Une année au désert : $b Scènes et récits du Far-West américain
CHAPITRE XII.
UN HIVER SUR LE LAC BIGLER (SIERRA-NEVADA).
L’habitation d’un trappeur. — Une chasse aux Indiens. — Hans Rubner. — L’arbre et son fruit, épisode d’une chasse à l’Ours gris.
En arrivant à San-Francisco, je trouvai des lettres qui me rappelaient en France. Je dus, en conséquence, abandonner mon projet de visiter une partie du Nouveau-Mexique. Je renonçai d’autant plus facilement à cette portion de mon itinéraire, que j’avais appris, quelques jours auparavant, à Marysville, qu’on redoutait un soulèvement général des tribus indiennes, depuis le lac Pyramide jusqu’à la rivière Mohave. On parlait même d’une alliance entre ces peuplades et les Navajoes, qui habitent les immenses solitudes au nord du Nouveau-Mexique. Les établissements de la rivière Carson étaient assez sérieusement menacés pour que l’on parlât à San-Francisco d’organiser des corps volontaires destinés à secourir les colons de Carson-Valley. Depuis plusieurs mois déjà, des symptômes de guerre étaient apparus par le pillage et l’incendie de quelques habitations isolées et l’assassinat des courriers de la malle des Etats-Unis.
J’arrêtai donc mon passage sur le steamer de la compagnie de transit le Montézuma, pour prendre terre à Panama, traverser l’isthme et m’embarquer à Chagres pour New-York, d’où je regagnerais l’Europe. C’était un voyage de deux mois et demi environ.
Le surlendemain de mon retour à San-Francisco, j’entendis frapper de bon matin à la porte de ma chambre, et j’éprouvai un certain étonnement en voyant entrer Hartwood, que je croyais encore dans la vallée de Carson. Il m’apprit que depuis le mois d’octobre, époque à laquelle il nous avait quittés, il avait fait beaucoup de chemin, et qu’en ce moment il revenait de la rivière Frazer.
— Vous savez, dit-il, qu’en vous quittant, il y a neuf mois, j’avais l’intention de passer l’hiver auprès du lac Bigler, où s’était établi un Canadien français, de mes amis, nommé Lefranc, avec lequel je m’étais lié lorsque nous explorions la Sierra-Nevada dans la troupe du colonel Frémont. Je parvins chez lui dans les premiers jours de novembre. A mon arrivée, je trouvai mon ami Lefranc assez bien installé dans une maison en bois, qu’il s’était construite non loin du lac.
Là, comme le terrain n’appartenait à personne, si ce n’est peut-être aux Indiens, propriété dont on s’inquiète d’ailleurs assez peu, Lefranc s’est adjugé six cents acres d’excellentes terres et pâturages, où les bois n’existent que pour l’ornement, c’est vous dire qu’il n’a point eu à perdre de temps à défricher et à sarcler son domaine. J’y ai trouvé en arrivant trois cents têtes de bestiaux, une cinquantaine de chevaux, et douze domestiques, que j’appellerai plutôt des engagés, tous gaillards solides et éprouvés, auxquels les Indiens et les ours gris ne font pas peur.
L’habitation de mon ami Lefranc, dont les pins et les cèdres ont fait tous les frais comme matériaux, est solidement construite au bas d’une vallée qui aboutit au lac, et protégée des vents froids de la Sierra par une muraille de rochers de quatre cents pieds de hauteur, garnie au sommet d’énormes pins. Cette maison peut résister à l’attaque de deux mille Indiens. Il faudrait le canon pour l’entamer, à moins que ces diables rouges ne se décidassent à y mettre le feu, ce qu’ils pourraient toujours faire par des moyens à eux, malgré les treize bons rifles qui la défendent. Elle est vaste, avec de bons hangars pour les chevaux, et de bons logements pour les hommes.
Derrière les palissades de clôture s’étendent pendant l’été de vastes champs de pommes de terre, un peu de maïs, de l’orge, du blé, qui poussent là, comme si Dieu les avait bénis. Le lac fournit à Lefranc de magnifiques saumons, la campagne lui donne d’excellent gibier, beaucoup de daims et de cerfs, quelques bisons au mois de juillet, et quand il lui plaît de manger un jambon d’ours noir, la forêt n’est pas loin. Quelquefois même les jambons viennent au-devant de lui, apportés par leurs propriétaires, qui veulent tâter des ruches à miel. Bref, mon ami Lefranc serait le plus heureux homme du monde, si ces maudits Indiens le laissaient tranquille.
Quelques jours après mon arrivée, je lui ai donné un bon coup de main pour châtier cette vermine, qui devenait par trop entreprenante.
Je vous ai dit que Lefranc avait trois cents têtes de bétail. Tout cela vit et couche en plein air, le plus souvent à la garde de Dieu. Avant l’automne, cent cinquante sur trois cents sont abattues, la viande salée ou boucanée, les peaux passées à la cendre. Tout cela prend le chemin de San-Francisco ou des Etats-Unis. Mais les cent cinquante bêtes qui restent comme reproducteurs ne pouvant être mises suffisamment à l’abri pendant l’hiver, sont exposées aux déprédations des Indiens, à court de gibier pendant cette saison.
Or, un jour, après le repas de midi, un engagé accourut pour nous annoncer que onze vaches et un taureau avaient été emmenés par une troupe d’Indiens, à son nez et à sa barbe, dans la direction de la montagne. Nous prîmes six hommes avec nous et nous partîmes immédiatement. Nous arrivâmes à la montagne, une heure avant le coucher du soleil. Le temps était froid ; la neige tombait déjà sur les hauts plateaux de la Sierra. Nous avions suivi sans peine les traces des ravisseurs, le corps du délit ne pouvant se dissimuler facilement. Nous passâmes la nuit au pied d’un rocher, sans allumer de feu, n’ayant pour nous réchauffer que du rhum, et pour souper de la viande fumée.
Le matin, avant qu’il fît jour, nous tombâmes à l’improviste sur nos voleurs, qui n’étaient encore qu’à moitié chemin de leur village. Ils étaient au nombre de trente environ. En un moment, nous en eûmes dépêché sept, les autres ne demandèrent pas leur reste ; ils détalèrent en abandonnant leur proie. Nous craignions bien de leur part un retour offensif à un certain endroit où nous étions contraints de passer par un défilé fort étroit, et où ils eussent pu nous assommer à coups de rochers. Mais ils se tenaient sans doute pour convenablement étrillés, car ils ne jugèrent pas à propos de nous jouer ce tour. Je ne fus pas fâché de cette petite expédition, j’avais besoin de me refaire la main à l’endroit des Peaux-Rouges.
Une semaine après cet accident, la neige tomba en abondance, et nous confinait souvent à l’habitation. Mais au premier rayon de soleil, nous partions en chasse, et il n’y avait pas besoin d’aller bien loin, car le lac regorgeait de sauvagines, tandis que dans la forêt l’ours noir dormait au gîte, où nous le tuions quelquefois le nez dans sa fourrure.
Vous m’avez dit souvent que vous désiriez chasser l’ours gris. Mais je ne vous souhaite pas de vous trouver dans une position semblable à celle de ce pauvre Hans Rubner, pendant mon séjour au lac.
Hans Rubner est un Allemand d’une cinquantaine d’années, émigré fort jeune en Amérique avec ses parents, et qui depuis quinze ans s’est attaché à Lefranc et l’a accompagné dans toutes ses expéditions. Au lac Bigler, il est le majordome de l’habitation ; et son maître a en lui la plus entière confiance, justifiée d’ailleurs par le courage et l’intelligence de ce brave garçon. Hans Rubner a une abondante chevelure, une barbe épaisse, laissant cependant apercevoir une bouche meublée de dents blanches, qui, lorsqu’elle rit, se fend jusqu’aux oreilles ; de petits yeux ronds de couleur grise et toujours en mouvement. Au demeurant, il est taciturne, aussi sobre de gestes que de paroles. Toute l’activité de sa personne semble s’être concentrée dans ses yeux. J’ai voulu vous dépeindre ce garçon, afin que vous puissiez mieux apprécier sa mine grotesque dans l’anecdote suivante :
Au commencement de mars, la neige ayant disparu dans la plaine sous les rayons d’un soleil plus chaud, l’herbe commença à pousser, et les bestiaux furent conduits aux pâturages. Un jour, en leur faisant sa visite quotidienne, Hans s’aperçut de la disparition d’un jeune taureau. Après quelques recherches, on trouva l’animal à moitié dévoré dans un ravin. D’après les traces laissées sur la terre humide, il reconnut facilement que le meurtrier était un ours gris de la plus forte taille. En suivant avec soin la piste, il fut conduit à cinq milles dans la Sierra, auprès d’un massif de rochers qui recelaient évidemment la tannière du Grizzly. Il nous raconta l’évènement le soir même, et nous décidâmes que, sans tarder, nous irions le lendemain dénicher cet incommode voisin.
En effet, le lendemain nous partîmes avec Hans. Arrivés au lieu désigné, nous examinâmes avec soin le massif de rochers. Partout où il y avait de la terre ou du sable, les traces étaient visibles ; la masse rocheuse se reliait à d’autres parties de la montagne par un col étroit qui fut d’abord visité avec soin et ne nous offrit aucune retraite capable de recéler le maraudeur. C’était donc dans le massif principal que nos recherches devaient être circonscrites. Des gradins naturels conduisaient à une trentaine de pieds en haut des rochers. L’animal pouvait avoir son repaire dans la partie élevée. Hans fut chargé de l’explorer, tandis que nous nous réservions les autres points. Si Hans découvrait quelque chose, il devait nous avertir et nous accourions de suite à son aide.
Au bout de cinq minutes, nous trouvâmes entre deux roches une excavation qui, au premier abord, semblait n’avoir point de profondeur. Mais à peine y était-on engagé qu’elle tournait brusquement et offrait un long couloir qui paraissait se diriger par une pente rapide vers le haut du rocher. Nous nous concertions à voix basse, lorsque nous entendîmes tout-à-coup deux coups de feu et des rugissements, qui nous annonçaient que Hans était aux prises avec l’animal.
En deux sauts, nous fûmes en haut des rochers et nous trouvâmes le pauvre Rubner dans une position où il faisait une si drôle de mine, que j’en riais de bon cœur en épaulant mon rifle. Jugez-en.
Hans était ait occupé à examiner les lieux, quand il entendit souffler derrière lui. D’une cavité qu’il n’avait point encore aperçue sortait un ours monstrueux qui se dirigeait vers lui. Rubner lui envoya ses deux coups de feu en plein poitrail. Mais l’animal continua à marcher sur lui, suivi bientôt d’un ours femelle. Ce monsieur venait de prendre femme et c’était probablement à célébrer les noces qu’avait servi le taureau de mon ami Lefranc.
Que pouvait faire le pauvre Hans. Il n’avait pas de revolver, et il savait que, les recevoir avec son bowie-knife, ce serait exactement comme s’il grattait à coups d’épingles le dos d’un buffalo. Il jeta donc son arme, et tourna les talons. Heureusement pour lui que, à cinq pas de là, poussait entre deux roches, un jeune pin dont la foudre ou le vent avait brisé la tête à une quinzaine de pieds du sol, en laissant trois ou quatre branches presque dénudées, ce qui lui donnait l’aspect d’un juchoir à poules. Hans y monta rapidement, si haut qu’il put monter, comme chantent encore les gamins français au Canada.
Il était temps, madame et monsieur arrivaient au même instant au pied de l’arbre, et je ne répondrais pas que le talon gauche de Rubner, un peu en retard dans le mouvement, n’ait reçu à travers son gros soulier une bonne estafilade. Mais enfin Hans était à peu près à l’abri ; car vous savez que les ours gris ne montent point aux arbres.
Quand nous arrivâmes, Hans était à cheval sur la dernière branche, embrassant vigoureusement le tronc, tandis que les deux bêtes enragées, debout contre l’arbre, le secouaient comme un prunier, et de temps en temps allongeaient à leur gibier de vigoureux coups de patte qui passaient à peu de distance de ses souliers. Debout, l’ours mâle avait bien huit pieds de haut, et quand il allongeait la patte, il fallait encore compter deux pieds en plus. Si nous n’étions pas arrivés lestement, ils n’auraient pas tardé, je pense, à jeter bas l’arbre et son fruit. Mais nous rétablîmes de suite les affaires du pauvre Rubner. D’abord, au moment où j’ajustais le mâle, il s’abattit lourdement. Il était mort des deux balles de Hans. Nos quatre coups de feu arrivèrent presque en même temps sur la femelle, dont un, si bien ajusté derrière l’oreille, que la bête battit un moment l’air de ses deux pattes, et tomba sans vie.
Quand l’affaire fut terminée, mon ami Lefranc et moi, en voyant la mine effarée de Hans et sa position sur le sapin, où il ressemblait à s’y méprendre à un singe, nous partîmes tous deux d’un formidable éclat de rire, que nous calmâmes avec beaucoup de peine, et dont j’ai maintenant encore une légère réminiscence.
En effet Hartwood riait en se tenant les côtes, de manière à me dérider moi-même.
Quand cette hilarité fut apaisée, il reprit :
Nous dépouillâmes les deux animaux, et Lefranc me fit présent de la peau de l’ours mâle. Depuis trois mois, elle m’a servi de lit de camp. Je l’ai apportée à San-Francisco, et je vous prierai de l’accepter comme un souvenir des heures que nous avons passées ensemble au désert, et un témoignage d’affectueuse gratitude.
Je serrai la rude main du trappeur, en l’assurant que rien ne pouvait m’être plus agréable ; et le priai d’accepter en échange ma carabine Devismes, dont il avait apprécié plus d’une fois la précision et la longue portée.
— Mais, lui dis-je, comment avez-vous été amené à faire un voyage à la rivière Frazer.
— Si Lefranc, reprit-il, est devenu assez riche pour fonder une habitation, avoir des gens à lui et acheter des bestiaux, ce n’est pas en travaillant comme je l’ai fait presque toute ma vie pour le compte des autres, ou en chassant et trappant tout seul ; métier où j’ai péniblement amassé en une vingtaine d’années cinq ou six mille dollars. Mais Lefranc a quitté le colonel Frémont en Californie, et a gratté par-ci par-là, et dans un bon moment, l’épiderme de la terre de l’or. En deux années, il a amassé soixante mille dollars, tandis que Hans commerçait pour le compte de son maître, en vendant aux émigrants, sur les placers, les objets de première nécessité ; et dans un temps pareil, c’est-à-dire, il y a huit ans, lorsqu’on se mettait à deux pour faire une fortune, cela allait quelquefois vite.
Or Lefranc, qui depuis quelque temps, entendait les allants et venants parler du Frazer, mourait d’envie de voir ce nouveau pays. Quant à moi, je l’avais parcouru en partie, comme attaché à la compagnie américaine des fourrures. Notre réunion imprévue lui paraissait une excellente occasion pour faire le voyage, et il fit tant que je me laissai aller d’autant plus facilement, que MM. Wyde, Sheppard et Butler m’avaient donné congé jusqu’au mois d’août, époque où nous devions reprendre par une autre route le chemin de Saint-Louis en Missouri.