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Une année au désert : $b Scènes et récits du Far-West américain

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CHAPITRE IV.

La vie des prairies. — Les indiens Ioways, Delawares et Osages. — Le désert. — L’Etat de Nebraska ; topographie et description. — Le fort Kearney. — Les Pawnees. — Les chasseurs de l’Orégon. — Un heureux coup de fusil. — Une alerte pendant la nuit. — Les chasses canadiennes ; récits du soir. — Les Mormons. — Un troupeau de bisons.

14 Mai. — Depuis quelques jours déjà, nous couchons à la belle étoile. Voici, d’ailleurs, à moins d’incidents ou d’accidents, notre vie de chaque jour. Nous quittons le campement peu de temps après le lever du soleil. Au bout de trois ou quatre heures de marche, nous faisons halte pour prendre un déjeûner, dont le thé, le pain et un peu de viande froide font tous les frais ; car nous avons emporté des derniers établissements du pain pour toute une semaine, et de la viande pour quatre jours au moins. Après cela, nous serons réduits aux conserves, au pemmican et au gibier que nous pourrons tuer en route. Nous marchons ainsi jusqu’à midi ; nouvelle halte, nouveau repas, mais cette fois plus substantiel. Nous nous arrêtons enfin deux heures avant le coucher du soleil dans l’endroit le mieux choisi pour camper. Les mules sont dételées, les chevaux dessellés, les charriots placés en cercle, les animaux mis au piquet, à quelques pas plus loin, où ils trouvent parfois une nourriture abondante, mais le plus souvent une herbe courte et serrée, qui suffit à leur sobriété.

Ces premiers arrangements terminés, nous prenons le repas du soir ; les groupes se forment selon les sympathies où les besoins de chacun. D’ordinaire, Hartwood, MM. de Cissey, Wyde, Sheppard, Butler et moi, nous nous asseyons à la même table, qui consiste en une toile cirée posée sur le gazon. Pour siéges, nous avons nos selles, les bâts des mulets ; ils nous servent aussi d’oreiller. Quelques sybarites sont assis sur de légers pliants. Après le repas, les pipes et les cigares s’allument ; on porte un dernier toast au pays et aux absents ; on regarde le soleil descendre à l’horizon, et la nuit couvrir peu à peu de ses voiles le désert immense ; on cause de l’Europe, des incidents de la journée, des mœurs américaines ; Hartwood nous raconte quelques-uns des épisodes de sa vie des prairies. Peu à peu les conversations cessent, les sentinelles sont posées pour veiller aux chevaux et à la sûreté de tous ; des ronflements sonores succèdent au bruit des voix. Si le temps est froid ou menace, nous rentrons sous notre tente ; s’il fait chaud, nous dormons sous la voûte étoilée. C’est l’heure où l’on n’entend plus que les bruits vagues du désert et de la nuit, les glapissements des coyotes on le cri de l’orfraie. Telle est et telle sera notre vie de tous les jours, jusqu’à notre arrivée à San-Francisco, dont quatre mois de marche nous séparent encore.

Maintenant, nous dormons tranquilles, sans redouter les Indiens voleurs de nuit. Les Delawares, les Ioways, les Kickapoos, dont nous traversons les territoires, sont encore à trop petite distance des établissements, et par conséquent trop facilement exposés à des représailles pour continuer ces habitudes de rapine enracinées chez la plupart des tribus indiennes du Far-West. Mais plus tard, en approchant des Montagnes Rocheuses, nous devrons redouter les Sioux, les Pawnees, les Blackfeets, les Crows, tribus puissantes et nombreuses, qui enlèvent parfois des partis entiers d’émigrants. Alors il faudra veiller sans relâche et sommeiller la main sur ses armes. Dormons donc en attendant des nuits plus menaçantes.

15 Mai. — Aujourd’hui, nous avons rencontré plusieurs troupes d’indiens Ioways, Delawares et Osages, se rendant aux établissements pour y faire des échanges. Les Delawares, tribu autrefois puissante, est peut-être celle qui a lutté le plus longtemps contre les envahissements de la civilisation. Alors ils comptaient de nombreux guerriers. Aujourd’hui, réduits à quelques centaines, ils végètent misérablement sur les bords du Missouri, et chantent les exploits de leurs ancêtres. Ils sont vêtus d’étoffes fabriquées par les Américains, et portent pour coiffure une espèce de turban.

Les Osages ont au contraire la tête nue et complètement rasée, à l’exception d’une touffe de cheveux où sont attachés des crins de cheval et des plumes d’aigle. Presque tous ont les épaules le cou et la poitrine nus, peints de différentes couleurs, et ornés de colliers de dents d’animaux sauvages. Je fus étonné de la vigoureuse stature et des formes remarquables de ces Indiens. Chez quelques-uns, la taille atteignait ou dépassait six pieds anglais.

17 Mai. — Depuis deux jours, nous sommes en plein Far-West, sur le territoire de l’Etat de Nebraska ; après-demain, nous arrivons au fort Kearney. Nous avons traversé la Rivière-Bleue et l’un de ses affluents. La Rivière-Bleue, un des tributaires du Missouri, prend sa source à quelques lieues du fort Kearney, et se jette dans le grand fleuve, un peu au-dessous du fort Riley, non loin de l’embouchure de la branche républicaine.

Aux limites du Kansas, le pays a changé d’aspect ; c’est bien la prairie avec ses ondulations recouvertes de gazons verdoyants ; peu d’arbres ; la place des cours d’eau est marquée seulement par un léger rideau de saules, de peupliers et de trembles. Sur tout cela, un soleil splendide, un ciel d’un bleu clair et limpide. Le long du sentier, je retrouve encore çà et là les végétaux qui croissent plus près du tropique. Les aloès balancent, sous l’effort d’une brise légère, leur hampe élancée ; des cactus, des saxifrages, des roses de prairies bordent le chemin. Toute cette nature est calme ; pas un bruit. Pourtant, à la halte de midi, nous entendons plusieurs coups de feu dans la direction du sud.

Hartwood pense que c’est un parti d’Indiens en chasse. Il entendait, nous dit-il, ces détonations bien avant que nos oreilles pussent les saisir. La vie des prairies a développé chez Hartwood, comme chez tous les Trappeurs et les Indiens, une perfection de sens inouïe. Il estime que, même en ce moment, où ces bruits sont perceptibles pour nos oreilles européennes, près de dix milles nous séparent des chasseurs. Au milieu de cette tranquille nature, le son court sans obstacles, et se perçoit à des distances considérables.

L’Etat de Nebraska est une portion de ce vaste territoire désert des Etats Unis qui a pour limites le 40e degré de latitude au sud ; les territoires d’Utah, d’Orégon et de Washington à l’ouest ; au nord, le territoire de Minnesota ; les Etats d’Iowa et de Missouri à l’est. Le 25 mai 1854, un acte fut passé, que le président des Etats-Unis ratifia le 30 du même mois, par lequel acte la plus grande partie des terres des Indiens et tout le territoire au nord-ouest étaient formées en deux provinces, sous le nom de Nébraska et de Kansas. Le bill garantissait que les propriétés des Indiens de ces territoires seraient respectées. Diverses tribus indiennes de la Nébraska concédèrent le sol qu’elles occupaient aux Etats-Unis, Les Omahas, les Ottoes, par exemple, cédèrent dix millions d’acres, pour lesquels ils reçoivent annuellement vingt-cinq mille dollars pendant trente années ; ils se sont réservés pour eux-mêmes une étendue de six milles de largeur et d’une longueur indéfinie.

Nous avons déjà traversé plusieurs cours d’eau. Dans ces régions, les ponts sont inconnus, si ce n’est près des forts. Lorsque la rivière est profonde, ce n’est qu’une affaire de quelques instants pour les cavaliers. Les charriots passent avec plus de peine, et c’est souvent à force de cris et de coups que nous décidons nos mules à franchir le mauvais pas. Cela donne lieu quelquefois à des épisodes comiques, qui, à la halte suivante, servent de thème aux plaisanteries. Une fois, entre autres, un charriot, qui contenait les bagages de MM. Butler et Wyde, fut renversé, lorsqu’il était déjà engagé dans la rivière. Au milieu des efforts déployés pour le relever, la toile qui le recouvrait se rompit dans la moitié de sa longueur : une partie du contenu s’échappa et menaçait de s’en aller au fil de l’eau. Nous nous précipitâmes à l’envi, et ce fut au milieu des éclats de rire que s’accomplit cette pêche d’un nouveau genre.

Lorsque le cours d’eau que nous devons franchir n’est pas guéable, nous nous servons d’un grand canot en caoutchouc, qui fait partie de notre matériel de voyage. Les charriots, dont toutes les parties sont reliées entre elles par du cuir et du bois, sont démontés et placés dans le canot, ainsi que les bagages. Les chevaux et les mules, traînés à la remorque, passent à la nage. Quelquefois, cette opération demande une journée entière.

20 mai. — Nous avons atteint aujourd’hui le fort Kearney ; c’est le premier établissement de ce genre que nous rencontrons sur notre route. De là à San-Francisco, les constructions de cette nature se multiplient, surtout aux abords des Montagnes-Rocheuses et dans l’Orégon. Elles ont été élevées par le gouvernement des Etats-Unis sur tous les territoires du Far-West, au moment où le commerce des fourrures avec les tribus indiennes était très-actif. Ces forts, en général suffisamment garnis de troupes et de canons, sont une perpétuelle menace pour les Indiens, et servent en même temps de lieux de refuge et de repos aux chasseurs et aux émigrants. Ils sont, pour la plupart, de forme massive et quadrangulaire, avec d’étroites et rares ouvertures sur le dehors, les habitations donnant sur une cour intérieure. Les portes en sont épaisses et garnies de fer.

Le fort Kearney est situé sur l’un des bras de la rivière Platte, eu Nébraska, que, à partir de ce point, le sentier de la prairie côtoie jusqu’aux Montagnes-Rocheuses. En approchant du fort, nous aperçûmes une troupe de Pawnees, campés à quelques pas de la route. La plupart d’entre eux étaient accroupis et fumaient en silence dans des pipes grossières, qu’ils fabriquent eux-mêmes. A quelque distance, leurs chevaux broutaient en liberté. Parmi ces Indiens, je ne vis que deux femmes. Ces créatures, aux traits anguleux et au nez aplati, n’offraient aucune trace de beauté. Je remarquai cependant l’air de douceur et de résignation empreint dans leurs yeux noirs, remplis de vivacité. Cette expression du visage est d’ailleurs assez commune chez les Indiennes qui n’ont point encore atteint la vieillesse ; elle résulte de l’état d’infériorité que leur condition leur impose. Mais, chez les vieilles femmes, cet air doux et résigné fait place à quelque chose de haineux et de furibond ; et j’ai vu peu de types aussi prononcés de harpies et de mégères que dans les wigwams indiens.

Tous les guerriers qui faisaient partie de cette troupe étaient dans la force de l’âge. Malgré l’apathie et l’indifférence qui se peignaient dans leurs regards, lorsqu’ils nous aperçurent, on devinait sans peine que cette attitude n’était qu’affectée, et que les chevaux de plus d’un parmi nous excitaient leur convoitise. Car, pour certaines tribus du Far-West, telles que les Sioux, les Apaches, les Comanches, les Pawnees, le cheval a une valeur considérable. C’est à l’aide de leurs coursiers, qu’ils manient d’ailleurs avec une hardiesse et une dextérité incroyables pour quiconque n’en a pas été témoin, qu’ils se transportent rapidement à des distances considérables, pour accomplir un acte de vengeance ou de rapine, ou pour échapper à des représailles souvent trop méritées.

Avec un arc, des flèches et un tomahawk, ces Indiens étaient tous armés d’un mousquet, et portaient en sautoir une corne remplie de poudre, tandis qu’un petit sac contenant des balles, et brodé de fausses perles et de piquants de porc-épic, leur descendait sur la poitrine. Lorsque nous passâmes à côté d’eux, Hartwood, qui marchait à quelques pas derrière moi, vint se placer à mes côtés, et me dit à demi-voix :

« Regardez bien ces coquins, avec leurs airs contrits et doucereux, ce sont les plus incorrigibles voleurs du désert, et je serais bien surpris si, d’ici au fort Laramie, ils n’essayaient pas de nous jouer quelque tour. »

Je demandai à Hartwood quelques détails sur les mœurs de ces Indiens, avec lesquels il m’assura avoir eu plus d’un démêlé en sa vie.

« Ces pillards, continua-t-il, habitent de préférence le territoire de Nébraska. Cependant, ils sont connus dans le nouveau Mexique et les Montagnes-Rocheuses, où les entraîne souvent leur passion pour la rapine. Ils vivent principalement du produit de la chasse aux buffles, dans ces vastes prairies de l’ouest qu’ils franchissent avec une incroyable rapidité sur leurs fins coursiers, légers comme le vent. Ils sont courageux, infatigables, mais vindicatifs, cruels, rusés comme les Comanches et les Pieds-Noirs. Sur leurs gardes autant que les animaux du désert, ils sont sans cesse en observation, pour attaquer ou se défendre. Un petit nuage se montre-t-il à l’horizon, les Pawnees, qui voyagent par petites troupes, s’arrêtent, montent sur leurs chevaux et observent. Si c’est une proie qui se présente, ils fondent dessus. Dans le cas contraire, et si l’ennemi semble impossible à vaincre, ils battent prudemment en retraite, et se réfugient dans quelque bouquet de bois, ou derrière un pli de terrain, qui les dérobe aux regards ; ils attendent, pour continuer leur marche, la disparition de l’ennemi. »

Les Pawnees passèrent la nuit en dehors du fort, et le lendemain ils y furent admis, mais après qu’ils eurent déposé toutes leurs armes, ce dont on s’assura. Ils venaient, m’apprit le commandant du fort, pour demander justice contre un parti de Trappeurs qui leur avaient tué bon nombre des leurs, accusés, comme toujours, de vols.

« Depuis quand, me dit Hartwood, ces coquins viennent-ils réclamer justice sans se la faire eux-mêmes, ce qui entre assez dans leurs habitudes ? Décidément les Indiens dégénèrent. C’est là l’effet du brandy et du rhum ; quoique, à vrai dire, ce soit du bien perdu, que d’employer deux liquides aussi estimables à l’abrutissement de pareilles vermines. »

Quant à moi, connaissant déjà suffisamment les mœurs des voleurs et des volés, je récitai, in petto, ces vers de La Fontaine :

Je vous connais, de longtemps, mes amis,
Et tous deux vous paierez l’amende ;
Car toi, Loup, tu te plains, quoiqu’on ne t’ait rien pris,
Et toi, Renard, as pris ce que l’on te demande.

22 Mai. — Nous avons pris au fort Kearney un jour de repos. Nous arriverons, dans une douzaine de jours, au fort Laramie, situé non loin des premiers contreforts des Montagnes-Rocheuses ; nous faisons route dans la vallée de la Nébraska.

La Platte ou Nébraska est peu profonde, mais excessivement large, parfois de deux ou trois kilomètres. A mesure que nous avançons, le sentier de la prairie devient à peine tracé ; c’est toujours la même nature qu’avant le fort Kearney, toujours le même océan de verdure herbacée. Les collines succèdent aux collines. Les plantes et les fleurs odoriférantes répandent dans l’atmosphère les plus douces senteurs. Le matin, lorsque chacune de ces plantes et de ces herbes porte sa goutte de rosée que l’astre du jour fait étinceler de ses rayons encore obliques, la prairie revêt un aspect et un charme indéfinissables, et je comprends que l’homme, qui a vécu longtemps au milieu de cette nature, ait tant de peine à s’en détacher ; car Hartwood nous assure qu’il compte y mourir, et que plusieurs Trappeurs ont péri pour l’avoir quittée, emportés par cette nostalgie qu’on appelle la fièvre des prairies.

27 Mai. — Depuis hier, la prairie se revêt de couleurs plus variées, et cependant plus tristes. La verdure cesse de temps en temps ; la terre nous apparaît comme de larges taches, tandis que des masses compactes de rochers s’élèvent de distance en distance, la pente du terrain devient plus rapide ; parfois la Nébraska précipite son cours, d’ordinaire paresseux et lent. De grands vautours et des aigles, comme des points dans l’espace, décrivent dans l’éther leurs cercles concentriques. On sent déjà, à l’aspect général de la contrée, que nous marchons vers une chaîne importante de montagnes, dont ces rochers dispersés annoncent les premiers soulèvements. Le sol, composé en grande partie de sable rouge, est plus dénudé ; les ondulations des collines sont parfois séparées par de profonds ravins. Nous avons traversé la branche sud de la Nébraska.

Vers le soir, au moment où nous préparions notre campement, une troupe de cavaliers passe auprès de nous. Ce sont des chasseurs qui reviennent de l’Orégon. Ils sont tous bien armés et habillés de cuir. Leurs chevaux portent en croupe un ballot assez volumineux, qui contient des fourrures, le produit de la saison de chasse. Ils s’établissent, pour passer la nuit, à un demi-mille de nous. Après le repas du soir, Hartwood va leur rendre visite. M. de Cissey et moi nous l’accompagnons. Deux de ces hommes connaissent William, et lui serrent la main. Ils nous offrent une place autour d’un foyer alimenté d’herbes et de broussailles, devant lequel rôtit un quartier d’un élan qu’ils ont tué la veille.

Ils nous apprennent qu’à deux journées de marche le gibier devient abondant, et que les buffles commencent déjà leurs migrations vers le nord, pour y chercher des pâturages moins brûlés du soleil. Nous accueillons cette nouvelle avec joie ; car jusqu’alors nous n’avons rencontré d’autre gibier que des chiens de prairie, des cailles qui sont en abondance, et des coyotes, qui viennent quelquefois rôder pendant la nuit autour de notre camp.

Mais ils nous apprennent aussi que plusieurs tribus indiennes marchent sur le sentier de la guerre, et que les Sioux et les Omahas se sont livrés il y a quelques jours un sanglant combat. Hier, ils ont aperçu, après le coucher du soleil, des ombres suspectes à quelque distance de leur camp ; et tous ont veillé toute la nuit. Ils nous engagent à nous tenir sur nos gardes, car les Indiens sont encore plus entreprenants lorsque la guerre a ranimé leurs instincts sauvages. Nous nous quittons en nous promettant en cas d’attaque un appui mutuel.


28 Mai. — Nous avons fait bonne garde toute la nuit, mais rien n’est venu troubler notre repos. Ce matin, avant le jour nous avons aperçu, à la faveur du crépuscule qui précède l’aurore, nos voisins lever leur camp, et s’éloigner en file indienne. Leurs chevaux hennissent, les nôtres leur répondent ; nous voyons pendant quelque temps leur troupe serpenter avec le sentier de la prairie ; puis ils disparaissent dans un pli de terrain ; et nous nous trouvons de nouveau seuls au désert.

Une heure après, nous nous mettons en marche ; je ne sais si Hartwood a flairé dans l’air quelque danger, mais il semble plus sérieux aujourd’hui ; il répond plus brièvement à nos questions, et nous interdit les accès de gaîté parfois bruyante que provoquent les plaisanteries de MM. Wyde et de Cissey, deux joyeux compagnons. Car M. Wyde, quoique Américain, a toute la gaîté et l’entrain d’un Français.

Vers midi, une troupe de daims traversent à toute vitesse le sentier, à un demi-mille de nous. Quelque temps après cinq élans leur succèdent. Bien que la distance soit assez considérable, nous pouvons, avec une lorgnette de poche, suivre de l’œil le trot allongé de ces magnifiques animaux. Parmi eux, trois sont des mâles et nous distinguons leur formidable ramure. Ils disparaissent bientôt dans la direction du nord. Ces animaux semblent effrayés, et Hartwood prétend qu’il y a des Indiens dans les environs.

Une troupe de dindons sauvages, suivant la même direction que les daims et les élans, passe devant nous d’un vol lourd et saccadé ; Ils vont s’abattre à cinq cents mètres plus loin, près d’une masse de rochers entourés de hautes herbes, et où la végétation verdoyante et plus élevée annonce la présence de l’eau. Malgré les représentations d’Hartwood, qui craint d’attirer par des coups de feu l’attention des Indiens, nous nous détachons au nombre de huit, et nous marchons vers le fourré, tandis que le reste de la caravane continue lentement son chemin. Nous nous éloignons de cinquante pas environ les uns des autres, de manière à former un demi cercle et à entourer d’un côté l’îlot de verdure.

A peine les pieds de nos chevaux ont-ils touché le premier rang des hautes herbes que les dindons sauvages s’élèvent lourdement, les coups de feu se succèdent ; plusieurs oiseaux tombent frappés à mort, d’autres blessés seulement s’échappent en courant rapidement. Quand tout-à-coup, au moment où nous rechargeons nos armes, un daim bondit à trente mètres de nous ; deux coups de feu sont dirigés sur lui sans l’atteindre ; déjà il a quitté les hautes herbes, il vole sur le gazon de la prairie, et nous le croyons à l’abri de nos balles, lorsqu’une détonation se fait entendre derrière nous. L’animal tombe en avant, se relève, bondit encore pendant une minute, puis il s’affaisse, et demeure sans vie. L’heureux tireur, c’est Hartwood qui, dédaignant de brûler sa poudre aux dindons, a réservé son coup de fusil pour une meilleure occasion, ou pour nous protéger en cas de besoin. A une distance de quatre-vingts mètres, il a frappé l’animal à trois pouces en arrière de l’épaule droite. Nous félicitons William de son adresse, et il nous répond qu’il n’est pas un trappeur qui ne soit capable d’un aussi modeste exploit.

Nous ramenons notre gibier aux charriots, et à la halte du soir, nous assistons à la curée de l’animal ; ce dont Hartwood s’acquitte avec une rapidité et une habileté qui étonneraient tous nos veneurs européens.

« J’ai tué peut-être depuis trente années plus de cinq cents animaux de cette espèce, nous dit le trappeur. Mais c’est au Canada que j’ai fait les plus belles chasses au daim, et cela de plusieurs manière. L’une d’elles consiste à lancer des chiens sur la piste, et à faire passer le gibier dans des lieux qu’il ne peut guère éviter, et où nous l’attendions pour le frapper à mort. L’arme dont on se sert pour ces sortes de chasses est un fusil à deux coups chargés de dix ou douze grains de plomb, qu’en France vous appelez, je crois, chevrotines. Mais un mode plus ordinaire consiste à chercher le daim, et à le tirer lorsqu’on le rencontre. C’est moins certain, mais cela s’accorde mieux avec les goûts de nous autres trappeurs. Au Canada, novembre est une délicieuse époque pour la chasse, les arbres sont dépouillés de leurs feuilles, qui forment sur la terre un lit fouillé par le pied des daims. Ces indices révélateurs conduisent le chasseur au gîte, et lui assurent sa proie. Un grand charme que l’on éprouve en chassant à cette époque, c’est le silence des bois. On n’entend dans ces vastes solitudes que le murmure des ruisseaux, les plaintes des arbres, et de temps à autre les coups secs du rifle, qui se répercutent en nombreux échos.

» Mais cette chasse offre bien moins de fatigues que celle de l’élan, qui a lieu surtout pendant l’hiver. Souvent pendant de rapides séjours à Montréal, lorsque j’étais las de l’inactive et monotone existence des villes, nous partions avec deux de mes amis, au milieu d’un rigoureux hiver, pour la région des lacs, où nous abattions bon nombre de ces animaux. La terre disparaissait sous une neige épaisse ; le poney attelé à notre traîneau enfonçait jusqu’au poitrail dans la poussière blanche. Les grands pins se dessinaient sur le ciel bleu, que la lune éclairait doucement. Nous étions couverts de cabans, dont le capuchon rabattu nous permettait à peine de respirer au milieu de notre barbe chargée de frimas. A l’arrière du traîneau étaient nos engins de chasse, et une marmite de fer, dans laquelle nous avons mangé plus d’un succulent repas.

» Nous arrivions enfin sur le lieu de l’action, situé au bord d’une rivière ou d’un lac. Quelques pieux soutenaient une toile imperméable à la pluie ; c’était là notre abri, la tente sous laquelle nous préparions le repas ; et lorsqu’après une journée de fatigues et de joyeuses émotions, nous y retrouvions, sur un foyer de branches sèches, la marmite d’où s’échappait avec une délicieuse odeur, le chant joyeux de la vapeur trop pressée, il fallait voir avec quel empressement nous faisions honneur à notre festin.

» Quelquefois nous suivions notre proie, montés sur une barque légère, qui nous conduisait rapidement au lieu où l’animal s’était remisé. Souvent aussi une piste nous amenait jusqu’au bord d’un lac, par une belle soirée de printemps ; et après avoir écarté doucement les branches dont l’extrémité effleurait le cristal limpide, nous apercevions parfois hors de la portée du fusil le majestueux animal, dans l’onde jusqu’au jarret, aspirant la brise du soir par ses larges naseaux, tandis que des gouttes d’eau s’échappaient de ses lèvres, semblables à des perles irisées aux reflets du soleil couchant.

» En automne, quand les grandes eaux mondaient le bord des lacs, des bouquets de bois ordinairement à sec étaient envahis par les eaux. Des élévations légères devenaient des îles : les élans, les cerfs, habitués à fréquenter ces lieux, gagnaient à la nage l’une ou l’autre de ces îles temporaires. Cachés dans un canot d’écorces d’arbre garni de feuilles, nous restions immobiles jusqu’à ce que l’animal fût assez rapproché de nous pour ne plus pouvoir nous échapper. L’un d’entre nous saisissait les rames, le léger esquif glissait sur les eaux tranquilles du lac. Le cerf, au premier bruit, avait retourné la tête, et vu le danger ; il changeait alors de direction, et fuyait éperdu. Bientôt une détonation se faisait entendre, la tête de l’animal s’enfonçait dans l’eau, la ramure seule apparaissait encore ; le sang teignait le sillage tout-à-l’heure si pur, et bientôt nous rapportions notre proie au village. »

29 Mai. — Cette nuit, deux coups de feu, tirés par un des nôtres, nous ont éveillés en sursaut. Croyant à une attaque, en quelques secondes nous avons tous été sur pied, nos armes à la main. Les chevaux et les mulets attachés au piquet s’agitaient avec violence. Nous apprîmes aussitôt la cause de cette alerte. Nos veilleurs avaient entendu le cri du coyote, répété à diverses reprises, avec certaines modulations, et qui semblait un signal. Ils avaient redoublé de vigilance, et quoique la plaine fût parfaitement unie, rien de suspect ne leur était apparu, lorsque tout-à-coup deux chevaux, appartenant à M. Butler, attachés un peu en avant des autres, chacun avec une double longe, avaient donné des signes de frayeur, et l’un de nos hommes, nommé Harris, avait vu distinctement le bras d’un Indien occupé à trancher les courroies, car le corps auquel il appartenait était complètement dissimulé dans l’herbe de la prairie. Harris envoya rapidement deux coups de feu ; la fumée, une fois dissipée, il ne vit plus rien. Le voleur avait disparu comme par enchantement, et il ne serait pas resté de traces de cette tentative, si l’un des liens n’avait été tranché. L’autre, resté intact, avait empêché heureusement les animaux de s’échapper, car ils eussent été probablement perdus pour nous.

Aussitôt que le jour commença à paraître, Hartwood examina les lieux avec attention, quelques gouttes de sang attestaient que le larron avait été blessé. Pendant cent mètres environ, le trappeur suivit la trace qu’avait, en rampant, laissée le corps de l’indien sur l’herbe à peine foulée de la prairie. A cette distance, les empreintes devenaient plus nombreuses, et prouvaient que nous avions eu affaire à plusieurs rôdeurs attirés, sans doute, par nos coups de feu du jour précédent.

Avant le coucher du soleil, nous avons rejoint un nombreux convoi que nous apercevions déjà depuis une heure. Ce sont des Mormons en marche pour l’Utah. Cette caravane se compose de dix charriots, de soixante chevaux, et d’une centaine de mules. Les émigrants, au nombre de cent cinquante environ, sont pour la plupart des hommes jeunes, robustes et bien armés, quelques femmes et enfants les accompagnent. Le soir, ils s’établissent à un demi-mille environ en arrière de nous, et comme le vent souffle de cette direction, nous entendons les hennissements de leurs chevaux et presque tous les bruits de leur camp. Déjà la nuit est venue ; des milliers d’étoiles s’allument au-dessus de la prairie, lorsqu’un chant, à la fois grave et doux, modulé par un grand nombre de voix, arrive jusqu’à nous, porté par la brise. Ce sont les Mormons qui chantent l’hymne du soir. Nous écoutons silencieux et recueillis cette harmonie lointaine, qui plane au-dessus du désert, cet appel de la créature au créateur au milieu des ombres et des dangers de la nuit.

31 Mai. — Hier, au déclin du jour, le ciel a été envahi par une immense lueur, dans la direction du sud. Ce ne peut être une aurore boréale, c’est un incendie dans la prairie. Tout l’horizon est embrasé ; on dirait qu’une ville immense est la proie des flammes. Notre imagination, surexcitée par ce magnifique spectacle, entrevoit des épisodes sublimes derrière ce rideau aux teintes sanglantes ; il décroît peu à peu vers le matin, et disparaît avec les premières lueurs de l’aurore.

2 Juin. — Ce matin, au moment où nous nous apprêtions à lever notre camp, un roulement semblable à celui d’un tonnerre lointain s’est fait entendre. Ce bruit a de la continuité et semble se rapprocher de nous. Hartwood, occupé à nettoyer sa carabine, interrompt sa besogne, et prête plus d’attention. Tout-à-coup un des nôtres descend en courant d’une petite hauteur voisine, et nous crie : « les bisons ! » Tout le camp est aussitôt sur pied ; nous courons à nos armes et à nos chevaux. Mais Hartwood contient notre ardeur, et nous prie de ne point oublier que les tribus dont nous traversons en ce moment les territoires sont en guerre, et qu’il serait dangereux pour nous et nos bagages de nous laisser emporter par le plaisir de la chasse. Nous gravissons lestement le petit monticule au pied duquel nous sommes campés. Il domine la plaine et la Nébraska. Voici le spectacle qui nous y attend :

A huit cents mètres de nous, et soulevant des flots de poussière, un troupeau de bisons, l’auroch américain, composé d’un millier d’animaux, court tumultueux, et roule ses vagues vivantes vers le fleuve. La terre tremble sous leurs pas, sous nos pieds le sol s’ébranle aussi. Bientôt les premiers rangs arrivent à la Nébraska, ils s’y précipitent comme une avalanche. Sous cette marée furieuse, le fleuve grossit et inonde ses rives. Contraints de rester spectateurs impassibles, nous les saluons au passage d’un hourrah formidable. Pendant trois quarts d’heure au moins, la Nébraska reçoit ce noir torrent, qui trace dans ses ondes un large sillon. Une heure plus tard, nous n’apercevons plus dans la plaine que les nuages de sable que le troupeau soulève autour de lui. Mais dans l’après-midi de nombreuses détonations nous arrivent, affaiblies par la distance. Les Indiens ou les chasseurs font curée. Plus d’un, parmi ces majestueux animaux, n’atteindra pas les pâturages du nord.

3 Juin. — Nous avons traversé aujourd’hui le Horse, un des derniers affluents de la Nébraska. En allant visiter, à peu de distance de ses bords, un terrier de chiens de prairie situé sur un large plateau, le cheval de M. Sheppard, lancé au galop, s’est abattu, le sol miné s’étant affaissé brusquement sous ses pieds de devant. Le cheval s’est dégagé aussitôt, mais le cavalier a été ramené sans connaissance aux charriots. M. Butler a pratiqué de suite une saignée abondante, et sauf un ébranlement général, résultat de la commotion violente qu’il a ressentie, M. Sheppard en sera quitte pour quelques jours de repos, qu’il pourra prendre au fort Laramie, dont nous ne sommes plus qu’à deux journées de marche.

Ce soir, nous avons pu distinguer les hauts pics des Montagnes-Rocheuses, dressant dans un ciel pur, à trente lieues de distance, leurs sommets couverts de neige, que le soleil couchant colorait de riches teintes rosées. Je contemple avec bonheur ces montagnes, dont l’aspect charme et repose mes yeux fatigués par l’incessante monotonie des plaines sans fin que nous parcourons depuis un mois.

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