852, il se bornait environ à la partie sud de la vallée du Sacramento et à quelques vallées de la Nevada. Aujourd’hui on recueille l’or, sur les deux versants de la Nevada, et depuis Sacramento-City jusqu’à Jacksonville et Cotton-Wood dans l’Orégon, sans parler des riches placers de la Colombie anglaise, qui venaient d’être découverts lors de mon arrivée en Californie.
Le centre des exploitations est maintenant aux confins de l’Orégon, à deux cents lieues de Sacramento-City. Les placers de la vallée du Sacramento ont perdu en partie leur activité, et sont presque déserts depuis que la rivière Frazer a livré le secret de ses riches trésors.
Cependant, le sud Californien paraît encore appelé à donner de beaux résultats. Car la première mine que nous visitâmes, quoique découverte récemment, avait déjà livré de magnifiques produits. Elle est située près de Sonora, petite ville assise dans la Sierra-Nevada, au milieu de la plus splendide nature que l’œil ravi puisse contempler.
D’après les renseignements que nous recueillîmes, le moulin établi par la compagnie formée pour l’exploitation de cette veine de quartz fonctionnait à peine depuis dix-neuf jours, que déjà, malgré l’imperfection reconnue des moyens d’amalgamation, il avait livré aux acheteurs de Sonora deux cent quinze livres trois onces d’or. Pendant l’espace d’une seule semaine, les propriétaires de cette usine ont recueilli de leur travail soixante-quatorze livres d’or. Le personnel employé à l’extraction du quartz, à sa trituration, à son amalgamation, se compose de neuf individus. Le prix de l’extraction et du transport du quartz au moulin n’excède pas quatre dollars (vingt francs) par tonne. Le rendement en or est calculé sur une moyenne de 200 dollars (mille francs) par tonne. Des essais faits à San-Francisco sur une partie de veine ayant une épaisseur de trois pieds, ont annoncé un rendement de sept cents dollars. La veine s’étend dans le claim des propriétaires, sur une surface de deux mille quatre cents pieds. Les sondages faits à divers endroits, à des profondeurs variées, ont constaté partout la présence de l’or en abondance à peu près égale. On a fait le calcul que vingt mille tonnes peuvent être extraites du même claim. En évaluant le rendement moyen à deux cents dollars, on arrive à un produit total de quatre millions de dollars ou vingt millions de francs.
Lorsque nous arrivâmes au moulin de trituration, nous vîmes un énorme monceau de quartz aurifère destiné à être livré à la meule. L’or natif brillait çà et là en fines paillettes ou en pépites de différentes grosseurs, qui n’excédaient pas en général le volume d’une tête d’épingle. J’aperçus cependant vers le sommet un morceau de quartz, qui contenait une pépite de la taille d’une noisette.
Elle était là, brillant dans sa gangue grisâtre, et jetant un feu doux et voilé, comme l’œil d’une femme sous un masque de velours noir. Je la saisis et pendant que je l’examinais :
« Combien te voilà humble et timide sous tes langes grossiers, lui disais-je. Bientôt, brillant papillon, tu sortiras de ta chrysalide, pour courir le monde sous la forme d’un dollar léger, ou d’un louis éclatant. Iras-tu soulager l’infortune, ramener le courage et la santé dans la mansarde du pauvre. Seras-tu le prix du déshonneur et de la honte, ou la rémunération du travail intelligent. Elégant bracelet, collier émaillé de perles et de diamants, bague au chaton ciselé, diadème orgueilleux, iras-tu parer le cou d’une duchesse, les bras charmants d’une créole de l’Amérique du Sud, ou le front d’un rajah indien ? »
Nous visitâmes ensuite Table-Mountain, qui deux années auparavant donnait encore de magnifiques résultats. Nous vîmes de là le terrain great blue lead, qui parfois recèle beaucoup d’or, et dont la veine se continue sur une longueur de plus de quinze lieues. Quelques jours après, en remontant vers le nord, nous vîmes Mount-Vernon, Downiéville et Rabbit-Creek, dans la Sierra-Nevada. Ces mines exploitées en tunnels, dont quelques-uns ont plusieurs mille pieds de longueur, nécessitent des frais énormes avant d’atteindre le moindre résultat. C’est seulement à une grande profondeur qu’on peut y trouver le gravier ou le ciment aurifères qui récompensent les mineurs de leurs peines.
Pour nous rendre de Nevada à Downiéville, et afin de nous épargner un assez long détour, nous dûmes traverser un des contreforts de la Sierra. La route que nous suivions serpentait sur un col étroit, qui le plus souvent ne nous offrait à notre gauche que des rochers à pic, tandis qu’un ravin profond bornait notre droite à deux mètres environ des pieds de nos chevaux. Quoique habitués déjà à la magnifique nature de la Nevada, nous montions lentement en admirant ces gigantesques murailles, qui de toutes parts bornaient l’horizon, et au-dessus desquelles tournoyaient de grands aigles et des vautours. Tout était silencieux autour de nous ; nous entendions seulement par intervalles des détonations sourdes, semblables au bruit du canon lointain, produites par des explosions de mines.
Arrivés à un détour de chemin, nous aperçûmes un aigle de forte taille posé à cinquante pieds au-dessus de nous, sur un quartier de roc en saillie. Il paraissait ne pas se douter de notre présence, et sa poitrine me présentait un si beau point de mire, que je ne pus résister au désir de lui envoyer un coup de revolver. Je fis feu et l’atteignis, il s’envola lourdement et alla tomber dans le ravin. Mais au même instant, mon cheval effrayé par cette détonation soudaine, qui fit gronder les échos de la montagne, se jeta brusquement à droite, et je me trouvai un moment suspendu pour ainsi dire au-dessus de l’abîme, l’un des pieds de derrière de mon coursier battant dans le vide. Piquant alors vigoureusement des deux, en assénant sur la croupe de ma monture un coup vigoureux avec le pistolet que j’avais encore en main, je me retrouvai d’un bond de l’autre côté du sentier, et j’aperçus alors M. de Cissey tout ému du danger que j’avais couru. Pendant tout le temps de mon voyage au Far-West, j’avais été tellement habitué à monter des chevaux qu’un coup de feu tiré contre l’oreille n’aurait pas effrayés, que j’avais cette fois oublié les précautions indiquées par la plus vulgaire prudence à l’égard d’un animal dont je ne connaissais pas encore toutes les allures.
Je rechargeais mon arme avant de continuer notre route, lorsque je vis arriver, descendant vers nous, un homme et une jeune femme. L’homme avait une longue barbe et de longs cheveux grisonnants. Il s’appuyait sur le bras de sa compagne ; lorsqu’il passa près de nous, je remarquai qu’il était aveugle. Il avait une figure belle et expressive. Des rides profondes, creusées plutôt par la souffrance que par l’âge, sillonnaient son front et ses tempes. Son costume était celui des mineurs, mais usé et délabré. La jeune femme était petite et brune ; elle avait le teint hâlé ; un chapeau de paille grossière abritait son visage contre les rayons du soleil qui, selon toute évidence, ne l’avaient pas toujours respecté ; ses vêtements simples, mais propres, constituaient la mise d’une ouvrière de nos villes.
En les voyant venir ainsi à nous, lui incertain dans sa marche, et dirigeant dans le vague ses yeux éteints ; elle pleine de sollicitude, et paraissant entourer ce vieillard d’affection et de soins, je crus apercevoir un nouvel Œdipe, une autre Antigone. Le paysage prêtait aussi singulièrement à l’illusion.
Nous nous rangeâmes pour les laisser passer. M. de Cissey adressa à la jeune femme quelques paroles en anglais. Elle lui répondit dans la même langue, mais avec peine et avec un accent français. Notre intérêt devint alors beaucoup plus vif, et nous les interrogeâmes longuement.
C’était bien deux Français, le père et la fille. Ils se nommaient P… Le père était en 1848 ouvrier ciseleur à Paris. Les évènements l’ayant laissé presque sans ouvrage, il partit pour New-York avec sa femme et sa fille encore enfant. Il y vécut pendant six années du produit de son travail. En 1854, la mère mourut ; sa maladie fut longue et épuisa la plus grande partie des ressources du ménage. La vue du père commençait aussi à s’affaiblir, et la main qui dirigeait son burin devenait de moins en moins sûre. Il entendait depuis longtemps parler des trésors californiens ; il voulut aller leur demander un peu de leur or. Il partit avec sa fille et une cinquantaine d’émigrants. Après un voyage de quatre mois, il arriva en Californie en suivant la route de la rivière Humboldt.
Quelques-uns de ses compagnons allaient tenter la même fortune, ils se l’associèrent, et, après quelques sondages, ils ouvrirent une mine auprès de Nevada. Le douzième jour, après le commencement des travaux, une explosion d’un fourneau rendit P… complètement aveugle. A bout de ressources, sans argent, il vécut pendant quelque temps de la charité publique. Il se rendit enfin à Downiéville, où quelques travaux de couture et de blanchissage, exécutés par sa fille, avaient défrayé leurs besoins. Mais il avait le regret de la patrie, et voulait mourir en France. Il résolut de gagner San-Francisco, tantôt à pied, tantôt recueilli sur des charriots. Là, peut-être, pourrait-il s’embarquer, et sentir encore sous ses pieds la terre de France, qu’il ne pouvait plus voir.
Cette misère nous avait émus. Il y avait là, à trois mille lieues de la patrie, dans une gorge de la Nevada, deux Français à soulager. Nous leur donnâmes assez d’argent pour vivre jusqu’à San-Francisco, et nous leur promîmes qu’aussitôt notre retour nous demanderions pour eux un passage gratuit au consul français.
Disons de suite que deux mois plus tard notre demande fut accueillie. L’aveugle et sa fille sont de retour à Paris ; et leur reconnaissance est peut-être un des fruits les plus doux de notre voyage.
A Downiéville, nous quittâmes la Sierra pour descendre dans la plaine, traverser la vallée du Sacramento et reprendre, vers le nord, la route que nous avions suivie lors de notre arrivée en Californie. Nous abandonnâmes de nouveau cette voie à Shasata, pour rentrer dans les montagnes situées à notre gauche, entre le Sacramento et la mer, et gagner les placers du nord, en commençant par Weaverville, où l’on trouve l’or dans un gravier tellement serré que la pioche l’entame difficilement. Nous descendîmes ensuite la rivière de la Trinité jusqu’à la rivière Klamath, en visitant successivement Rigdeville, Centreville et Scottbar. Dans chacune de ces exploitations, on trouve l’or dans des terrains divers, qui diffèrent eux-mêmes de ceux exploités dans le Sud. Rigdeville a donné d’abord de bons résultats ; il fut ensuite abandonné presque complètement. De nouvelles découvertes l’ont remis en faveur. On y trouve l’or dans une terre glaise mêlée de cailloux.
Scottbar, situé sur la rivière Scott, au pied de la montagne du même nom, a récompensé quelquefois les travaux des mineurs par une belle récolte du précieux métal. Mais, à l’exception des mines de quartz du Sud, c’est peut-être à Scottbar que les chercheurs d’or éprouvent le plus de fatigues. Avant de parvenir au gravier aurifère, ils doivent faire sauter d’énormes rochers, et creuser de profondes tranchées. Quelquefois plusieurs semaines de travail n’amènent aucun résultat.
La rivière Klamath, que nous atteignîmes vers la fin de mai, est un magnifique cours d’eau qui prend sa source au pied du mont Langhlin, dans l’Orégon, traverse le lac Klamath, et verse, après un cours de cent cinquante lieues environ, ses eaux dans le Pacifique. Une ville, qui porte le même nom, s’élève à son embouchure : c’est une cité naissante qui promet de prendre plus d’importance, à mesure que l’extension du commerce développera le cabotage sur les côtes de l’Orégon et de la Californie.
Sur les bords de la Klamath, le terrain est généralement aurifère, et cependant, à l’exception de quelques exploitations abandonnées ou de peu d’importance, on n’y voit guère que Beaver-Creek et Humbug-Creek, où la recherche de l’or fasse naître un peu d’activité. Quoique plus animés que les mines du Sud, ces deux placers se ressentaient aussi de l’abandon causé par les nouvelles découvertes de la rivière Frazer.
Deux jours après notre passage à Humbug-Creek, nous parvînmes à Ireka, que nous connaissions déjà, pour y avoir séjourné quelques heures lors de notre arrivée en Californie. Ireka est située entre la montagne et une plaine immense dont tous les terrains sont aurifères. Ceux qui donnent les plus beaux résultats sont composés d’une terre qui, par sa couleur et sa densité, se rapproche de la houille. Mais la grande difficulté pour les mineurs est de se procurer l’eau nécessaire au lavage, bien que de nombreux travaux aient été entrepris pour la multiplier dans les exploitations.
Ireka devait être le point extrême de notre voyage aux placers ; Jacksonville et Cotton-Wood, dans l’Orégon, ne nous offraient aucun intérêt nouveau qui compensât la longueur du trajet. Un mois après nous rentrions à San-Francisco.