Une année au désert : $b Scènes et récits du Far-West américain
CHAPITRE VI.
Chez les Mormons. — Le territoire d’Utah, Topographie et introduction. — Cité du Lac-Salé, aspect et description. — Brigham Young, le chef actuel du Mormonisme. — Smith le fondateur. — De l’avenir du Mormonisme. — Le grand Lac-Salé.
12 Juillet. — Depuis quatre jours nous sommes chez les Mormons, dans la cité du grand Lac-Salé, mal vus, mal accueillis en notre qualité de Yankees. Mais avec un peu de prudence, nous pourrons terminer sans encombre notre rapide séjour chez les Saints.
Ici tout est nouveau pour moi, la nature qui m’environne, la société qui m’accorde pour quelques heures une hospitalité douteuse.
Le territoire de l’Utah s’étend du 27e au 42e degré de latitude septentrionale, entre les Montagnes-Rocheuses et la Sierra-Nevada. A l’est des monts Wasatch, sur un espace de cent-cinquante milles arrosés par les affluents du Colorado, il n’est pas habité, et, par sa nature, il est à peine habitable, si ce n’est par les Indiens. A l’ouest de ces montagnes est située la région appelée le Grand-Bassin, douée d’un système hydrographique particulier, car ses eaux s’écoulent dans des lacs dont le plus considérable est le grand Lac-Salé.
Toute cette région n’est pas encore complètement explorée, ses districts les plus connus sont coupés par diverses chaînes de montagnes, sillonnées par une multitude de vallées qui, sans aucun doute, seront colonisées un jour. Maintenant les parties habitées par les colons mesurent une étendue de trois cents milles dans les vallons qui, du nord au sud, longent le Grand-Bassin. La vallée du Lac-Salé a plus de trente milles de largeur, elle est arrosée par une rivière qui sort du lac Utah. Les Mormons ont donné à cette rivière le nom biblique de Jourdain. Utah est leur terre promise, et la cité qu’ils ont construite dans ce district est leur Sion.
Le terrain baigné par ce nouveau Jourdain et par d’autres cours d’eau produit d’excellents pâturages. Au printemps, l’herbe y pousse en abondance avec une extrême rapidité. La même vallée produit aussi des légumes et des céréales de toute nature : le pommier, le pêcher y prospèrent à merveille, la vigne y a été récemment introduite, et on commence à y élever des manufactures de sucre et de betterave.
Le climat de cette terre fertile est pourtant assez rigoureux. En hiver, une couche épaisse de glace couvre parfois la campagne ; en été, de longues sécheresses obligent les cultivateurs à de pénibles travaux d’irrigation. Certaines années, et malgré les plus actives précautions, tout s’étiole et tout dépérit.
Ce qui manque surtout aux Mormons de la cité du Lac-Salé, c’est le bois ; près de la ville, on n’y trouve guère que des cotonniers. A plusieurs lieues de distance, il est vrai, dans les montagnes, s’élèvent de vastes forêts de cèdres, de pins, d’érables ; mais il en coûte fort cher pour les faire abattre et les transporter par de mauvais chemins. Aussi ne voit-on guère de maisons bâties en bois, comme les nouveaux villages des Etats-Unis ; presque toutes sont construites en adobes, c’est-à-dire en briques cuites au soleil.
Jusqu’à présent, les routes qui rejoignent les diverses habitations de la vallée ont été fort négligées et sont presque impraticables dans les temps de pluie ou de dégel. Des ponts en bois traversent les rivières, quelques canaux ont été commencés par un travail de corvées, et l’on songe à creuser le Jourdain pour le rendre navigable jusqu’au lac Utah. On a trouvé de l’or à certains endroits de la vallée, mais en trop petite quantité pour qu’il fasse naître chez les Mormons la fièvre californienne. Mais ce qui vaut mieux pour cette colonie naissante, c’est une mine de salpêtre et d’alun, une nappe de sel, qui s’étend sur les bords du Lac, à une profondeur de plusieurs pouces, étincelante comme la neige, et facile à enlever comme le sable.
Le climat de cette contrée est du reste généralement assez sain, désagréable seulement en été, à cause des sécheresses continues ; mais il est parfois si rigoureux en hiver que, pendant plusieurs mois, la neige interrompt toutes les communications avec les Etats de l’Est et la haute Californie. En résumé, l’Utah n’est pas un pays aussi séduisant que la plupart des autres contrées du vaste continent américain. Mais après la persécution qui les a poursuivis dans leurs trois premières stations, les Mormons auraient difficilement trouvé un plus sûr et un meilleur refuge que ce territoire, situé comme une île, au milieu d’une région inhabitée, et défendu par une chaîne de montagnes qui lui fait une barrière plus difficile à franchir que l’Océan.
La ville du Lac-Salé s’élève autour d’un bourrelet montagneux dominé par le pic de l’Enseigne. Le terrain qui lui a été assigné a une étendue de quatre milles carrés, divisés par quatre squares de dix acres, sur lesquels sont tracés des rues à angle droit. Chaque square se subdivise en huit lots. Primitivement il n’y avait qu’une maison par lot ; le reste du lot était en culture. Mais déjà, sur plusieurs points les champs et les jardins ont disparu ; déjà on voit des rues où les maisons se touchent, comme dans les cités les plus populeuses. Les fondateurs de cette nouvelle Jérusalem ont, dans leur idée de magnificence, donné à ces rues une largeur de cent soixante pieds. Point de pavés encore et point de trottoirs, mais deux lignes de jeunes arbres, d’érables ou de cotonniers, qui, dans quelques années, formeront de fraîches avenues, semblables à celles qui ombragent plusieurs grandes villes américaines.
Le style d’architecture de ces maisons est d’une simplicité toute primitive. Quelques-unes ont deux étages, la plupart n’en ont qu’un. Celle de Brigham Young, le prophète de la communauté, se distingue de toutes les autres par ses vastes dimensions, sa façade blanchie, et ses persiennes vertes. L’apôtre de la polygamie vient d’y joindre un large bâtiment construit dans toute la splendeur du style gothique. Ce pompeux édifice est destiné à renfermer les femmes spirituelles et les autres, c’est-à-dire toute la crédule corporation féminine dont se compose son harem. Près de là est un autre bâtiment réservé pour les fêtes, les représentations théâtrales et les séances du Conseil. De trois côtés la ville est défendue par un rempart en terre, de dix à douze pieds d’élévation, garni çà et là de quelques bastions, et coupé de distance en distance par des poternes. C’est une œuvre parfaitement inutile, l’agile Indien escaladerait facilement un tel boulevard. Jusqu’à présent la sainte cité des Mormons ressemble plutôt à un grand village qu’à une ville. Telle qu’elle est, pourtant, elle a servi de modèle aux autres communautés de colons réunis dans les divers districts de l’Utah. Toute cette population, plus agricole que commerciale, a sacrifié l’idée d’agglomération et le principe de défense à l’agrément de disperser ses habitations sur un large espace. Formée peu à peu par des immigrations successives, elle est composée d’éléments très-hétérogènes. On y compte des Américains, investis de différentes fonctions par le gouvernement de Washington, des Ecossais, des gens du pays de Galle, qui ont une colonie distincte dans une vallée voisine, des Allemands, des Danois, des Piémontais et des Français.
Les Américains, surtout ceux des frontières occidentales des Etats-Unis, quoique formant moins du tiers de la population, ont le monopole du pouvoir. Ils sont presque tous polygames et d’une ferveur ardente pour leur doctrine. Le grand apôtre Kimball n’a que dix-huit ou vingt femmes. Sa résidence est celle d’un prince ; sur le frontispice est sculpté un lion endormi. Ce palais, nous assure-t-on, a coûté 30,000 livres sterling (750,000 francs). Au bout du palais est un observatoire surmonté du symbole de l’industrie des Mormons, une ruche.
Les Mormons aiment beaucoup la danse. Brigham lui-même ne dédaigne pas les mystères de Terpsychore. Ils préfèrent les cotillons et les gigues aux danses plus modernes, parce que dans ces dernières les danseuses sont trop rapprochées des cavaliers, étrange scrupule dans une société où les mœurs ne sont rien moins qu’édifiantes.
Pendant notre séjour chez les Mormons, ils se préparaient à célébrer, le 24 juillet, le onzième anniversaire de leur établissement dans l’Utah. L’année précédente, cette célébration avait lieu à vingt-deux milles de la cité, par une fête à laquelle plus de trois mille Mormons prenaient part. Tout-à-coup arrive la nouvelle que le Gouvernement fédéral envoie une armée contre les Saints. Grand effroi dans l’assemblée. Mais bientôt Brigham Young se lève et prend la parole. Dans un discours énergique, il déclare que tout lien est désormais rompu entre l’Utah et les Etats-Unis. Des bravos frénétiques lui répondent, et la rébellion est consommée.
Les Mormons semblaient croire que le moment était venu pour une lutte acharnée, et les conseils de leur chef étaient bien faits pour les exciter à des actes de violence, sous prétexte de défendre leurs foyers contre un gouvernement qui a résolu leur extinction. Un plan de résistance était tout préparé par Brigham Young, et ses adhérents étaient prêts à l’aider dans ses projets. Les appels faits publiquement à leur fanatisme étaient si adroitement donnés, qu’on ne peut s’étonner de l’impression qu’ils font sur les élus, dont ils exploitent habilement les intérêts, les passions et les croyances religieuses.
Brigham Young a une influence merveilleuse sur ce peuple, qui sait combien il est dangereux de lui désobéir. Tout Mormon en Utah, qu’il veuille ou non rejeter l’autorité de cet homme, est forcé de s’y soumettre. Il commande à des milliers de sujets qui ne marchent que par ses ordres. Brigham ne prononce pas un seul discours sans recevoir les applaudissements de la multitude. Mais aussi, comme il sait que la faveur populaire est changeante, et qu’en un moment il peut être précipité du pouvoir, il a eu le soin de fortifier sa maison, pour la mettre à l’abri d’un coup de main.
Lors de notre passage chez les Mormons, ils étaient très-inquiets de la mauvaise apparence des récoltes, et bien qu’ils prétendissent avoir des approvisionnements pour trois années, le fourrage y était excessivement cher ; les chevaux de l’armée fédérale d’occupation ne pouvaient en consommer qu’une assez faible ration, et les Mormons faisaient beaucoup de difficultés pour en vendre.
Brigham Young a déjà pris de sages mesures pour implanter deux ou trois industries dans son petit royaume, mais l’occupation par les troupes des Etats-Unis, à la suite des derniers troubles, est venue déranger ses projets. Il a également essayé d’émettre du papier monnaie ; mais on n’a jamais eu beaucoup de confiance dans ces valeurs, et elles sont tombées jusqu’à zéro.
Rien n’est faux comme de croire que le communisme est la pierre angulaire de l’édifice social élevé par Brigham Young. La fortune est répartie chez les Mormons d’une manière très-inégale. En fait de bien-être, il n’y a pas de position tierce : d’un côté la richesse, de l’autre la pauvreté. Young et les évêques vivent dans une abondance et un luxe princiers, tandis que la majorité de leurs frères sont plongés dans la misère. — Les Mormons sont astreints à payer des sommes énormes, particulièrement pour l’église. Cet argent est administré par les prêtres, hors de toute surveillance. Brigham Young s’est réservé à lui seul la manutention de trois millions, qui constituent le fond destiné à favoriser l’émigration. Tous ses administrés savent que sa provision sur cette gérance de capitaux est des plus raisonnables.
Joseph Smith, le fondateur du Mormonisme, n’avait ni éloquence, ni élévation dans les idées, mais il possédait à un très-haut degré certaines qualités précieuses pour un fondateur de secte, une volonté ferme et beaucoup d’audace. C’est à ses appétits sensuels, à sa passion pour les femmes qu’on doit certainement l’introduction de la polygamie dans le Mormonisne ; elle est venue s’amalgamer ainsi sans ordre, sans lumières, avec l’anthropomorphisme, le baptême par immersion, la négation du péché originel, l’imposition des mains, l’établissement de la dîme, enfin tout ce qui constitue la religion de cette étrange agglomération. De plus, Smith portait au cœur la haine de tous les gens heureux, riches, haut placés. Il devait donc trouver beaucoup d’adhérents.
Smith employait, pour réussir, une foule de ces moyens qui, avec l’aide d’une adroite fantasmagorie, entraînent toujours les masses peu éclairées et amies du merveilleux. Il prétendait avoir le don des miracles ; il ressuscitait les morts ; et plus d’un vieux mormon entend encore retentir à ses oreilles ces mots sacramentels : « Levez-vous, et marchez ! » que l’apôtre adressait aux cadavres vivants, auxquels une pitoyable comédie donnait les apparences d’une résurrection. Smith, qui tout d’abord n’ignora pas que son église serait une église militante, se créa une milice guerrière, une sorte de garde du corps, qu’il appela la Compagnie des frères de Gédéon ; elle fut chargée de la garde des Tables d’Or, qu’il disait avoir trouvées, et où sa loi religieuse était écrite. Malgré ses précautions et ses prétoriens, Smith finit comme un empereur du Bas-Empire ; il fut assassiné.
Son successeur actuel, Brigham Young, n’est autre chose qu’un intrigant, mais adroit et rusé politique. Parti d’en bas pour monter assez haut, ses ennemis lui reprochent, avant son élévation, une existence passée tour-à-tour dans l’intrigue, le vol et la débauche. Brigham leur rend injure pour injure, et dans une de ses fureurs contre les Yankees, il a été jusqu’à excommunier le président des Etats-Unis.
Malgré tous ces vices originels, et les attaques dont ils ont été l’objet, il faut reconnaître dans les Mormons beaucoup d’énergie, une volonté ferme, et, chez la plupart d’entre eux, une foi vive dans leur avenir. Ils ont résisté vaillamment aux attaques dirigées contre eux, et n’ont cédé que devant la force. Repoussés d’abord dans l’Illinois, et ensuite de l’autre côté des Montagnes-Rocheuses, la puissance que donne le nombre leur a seule manqué pour tenir tête aux persécutions. Ces persécutions ont fait jusqu’alors leur force et leur union. Si le gouvernement des Etats Unis avait dédaigné de s’occuper d’eux, leur secte se fût éteinte dans le ridicule et dans l’oubli. Mais on les a traqués, poursuivis comme des sauvages, leur religion est devenue celle des malheureux, et, par un retour consolant des choses de ce monde, le sang répandu a jeté des germes féconds.
Cependant, on est presque fondé à assigner au mormonisme, tel qu’il existe actuellement, peu de chances de vie. La civilisation se rapproche rapidement des déserts qu’il a peuplés tout d’abord ; demain, peut-être, elle les envahira. Que deviendront alors les Mormons, isolés au milieu de populations hostiles, à moins qu’ils ne modifient ceux de leurs dogmes qui froissent le plus les Yankees, aujourd’hui les maîtres de la plus grande partie de l’Amérique du Nord ? La polygamie surtout élève une barrière presque insurmontable entre les deux peuples. Le respect pour la femme, exclusif par conséquent de toute idée polygame, est une des plus brillantes qualités de la jeune Amérique. Chez les Mormons, la polygamie rabaisse la femme et la rapproche de ce niveau d’infériorité que lui ont assigné les religions de l’Orient et les mœurs des sauvages.
26 Juillet. — Nous sommes campés ce soir sous les murs du fort Hall, dans l’Orégon, à cent vingt lieues du Lac-Salé, sur la rivière Lewis, qui forme la branche sud de la Columbia.
Notre dernier jour chez les Mormons fut consacré à une excursion au Lac-Salé, distant de quelques lieues de la cité. Le chemin qui nous y conduisit traverse une contrée montagneuse, où nous retrouvions partout les traces d’une ancienne activité volcanique, telles que nappes de basaltes, sources d’eau chaude et sources gazeuses. A mesure que nous approchions du lac, le terrain était couvert d’efflorescences salines. Bientôt nous aperçûmes le Lac-Salé, qu’une brise carabinée du nord-ouest agitait assez violemment pour lui donner l’aspect d’une petite mer.
Le Lac-Salé est le plus vaste de tous les lacs répandus sur la surface du Grand-Bassin, c’est-à-dire de l’espace compris entre les monts Wasatch et la sierra Nevada californienne, et qui, recevant les eaux des rivières de cette immense contrée, forment avec elles l’ensemble d’un étrange système hydrographique, que n’offre aucun autre pays du monde ; ces cours d’eau ont tous leur embouchure dans des lacs souvent de peu d’étendue, et dont le niveau ne varie pas sensiblement ; ce qui a donné lieu à cette hypothèse, qu’il existe des canaux souterrains par lesquels s’écoule le trop plein de ces réservoirs naturels.
L’aspect du Lac-Salé est enchanteur, et l’on comprend que tout un peuple à la recherche d’une terre hospitalière soit venu s’établir non loin de ses bords. Cette vaste étendue d’eau, qui ne mesure pas moins de soixante-dix milles de longueur sur trente-cinq milles de large, est parsemée d’îles boisées. De magnifiques forêts couvrent le sommet des montagnes qui l’environnent. Le sol est généralement fertile et produit d’excellents pâturages, arrosés par de petites rivières aux eaux pures et frémissantes.
Le seul cours d’eau un peu important que reçoive le Lac-Salé est la rivière de l’Ours, qui prend sa source à l’est de la cité, dans l’un des contre-forts des monts Wasatch, contourne l’extrémité nord de la chaîne, et redescend ensuite sur le grand Lac-Salé.
La grande abondance d’efflorescences salines qui couvrent les alentours du lac, et les magnifiques pâturages qui l’avoisinent, y attirent beaucoup de gros gibier, ainsi que dans la vallée de la rivière de l’Ours.
A l’époque de notre passage, les bisons n’y étaient pas rares, les chaleurs ayant déjà desséché les pâturages situés au nord du Rio-Grande et de la Green-River, les deux principaux affluents du Colorado, sur la frontière du nouveau Mexique.