Une année au désert : $b Scènes et récits du Far-West américain
CHAPITRE V.
Le fort Laramie. — Les Indiens. — Reconnaissance d’une indienne. — Un chef de Pieds-Noirs. — Une chasse à outrance, ruses indiennes. — Un mois de captivité chez les Comanches. — Les Montagnes-Noires, aspect et description. — Un solo de violon dans les Montagnes-Rocheuses. — Les trois routes de l’émigration californienne.
5 Juin. — Nous sommes arrivés aujourd’hui au fort Laramie, et c’est dans une petite cellule, dont les murs blanchis à la chaux renferment un mobilier fort simple, que je consigne sur mon journal les incidents des quatre derniers jours de marche. Tout en écrivant, je ne puis m’empêcher de jeter un coup-d’œil de satisfaction et de convoitise sur un lit, qui, dans une heure, va recevoir mes membres fatigués. Depuis un mois, ils n’ont eu pour matelas que le sol de la prairie, dont une couverture épaisse amortissait le contact souvent fort dur.
Le fort Laramie, encore aujourd’hui le principal poste de la compagnie américaine des fourrures, est, comme le fort Kearney, un bâtiment quadrangulaire construit en briques séchées au soleil, à la façon mexicaine. D’épaisses murailles de dix-huit pieds de haut, où sont ménagées de rares et étroites ouvertures, qui laissent passer la gueule des canons, le défendent des attaques du dehors. Au-dedans, toutes les habitations s’ouvrent sur une cour intérieure.
En arrivant au fort, nous y trouvons une affluence assez considérable d’Indiens. Toutes les tribus qui parcourent les vastes territoires situés entre les Montagnes-Rocheuses, la Nouvelle-Bretagne et les Etats de l’Ouest y sont représentées : Pawnees, Osages, Sioux, Omahas, Pieds-Noirs, Indiens Crows se croisent sous les murs de la forteresse. La saison des chasses d’hiver est terminée, et ils viennent échanger leurs fourrures contre des couvertures, des étoffes. Là se rencontrent comme sur un terrain neutre, et tenus en respect par les baïonnettes et les canons américains, les ennemis qui, la veille ou quelques heures auparavant, se poursuivaient le fusil au poing, le tomahawk à la ceinture. Dans ces yeux noirs et vifs brillent tour à tour, mal dissimulés, des regards d’étonnement, de convoitise, de haine ou de colère. Les Indiens entrent par petits groupes et sans armes dans le fort. Ils en ressortent bientôt, emportant les objets obtenus en échange de leurs pelleteries. Peut-être qu’à dix minutes de marche des murs du fort, les haines vont se ranimer et les hostilités se produire. L’amour du vol, une occasion de vengeance auront bien vite raison de cette contrainte momentanée ; car les sentiments de modération, de générosité, de reconnaissance sont rares chez les Indiens. On m’a pourtant cité de l’un d’eux un trait de généreuse reconnaissance, qui emprunte un charme de plus à cette naïve grandeur d’âme avec laquelle il a été accompli :
« Il y a quelques années, vers le mois de janvier, une pauvre indienne, portant le costume des femmes Cees du Nord-Ouest, se présentait à la porte d’un des riches propriétaires d’un village. Cette femme portait l’habillement de sa tribu, la couverture de drap bleu foncé, encapuchonnant la tête et descendant jusqu’aux pieds, les mitas diaprés de verroteries, et les mocassins de peau d’orignal, fleuretés avec des coquillages. Son capuchon était bordé de broderies et surmonté d’une houppe. Elle représentait la femme d’un chef, en un mot. Mais la couverture était usée par le temps, rongée par les mites, et les ornements du costume étaient dépareillés et tombaient en pièces. De plus la squaw avait dans ses bras, un de ces berceaux, espèce de planche plate, vivement colorié en rouge-vert et revêtu d’un linge de toile ou de laine, suivant la saison dans laquelle les indigènes emmaillotent les enfants.
» Saboïnigan (l’Anguille), avait vu mourir son mari sur le territoire des visages pâles. Lui, Kinibeck (le Serpent), délégué par les siens pour régler une affaire commune avec le gouverneur de la Baie d’Hudson, avait succombé en chemin. Son mari défunt, Saboïnigan demeura seule au Canada ; elle ne put faire valoir sa réclamation, et reprit sans ressources la route des pays hauts. Mais c’était en hiver, et quand elle parvint au village, où elle se décida à implorer du secours, la pauvre créature était épuisée. La nuit tombait. On lui refusa l’entrée de la maison où elle se présentait.
» Repoussée, Saboïnigan s’éloignait le désespoir au cœur, quand une jeune fille l’arrêta et lui dit : Mon père vous a renvoyée, mais prenez ceci et logez-vous quelque part, vous et votre baby. » En même temps cette jeune fille mettait dans la main de l’indienne un louis d’or, fruit de ses économies. « Dieu te conserve, ma sœur ! » dit l’infortunée.
» Elle partit. Les années se succédèrent. La bienfaitrice se maria ; des revers de fortune la plongèrent dans l’indigence. Depuis longtemps elle avait oublié une charité faite dans sa jeunesse, lorsqu’elle reçut la visite d’un homme qui lui dit :
» Te souviens-tu de Saboïnigan ? Elle répondit négativement ; l’Indien insista, rappela le trait de bienfaisance et la mémoire revint à celle qui en avait été l’héroïne. « Je suis, dit alors l’Indien, le fils de cette femme que lu as sauvée ; car ma mère mourait de faim lorsqu’elle vint implorer la compassion. Maintenant Saboïnigan est allée vers le Grand-Manitou. Avant de s’embarquer pour le dernier voyage, elle m’a parlé de sa sœur au visage pâle ; je me suis souvenu. »
» Après ces mots, l’Indien partit.
» Le lendemain, Mme R… recevait une traite du montant de mille louis avec cette signature :
» Reconnaissance d’un coureur des bois. »
Parmi les Indiens présents en ce moment au fort Laramie, ceux qui attirent le plus mon attention sont les Crows et les Black-Feets ou Pieds-Noirs, les deux plus puissantes tribus du Far-West, toutes deux ennemies acharnées l’une de l’autre, et redoutables par les qualités guerrières nui les distinguent. Les Crows et les Black-Feets manœuvrent leurs chevaux avec presque autant de dextérité et de hardiesse que les Comanches, les meilleurs cavaliers du désert.
6 Juin. — Ce matin, un détachement de Pieds-Noirs est venu rejoindre ceux déjà établis au fort lors de notre arrivée. J’ai été frappé de la haute stature, du costume et de l’attitude guerrière de ces hommes, et surtout de leur chef. Ce dernier montait un vigoureux mustang, dont la robe gris de fer très-foncé, couleur assez répandue parmi les chevaux indiens, faisait ressortir les formes vigoureuses. Ce chef était revêtu d’un magnifique manteau blanc, fait d’une peau souple et légère, orné de dessins aux vives couleurs, et retraçant des exploits accomplis ; sa tête supportait un diadème de plumes d’aigle et de faucon ; ses jambes étaient protégées par d’élégants mocassins et des jambières délicatement brodées. Sa longue chevelure noire et parfaitement soignée flottait sur la croupe de son cheval, qu’il dirigeait de la main gauche, tandis que la droite portait une lance ornée de touffes de plumes et de scalps enlevés à l’ennemi. Il s’avançait fier et majestueux, à la tête de soixante guerriers, tous bien montés et armés.
A trente mètres de leur campement était établi un groupe d’Omahas, ayant tous la peinture de guerre. Leur chef attira mes regards par son air de jeunesse et de douceur, expression peu commune chez les Indiens. Le directeur du fort, qui nous accompagnait dans notre visite, nous apprit que ce jeune homme, déjà célèbre par plus d’un exploit, était le parent et le successeur au pouvoir d’un chef illustre nommé Logan, qui avait péri un an auparavant en se dévouant pour sauver les siens. Il nous fit aussitôt le récit de cette aventure :
« Logan, à la tête d’un parti d’Omahas, conduisait dans les solitudes une expédition de chasse, comme il s’en renouvelle chaque année pendant l’été parmi les diverses tribus indiennes. Une portion des wigwams était plantée dans les plaines, près de la fourche aux loups, lorsqu’un jour un des jeunes guerriers, errant sur les collines voisines, reconnut une bande nombreuse de Sioux campée le long d’un ruisseau, dans un val retiré. Logan fut aussitôt instruit du voisinage et du nombre des ennemis de sa nation. Comme la lutte eût été tout-à-fait disproportionnée, avec un dévouement héroïque, le chef résolut d’assurer à lui seul le salut des siens, et de protéger leur retraite en attirant l’ennemi loin de leurs traces.
» Le camp fut levé immédiatement, et la bande entière se dirigea avec toute la célérité possible vers le territoire de la tribu. Logan resta seul. C’était au coucher du soleil, et les chasseurs en retraite avaient à peine disparu derrière les collines les plus rapprochées, que plusieurs éclaireurs Sioux apparurent dans le voisinage, et ne tardèrent pas à découvrir le lieu du campement. Selon les habitudes indiennes, ils examinèrent scrupuleusement tous les indices laissés, et reconnurent bientôt que les Omahas avaient passé là. Ils s’élancèrent dans la direction d’où ils étaient venus pour aller rendre compte de la découverte à leurs chefs.
» Logan qui avait tout observé du poste qu’il s’était choisi, comprit que le moment était venu de détourner les Sioux des traces de ses guerriers. Il s’élança sur son cheval à travers la prairie, et sans ralentir un instant son allure, se rendit à huit milles de là, sur une éminence qui coupait à angle droit la route suivie par les siens. Là, il alluma un feu destiné à attirer l’attention de ses ennemis, ce à quoi il réussit en effet. Les Sioux, à peine accourus sur l’emplacement du camp, et ne pouvant qu’avec peine discerner dans la nuit la trace des Omahas, n’eurent pas plutôt aperçu le feu, qu’ils s’élancèrent dans cette direction. Parvenus au lieu où les branches et les herbes sèches flambaient dans la nuit, ils purent apercevoir plus loin un feu semblable. C’était Logan, qui, après avoir fait piétiner son cheval tout autour du premier foyer, de façon à donner le change sur le nombre des guerriers qui s’y étaient arrêtés, avait repris sa course pour en allumer un second. Les Sioux ne doutèrent pas qu’ils ne fussent sur la trace d’une petite bande de chasseurs ennemis, et ils repartirent à leur poursuite avec une ardeur surexcitée par la facilité apparente du succès.
» Ils parvinrent ainsi jusqu’au troisième feu ; mais n’y trouvant encore personne, ils soupçonnèrent enfin un stratagème. Ils procédèrent cette fois avec une attention scrupuleuse à l’examen des traces laissées, et reconnurent qu’ils avaient été dupes d’un seul guerrier à cheval, qui, évidemment les avait entraînés loin de la véritable voie de ceux qu’ils croyaient poursuivre.
» Logan, toujours en observation, distingua au mouvement des torches et à l’agitation des guerriers que la ruse était découverte. Désormais il était trop tard pour que ses ennemis pussent retourner au camp et y reprendre la piste des fugitifs avec quelque chance de les atteindre. Le moment était donc venu de concentrer tous ses efforts sur les soins de sa propre sûreté, car les poursuivants n’allaient plus avoir qu’un désir, celui de s’emparer à tout prix de l’ennemi qui les avait dupés, et de venger par sa mort dans les tortures le succès de son stratagème. Il partit à toute bride et en ligne droite vers la résidence de sa tribu, tandis que les Sioux se partageaient en plusieurs bandes pour battre la campagne dans toutes les directions.
» Un jour entier dura la poursuite. Vers le soir du lendemain, Logan pensait avoir mis ses ennemis en défaut, lorsqu’à son désespoir il put les revoir encore aux dernières lueurs du jour, s’acharnant sur ses traces, et se rapprochant de lui de plus en plus. Il changea donc de direction, et réussit à atteindre un ravin couvert de taillis épais, où il rencontra une jeune Indienne puisant de l’eau à une source. La fille du désert vint en aide au fugitif dans le pressant danger où il se trouvait. Tandis qu’il se rendait à pied à un endroit convenu, elle, montée sur le cheval, poursuivait la course dans le bois, marquant sa trace en zig-zags par des rameaux brisés et des herbes foulées, dont les Sioux ne pouvaient manquer de suivre les indices. A une certaine distance, elle fit descendre sa monture dans le lit d’un ruisseau, dont elle suivit le cours de façon à laisser des empreintes indiquant cette direction, puis, remontant au-dessous de l’endroit où elle était entrée dans l’eau, elle en sortit par un sol rocailleux, où sa trace ne pouvait se retrouver, et courut rejoindre Logan, là où il était caché : « Mon frère peut continuer sa route en sûreté, lui dit-elle. Les ennemis s’éloignent sur une fausse piste ; il reverra son wigwam et celle qui l’y attend. »
» Logan reprit donc sa course, moins rapidement cette fois ; il parcourut une longue distance sans être poursuivi, et il se regardait déjà comme hors de l’atteinte des Sioux, lorsque, dans un défilé resserré, il se trouva en face d’une bande de cinquante d’entre eux, qui, ayant battu la campagne inutilement à la poursuite des Omahas, s’en revenaient à leur camp de chasse.
» Logan était perdu. Il ne songe plus qu’à mourir en brave, et à ajouter aux hauts faits de sa vie la gloire d’un dernier exploit. Son cheval épuisé ne pouvait le sauver par la fuite ; mais la fuite lui donnait la chance d’immoler plus d’ennemis. Il tourna bride vers le bois. Les Sioux poussant des cris de rage et de défi, s’élancèrent après lui comme une avalanche. Bientôt un coup de feu retentit, et l’un d’eux mordit la poussière. Un autre eut bientôt le même sort, puis un autre et un autre encore… Chaque fois que le fugitif s’arrêtait, la balle meurtrière allait traverser la poitrine d’un ennemi ; puis il reprenait sa course chargeant son arme au galop, et ne s’arrêtant que pour faire une nouvelle victime. Quatre guerriers étaient déjà restés sans vie dans les herbes, lorsque le cheval du chef Omaha, à bout de forces, culbuta sous lui. Logan roula à terre, et avant qu’il fût revenu de l’étourdissement causé par le choc, il fut atteint par les balles, les flèches, les tomahawks et les lances de ses féroces adversaires.
» Il se releva pourtant, et tout blessé qu’il était, armé seulement de sa carabine comme d’une massue, et de son couteau, il empila encore cinq cadavres sous ses pieds, et ne tomba que sur ce dernier trophée, le visage en l’air, et défiant encore ses ennemis. Logan fut scalpé sur place, et les Sioux dansèrent une danse guerrière autour du cadavre de leur ennemi. Ainsi mourut Logan Fontenelle, le chef héroïque des Omahas. »
7 Juin. — Hartwood, M. de Cissey et moi, nous avons dîné aujourd’hui chez le directeur du fort, en compagnie de MM. Wyde, Sheppard et Butler. Pendant le repas nous parlâmes de la vie des prairies, des vicissitudes auxquelles les voyageurs et les chasseurs sont exposés en les parcourant. Notre hôte nous félicita d’être parvenus jusqu’au fort Laramie sans avoir eu maille à partir avec les Indiens, ce qui rendait notre voyage beaucoup moins pittoresque, mais infiniment plus agréable.
A ce sujet, M. Wyde nous raconta les aventures d’un de ses amis, nommé Baily, qui partit, il y a trois années, en compagnie de neuf autres personnes, du golfe du Mexique pour le Rio-Grande.
« Arrivé à Indianola, nous dit M. Wyde, la troupe s’adjoignit un individu du nom de Ross. On gagna ainsi la rivière Nuces, où l’on campa ; là devait commencer le désastre. Pendant la nuit les Indiens enlevèrent les mules. Toute la journée du lendemain se passa à poursuivre les voleurs. Lorsqu’au soleil couchant M. Baily et sa troupe les eurent enfin rejoints, ils n’en comptèrent d’abord que six, dont leurs carabines les débarrassèrent immédiatement. Mais la fusillade attira une bande de trois cents autres Indiens cachés dans les bois, et quelques minutes plus tard M. Baily survivait seul à ses compagnons. Les Indiens résolurent de le conserver prisonnier, et rétournèrent avec lui aux charriots de la petite troupe, qu’ils pillèrent de fond en comble. Ils purent s’approvisionner là de deux caisses de revolvers de Colt appartenant au gouvernement, et de vingt barillets de poudre.
» Après avoir dépouillé le prisonnier de tous ses vêtements et l’avoir attaché pieds et poings liés sur un cheval, la bande se dirigea vers son campement ordinaire, dans les monts Wichataw. Pendant onze jours, M. Baily dut supporter les douleurs atroces du mode de locomotion qu’on lui avait choisi.
» Après huit jours de repos au camp, une expédition fut résolue pour attaquer la première caravane passant sur la route de Santa-Fé. Trois jours d’affût s’étaient déjà écoulés inutilement, lorsqu’apparut un convoi de marchandises ; surpris à l’improviste, tous les blancs furent massacrés. Après cet exploit, les Indiens gagnèrent l’établissement de Kickapoo pour échanger leurs mules contre des chevaux, puis retournèrent aux monts Wichataw, emmenant toujours avec eux leur prisonnier.
» Dans le jour on l’entourait de très-près, et il passait la nuit les mains liées au moyen de lanières de peau à une branche d’arbre assez élevée, pour qu’à peine il touchât la terre. Le seul repos qu’il prenait consistait en quelques heures de sommeil pendant le jour. M. Baily fut témoin de cinq expéditions semblables. Dans la dernière, deux blancs furent faits prisonniers ; ils s’étaient vaillamment défendus jusqu’à ce que toutes leurs armes fussent déchargées, et avaient tué douze Peaux-Rouges. Aussi les Indiens assouvirent-ils leur vengeance par le supplice le plus barbare ; ils lièrent à un poteau les deux prisonniers, et les écorchèrent vivants. Ils forçaient en même temps M. Baily à regarder cette horrible scène, et lorsque l’horreur lui faisait détourner ou fermer les yeux, la pointe aiguë d’une lance ou d’une baïonnette l’obligeait à les rouvrir. Par un raffinement de cruauté, les Indiens prirent cette peau humaine, chaude encore et ruisselante de sang, pour en fouetter le visage de M. Baily, en lui disant que tel serait son sort s’il tentait de s’échapper.
» Pendant les trois nuits qui suivirent cette scène sauvage, on se contenta de garder le prisonnier sans l’attacher. Dans l’entraînement d’une grande danse guerrière qui eut lieu la quatrième nuit, on l’oublia même complètement. Mettant à profit cette circonstance favorable, M. Baily se glissa derrière la tente pendant qu’on dansait devant, autour du feu, et, sautant sur un cheval, il prit aussitôt la fuite. Son absence ne tarda pas à être remarquée. Après cinq jours d’une poursuite acharnée, les Indiens le rejoignirent d’assez près pour faire feu sur lui, ce qui l’obligea à descendre de cheval pour se jeter dans les montagnes. Heureusement il rencontra sur sa route une petite crevasse, offrant juste assez d’espace pour s’y glisser. Un jour et demi il demeura dans cette position, entendant autour de lui le pas des Indiens qui le cherchaient.
» Certain qu’ils l’avaient enfin abandonné, il sortit de la retraite et se dirigea en droite ligne sur Kickapoo, distant de six cents milles. Il mit un mois à faire la route, vivant de racines de bouleau, qu’il arrachait avec ses mains. De Kickapoo, où il put se refaire et se vêtir, M. Baily gagna en quatre jours le camp de Caickasaws, d’où il parvint chez les Choctaws, qui le reçurent parfaitement bien. Il traversa ensuite le pays des Shawnees et celui des Cherokees, pour atteindre de là le Missouri, à vingt milles au nord de Neosho, et enfin Saint-Louis.
» M. Baily fit ce long et pénible voyage de retour en deux mois, et constamment à pied. A part quelques déchirures aux mains, provenant des blessures de tomahawk, M. Baily semblait n’avoir souffert que des privations et de la fatigue. Pendant son séjour chez les Indiens, il était nourri de viande fraîche de cheval. Il parle les idiomes de plusieurs tribus, et m’a raconté que, dans une des expéditions meurtrières auxquelles on le forçait d’assister, la malle fut attaquée ; les cinq hommes qui la conduisaient furent tués, les Indiens ouvrirent les lettres, découpèrent les vignettes des billets et rejetèrent le reste. Ils gardèrent aussi tous les journaux ayant quelques gravures, laissant de côté ceux qui n’offraient point d’images. »
10 Juin. — Nous avons quitté ce matin le fort Laramie. Ce repos de quatre jours a complètement réparé nos forces, et nous sommes prêts à affronter de nouvelles fatigues, et, s’il le faut, de nouveaux dangers. Pendant notre séjour au fort, nous avons eu deux jours de pluie amenée par les orages qui s’amassent au-dessus des Montagnes-Noires, et rendent en toute saison les pluies fréquentes dans ces parages, tandis qu’elles ne tombent que rarement, et à des époques à peu près fixes sur les solitudes de la prairie. Notre route côtoie toujours la Nébraska, qui roule maintenant dans une vallée resserrée de tous côtés par des montagnes. A notre gauche s’élève cette partie des Rocky-Mountains, appelée les Montagnes-Noires. Le paysage a complètement changé d’aspect. Ce n’est plus la prairie avec ses îles de verdure ; le pays est sablonneux, la terre couverte d’artémises et de plantes odoriférantes, qui exhalent de pénétrantes senteurs de camphre et de térébenthine.
Aux derniers plans s’élèvent les Montagnes-Noires, formées en grande partie de grès, avec leurs pics déchirés et abruptes, souvent recouverts de pins et de cèdres, leurs insondables abîmes, leurs torrents écumeux. Déjà, pendant notre halte au fort, j’avais, au sommet de l’édifice, passé plus d’une heure silencieuse dans la contemplation de ces sombres masses, qui élevaient à quinze lieues de moi leurs pics dentelés, et souvent, tandis que le soleil inondait de ses rayons le fort et la plaine, de sombres vapeurs, recélant dans leurs flancs la tempête, obscurcissaient les Montagnes-Noires d’un voile mystérieux, que l’éclair déchirait par intervalles.
Toute cette région des Montagnes-Rocheuses est singulièrement redoutée des Indiens. Leurs superstitions en ont fait l’asile des bons et des mauvais esprits, qui s’y livrent des combats acharnés. Et plus d’une légende racontée au foyer du wigwam a pour théâtre les gorges des Montagnes-Noires. Une foule de phénomènes, inexplicables pour les Indiens, tels que orages subits, détonations mystérieuses, convulsions souterraines, gaz sulfureux, fontaines bitumineuses contribuent encore à augmenter la terreur des Peaux-Rouges.
Le 15 juin, nous avons franchi le passage appelé la Porte-du-Diable, et traversé pour la dernière fois la Nébraska. Le 16, nous passons avec assez de peine le Sweet-River, ou rivière d’eau douce, qui coule entre des rochers à pic de deux cents pieds de hauteur. Le 17, nous campons près du Roc-de-l’Indépendance, énorme roche isolée, qui s’élève comme un jalon gigantesque posé par la Providence sur la route de l’émigration. Le 21, nous atteignons la passe du Sud, dépression des Montagnes-Rocheuses, vaste plaine de quarante lieues d’étendue, qui monte en pente douce à une hauteur de sept mille pieds. Le 24, nous arrivons au sommet de ce plan incliné, et nous dominons tout-à-coup le versant occidental des Montagnes-Rocheuses, la partie du continent appelé le Grand-Bassin, et les terres immenses dont les fleuves courent vers l’Océan-Pacifique. Nous jouissons alors d’un magnifique spectacle.
A notre droite, la chaîne du Vent, l’arête la plus saillante des Montagnes-Rocheuses, dresse ses pics énormes couverts de neige, que domine encore le pic Frémont, le plus élevé de la chaîne, et qui mesure quatorze mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Plus près de nous, les monts Rattlesnake forment les premières assises de ce prodigieux entassement de montagnes. En face, à l’Ouest, la chaîne de la rivière Verte, puis au loin, bien loin, les immenses horizons des terres de l’Orégon et de l’Utah. Le sol que nous foulons est torréfié par le soleil qui, à cette saison, a déjà desséché les herbes et les plantes.
26 Juin. — Hier, nous avons campé dans un des sites les plus pittoresques qui se soient encore offerts à nos regards.
A quelques lieues de l’extrémité du col du Sud, la route se resserre brusquement, d’énormes roches couronnées de pins la surplombent à une hauteur de mille pieds. Ce défilé se prolonge pendant un mille environ. A cette distance, la muraille de rochers s’entrouvre tout-à-coup, et laisse apercevoir une profonde vallée, ou plutôt un ravin d’une grande étendue, au fond duquel roule et bondit un ruisseau torrentueux. Une forêt d’énormes pins couronne l’extrémité des rochers, et descend, sauvage, échevelée, dans les profondeurs de cet immense câgnon, où les rayons du soleil pénètrent à peine, excepté à l’heure où l’astre est au sommet de sa course. Dans les autres moments de la journée il y règne un demi-jour contrastant avec la vive lumière qui dore le sommet du ravin. La nuit, les rayons de la lune y pénètrent encore plus doux et plus voilés. Des quartiers de roc, des pics déracinés ont roulé des hauteurs au fond de cette vallée. De temps en temps, pendant le jour, de grandes ombres passent sur les rochers : ce sont des aigles et des vautours à large envergure, qui tracent leurs cercles immenses au-dessus de cette nature sauvage ; en un mot, c’est un paysage de Salvator Rosa, avec les proportions et les couleurs étranges que revêt la nature américaine.
C’est dans le proscénium de ce sombre théâtre que notre camp est établi. Deux énormes feux, où brûlent des sapins entiers, combattent l’humidité de la nuit, et éloignent les ours gris, nombreux dans celte partie des Montagnes-Rocheuses. La flamme colore de teintes sanglantes les rochers, la sombre verdure des pins, et donne au paysage un aspect fantastique.
Après le souper, M. de Cissey se lève, comme frappé d’une idée subite, et se dirige vers son charriot ; il en rapporte bientôt un excellent violon d’Amati, et il en tire quelques accords. Aussitôt toutes les conversations cessent, les groupes sont rompus, un cercle compact et attentif se forme autour de M. de Cissey, qui, monté sur un quartier de roche, prélude en artiste consommé. Bientôt, au milieu du silence de la nuit, les admirables motifs de la création d’Haydn font vibrer les échos des Montagnes Rocheuses, puis deux morceaux de la Favorite, et enfin le prélude de Bach viennent tour-à-tour charmer nos oreilles.
Qu’on se représente, au milieu de l’imposant paysage que j’ai décrit, tous ces hommes aux vêtements étranges, aux visages bronzés et couverts de longues barbes, écoutant, recueillis et comme fascinés, ces suaves accents, tandis qu’une dizaine d’Indiens Cherokees, qui font route avec nous depuis le fort Laramie, pittoresquement groupés dans leur costume aux vives couleurs, regardent, dans une extase impossible à décrire, le violon merveilleux, auquel ils sont près d’attribuer une divine origine. Qu’on décuple encore, par l’effet de ce majestueux théâtre, cette puissance de l’artiste, qui attache, pour ainsi dire, à son magique instrument les esprits et les cœurs de ceux qui l’écoutent, et l’on aura une faible idée de ce concert inouï, donné dans la nuit, devant un parterre de trappeurs et de sauvages, dans une gorge des Montagnes-Rocheuses, à cinq cents lieues de toute civilisation.
27 Juin. — Nous descendons le versant occidental des Montagnes-Rocheuses, et nous faisons notre première halte au point où la route se bifurque. De là, trois chemins s’offrent à nous pour gagner la Californie par le nord-ouest, l’ouest et le sud.
Celui du nord-ouest se dirige vers le fort Hall, dans l’Orégon, côtoie pendant cent cinquante lieues la branche sud de la rivière Columbia, traverse le territoire des Indiens Shoshones ou Serpents, les Montagnes-Bleues jusqu’au fort Walla-Walla, sur les limites du territoire de Washington ; de là, inclinant directement à l’ouest, il suit de nouveau la vallée de la Columbia jusqu’à Portland, dans l’Orégon, et redescend brusquement sur San-Francisco, par Salem et Marysville, en suivant la fertile vallée du Sacramento.
Le sentier de l’ouest se dirige, en traversant la rivière Verte, sur le grand Lac-Salé ; à cinquante lieues du lac il se bifurque au fort Bridgers. Sa branche ouest suit la direction du nord pendant une centaine de lieues, en côtoyant la rivière de l’Ours, affluent du Lac-Salé. A vingt lieues du fort Hall, elle incline à l’Ouest, s’élance hardiment à travers les solitudes immenses qui séparent le Lac-Salé de la Californie, franchit les montagnes de la rivière Humboldt, suit pendant deux cents lieues la vallée de ce dernier cours d’eau, et passant entre les bassins du lac Pyramide et du lac Mud, tourne l’extrémité nord de la Sierra-Nevada, et redescend sur San-Francisco par la vallée du Sacramento.
Enfin, la branche du sud gagne la cité du grand Lac-Salé, à travers les monts Wasatch, descend directement au sud par le lac Utah, Fillmore-City, le territoire des Indiens Pah-Utah ; elle coupe l’extrémité nord-ouest du Nouveau-Mexique par les Vegas de Quintana, pénètre en Californie par la vallée de la rivière Mohave, la Passe-Walker, et remonte sur San-Francisco en côtoyant la Sierra-Nevada par Woodville, Washington-City et Stockton.
La seconde de ces trois voies, et la plus courte, est suivie de préférence par l’émigration ; les fertiles vallées et les riches pâturages de la rivière Humboldt offrant plus de ressources au voyageur que les déserts de l’Orégon, les brûlantes solitudes du Nouveau-Mexique et de la rivière Mohave. Nous devons prendre la route de l’Orégon, quoique la plus longue, les instructions de MM. Wyde, Butler et Sheppard les appelant dans les Etats de Washington et d’Orégon, en ce moment l’objet d’une vive attention de la part du gouvernement américain.
Nous nous dirigeons par le fort Bridgers vers la cité du grand Lac-Salé ; nous séjournerons huit jours chez les Mormons et regagnerons ensuite l’Orégon, en suivant la vallée de la rivière de l’Ours.
2 Juillet. — Depuis cinq jours, nous marchons dans la plaine. Ce soir, le fort Bridgers nous offre l’hospitalité, nous avons vu descendre peu à peu à l’horizon les hauts pics couverts de neige des Montagnes-Rocheuses, tandis que la chaîne des monts Wasatch, celte énorme barrière qui semble défendre les approches du grand Lac-Salé, apparaissait à son tour dans son imposante majesté.